Une noisette, un livre
Les hommes incertains
Olivier Rogez
« Nous
sommes en 1989, l’été a laissé place à l’automne et les premiers froids rôdent
sur les plaines sibériennes. A des milliers de kilomètres de là, le mur de
Berlin se réchauffe, s’apprêtant à tomber tel un morceau de banquise arraché
par les cours tumultueux de l’histoire ».
L’empire
soviétique s’effondre, la Russie va renaître de ses cendres, ou du moins, un
vent d’espoir souffle à déglacer Iakoutsk en plein mois de janvier. Après le
mur de Berlin, c’est toute la muraille virtuelle du bolchevisme qui va se
fissurer, se rompre avec secousses et fracas. Dans ce tremblement politique du
vingtième siècle, le journaliste Olivier Rogez nous entraîne au cœur de Moscou avec son œil
de grand reporter et sa plume de romancier en mêlant avec délice et ingéniosité
géopolitique et personnages fictifs.
Les
premières pages débutent en Sibérie avec Anton et son père Dimitri. Anton,
grand rêveur et doté d’une grâce italienne souhaite partir pour s’affirmer,
faire sa vie, il sent qu’il est doté de forces étranges et qu’il a destin à
jouer. Malgré tout l’amour qu’il porte à son père, il partira à Moscou mais
avec la protection du frère jumeau de son paternel, le colonel Iouri Nesterov,
haut responsable du KGB. Ce dernier est une sorte de guépard à la russe,
intègre mais incertain, incertain sur le passé, le présent et l’avenir ;
on se remémore le livre (et le film) sur cette Sicile de Lampedusa qui doit
basculer d’un ancien ordre à un nouveau mais peut-être « tout changer pour
que tout demeure ».
C’est
qu’en plus d’être lucide, Iouri semble très séduisant, tant pas sa prestance
que par cette humanité dans un pays où l’humain n’a guère trouvé sa place. Il
va veiller sur son neveu comme du lait sur le feu, comme l’innocence (dans
toute sa noblesse du terme) sur le brasier de la perestroïka.
Anton
va faire connaissance avec la peintre Helena, compagne de Iouri, avec la
mystérieuse Aliona dotée de talents divinatoires et d’un étrange personnage,
quasi mystique, un « starets » qui aurait pour nom Volodia (subtil
clin d’œil à Anton Tchekhov) avec un passé aussi étrange que flamboyant, aussi
dramatique que magnifique.
S’ajoute
une galerie de communistes en perdition et de mafieux en espérance ; tous
agissant dans un souterrain plus ou moins visible, plus ou moins glauque, où personne ne peut
faire confiance à personne, où l’idéologie politique va progressivement laisser
place à la puissance financière.
Deux
autres noms apparaissent comme des ombres chinoises, protagonistes de cette
nouvelle Russie naissante : Mikhaïl Gorbatchev et Boris Eltsine, un
« je t’aime moins non plus » qui marquera les années 90 à jamais, de
l’Atlantique à l’Oural. Et bien au-delà.
Que
va devenir Anton, ce jeune idéaliste ? Et Iouri, avec le démantèlement du
bloc soviétique ? Qui survivra ? Qui se transformera en Icare ?
Une roulette russe dans l’incertitude humaine…
Ce
roman est une formidable opportunité pour se replonger dans cette période
charnière de l’histoire contemporaine, et, un brillant kaléidoscope sur la
réalité du communisme et de sa chute. Brillant mais également féroce, rien de
« potemkineste » juste un regard sans concession sur l’hypocrisie des
apparences, la dichotomie entre le peuple et le pouvoir et la complexité des
manœuvres politiques. Le sujet n’est pas nouveau mais le romanesque de la trame
le transforme en inédit. Une adaptation sur grand écran ferait d’ailleurs
merveille.
Quant
aux coulisses du KGB et autres services secrets, c’est une impression
particulière qui saisit le lecteur même averti. Est-ce la fluidité de la
narration ou bien la savante combinaison (je ne parle pas de lingerie féminine)
entre réalité et fiction ? On imagine chaque officier sur la scène du
Bolchoï dansant sur le long fil des directives soviétiques, s’obligeant à des
arabesques périlleuses, faisant croire qu’ils avancent en faisant des pointes
alors qu’ils préparent déjà la valse pitoyable des ogres, un ballet sans
cadence rythmé simplement par l’orgueil, la vanité et l’instinct de survie. Jusqu’au
jour où le rideau va tomber…
Passion
et corruption, amour et désamour, une formidable saga dans la pure tradition
des drames russes, ces récits empruntés à l’histoire où chaque évènement
n’obéit qu’à un déterminisme inéluctable. Mais où la beauté demeure dans les
méandres enlacés de l’aube et du crépuscule.
« Les mots sont
importants lorsqu’on se quitte, ils résonnent comme le tocsin au loin et
permettent de retrouver son chemin dans le noir de la mémoire ».
« Il ne se sent pas
du tout à l’aise dans cette ville où les pénuries et la pauvreté endémique ont
réduit les rapports sociaux à des rapports marchands. Si la faim transforme les
hommes, il découvre aussi qu’elle débouche parfois sur une étrange boulimie.
Comme celle qui s’est emparée de Lena. Depuis quelque temps, elle ne parle plus
qu’argent, vente de tableaux, vernissages et galeries ».
« Le Secrétaire
Général qui veille là-bas, de l’autre côté du fleuve, à l’abri de ses remparts,
est-il conscient que sa peau se joue en cet instant précis dans les rues
d’Allemagne ? Comprend-il que s’il se retourne pour regarder son Eurydice
devenue inatteignable, il connaîtra le destin d’Orphée ?
« Le sentiment de gêne
qui s’empare de Iouri est si puissant qu’il pourrait stopper net les flots
noirs de l’Elbe qui coule à quelques centaines de mètres de la base. Il baisse
la tête et laisse échapper un soupir d’impuissance. Une armée défaite sans
avoir combattu est déjà une chose déprimante, mais une armée prolétarisée,
réduite à mendier son billet de retour à la maison est un véritable motif de
suicide ».
« Aujourd’hui j’ai
compris qu’un homme ne se définit pas seulement par son identité, et qu’il peut
même vivre heureux et accomplir son destin sans porter le nom que ses parents
lui ont légué ».
« Quelle force du
monde est à l’œuvre et joue ainsi avec les hommes et leur destin ?
Existe-t-il un plan céleste, dont il ne comprend pas encore le but, mais qui
pourrait révèler son incroyable ampleur ? »
Les hommes incertains –
Olivier Rogez – Editions Le Passage – Août 2019
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