lundi 28 décembre 2020

 

Une noisette, un livre
 
L’espion et le traître
Ben Macintyre

 


L’espionnage fait partie des plus vieux métiers du monde. En 1825 avant J.C., Ramsès avait déjà élaboré de fins stratèges d’espionnage et de contre espionnage, comme révéler à l’ennemi des fausses informations.  Dans l’empire romain sous Domitien, les « frumentarii » participaient aux services secrets pour renseigner l’empereur. La légende raconte qu’un « frumentarius » arriva à retrouver au III° siècle l’évêque d’Alexandrie Denys et à le faire arrêter. Bien plus tard, Napoléon disait qu’un « espion bien placé vaut mille combattants ».

Parfois détestés, parfois adorés, disons tout de suite que les espions ne restent pas inaperçus dans la mémoire collective : héros de la Grande Histoire ou pitoyables traîtres, ils passent pour des menteurs avec un art du double discours à faire pâlir la plus habile des langues de bois. L’historien et journaliste Ben Macintyre s’est penché sur l’un des  personnages les plus emblématiques dans les relations est/ouest du vingtième siècle : Oleg Gordievsky.

Gordievsky est né en 1938 à Moscou dans une famille liée au pouvoir soviétique, son père étant un officier du KGB. Sa mère, bien que croyante, suivait le concept idéologique de son mari bien que des doutes s’infiltraient en son for intérieur. C’est donc naturellement que le jeune Oleg s’oriente vers les services secrets d’autant que son frère a déjà rejoint les rangs du service soviétique du renseignement. Travailleur, brillant, polyglotte, il franchit rapidement les étapes jusqu’à obtenir en 1963 un poste à l’ambassade soviétique de Copenhague. Ce pied dans un pays de l’Ouest va progressivement faire basculer les sentiments de Gordievsky envers les dirigeants de sa nation, d’autant plus qu’il était à Berlin lors de la construction du mur en 1961. Il prend goût aux écrits interdits et à la musique classique occidentale. Et à la liberté qui semble s’épanouir dans les démocraties européennes. Ce sentiment se décuplera en 1968 lors des événements de Prague et c’est progressivement qu’il va travailler pour les services britanniques du M16, d’abord lors d’un premier contact lors de son affectation au Danemark, puis de façon spectaculaire lorsqu’il obtiendra un poste à l’ambassade de Londres. Double langage, double jeu, espion pour l’Ouest, traître pour l’Est, jamais Gordievsky ne faiblira et gardera seul son secret, refusant d’avouer à sa deuxième épouse et mère de ses deux filles – qui travaille pour le KGB – qu’il est passé de l’autre côté du mur. Mais, les agents doubles existent des deux côtés et un certain Aldrich Ames va mettre la puce aux grandes oreilles de Moscou… l’opération PIMLICO démarre.

Cette biographie c’est un roman, c’est un film. C’est du John le Carré à la sauce hitchcokienne ! Malgré la complexité de l’histoire et la quantité d’acteurs qui s’agitent de Moscou à Washington en passant par Londres et autres points stratégiques, la lecture se déroule comme un long tapis rouge sans jamais savoir où la course se termine tant la réalité dépasse la fiction. Qui dit biographie dit radiographie et c’est un scanner livresque qui passe au rayon X l’histoire soviétique, de Staline jusqu’à la perestroïka de Gorbatchov. Avec des tacles qui ne sont pas loin d’être toujours d’actualité. L’auteur n’oublie pas de mettre en lumière toutes les ombres s’engouffrant dans l’âme de Gordievsky, aussi bien son exil définitif que les difficultés intimes liées à ses mensonges permanents auprès de son entourage le plus proche. Pourtant il aimait Leïla Aliieva mais son métier est resté au-dessus de l’amour. Espionnage et trahison sur toute la gamme.

Sueurs garanties pour cet espion qui venait du froid.

« Dans l’espionnage comme en amour, une certaine distance, un léger doute, une tiédeur apparente peuvent stimuler le désir. Pendant les huit mois de frustration qui suivirent le déjeuner à l’hôtel Osterport, l’enthousiasme de Gordievsky ne cessa de grandir ».

« On attribua à Lénine l’invention du terme « idiot utile », poleznyi dourak en russe : il décrit une personne qui peut être utilisée pour diffuser de la propagande sans en être consciente ou pour servir les intérêts d’un manipulateur ».

« La paranoïa est la fille de la propagande, de l’ignorance, du secret et de la peur. L’antenne de Londres [ambassade soviétique] en 1982 était un des lieux les plus paranoïaques du globe. Une organisation souffrant d’un état d’esprit d’assiégé qui ne relevait en fait que du pur fantasme ».

« Dans un organisme vertical et veule, une chose est plus dangereuse que de révéler sa propre nullité : attirer l’attention sur la stupidité de son supérieur ».

« Les faucons de Washington alimentaient les faucons du Kremlin qui voyaient venir la fin du monde ».

« Fou de rage et humilié, ignorant encore comment Gordievsky s’y était pris, le KGB se lança dans une campagne de désinformation, de « fake news ».

L’espion et le traître – Ben Macintyre – Traduction : Henri Bernard – Editions Pocket – Août 2020

mardi 22 décembre 2020

 

Une noisette, un livre
 
Les protégés de sainte Kinga
Marc Voltenauer

 


Il serait bien réducteur et simpliste de dire que cette nouvelle enquête de Marc Voltenauer via son inspecteur Andreas Auer ne manque pas de sel. Car elle ne manque pas non plus d’épices explosives et autres ingrédients gustatifs pour faire ce de thriller psychologique un plat de choix ; si l’œuvre de l’écrivain suisse commence à prendre de l’épaisseur, cet opus est encore plus réussi que les précédents, véritable chevauchée fantastique au cœur des Alpes et les profondeurs des âmes humaines.

Deux siècles séparent deux évènements : l’arrivée en 1826 d’un juif polonais à Bex pour travailler dans les mines de sel, et, dans les années 2010,  une  prise d’otages – des élèves d’une classe de l’enseignement secondaire et les membres d’un groupe identitaire –  dans ces mêmes mines par un étrange personnage apparaissant sous les traits de Charlot. Apparemment rien ne peut présager que le deuxième est source du premier. Pourtant c’est ce que devra tenter d’élucider l’inspecteur Andreas Auer avec l’équipe mise en place pour négocier avec les terroristes et libérer les captifs. Quel est ce sibyllin Charlot qui au fur et à mesure ne semble pas correspondre à l’habituel profil des preneurs d’otages et qui forcerait presque l’empathie, notamment pour le négociateur en chef, Bakary ?

J’ignore où Marc Voltenauer puise son imagination mais le résultat est à vous couper la noisette ! D’une base qui s’avère classique – une prise d’otages - l’auteur transforme ce thriller en un condensé d’histoire et de psychologie, mettant en scène une myriade de personnages qui pourtant n’apparait jamais de trop, tous s’entrecroisent, du dix-neuvième au vingt-et-unième siècle.

Si les thrillers conventionnels m’ennuient ou m’horripilent lorsque l’hémoglobine coule à flots, autant ceux qui englobent autre chose qu’une simple enquête ou un chemin meurtrier d’horreurs me captivent. « Les protégés de sainte Kinga » est une descente historique dans ces mines de sel de Bex, un diaporama souterrain du travail des mineurs d’hier et d’aujourd’hui avec une multitude de thèmes qui ne peuvent qu’interpeler le lecteur : l’antisémitisme et le racisme sous toutes ses formes, l’homophobie, l’exil, l’extrémisme politique et les identitaires, la religion. Sans oublier l’hommage à Charlie Chaplin… Avec une écriture impeccable et un travail impressionnant de recherches Marc Voltenauer posent des mots comme des molécules chargées de transmettre des messages presque codés dans nos esprits pour dénoncer l’intolérance, la bureaucratie et apporter un noyau de tolérance dans nos petites cellules crises. Mais pour combattre les grandes causes, jusqu’où peut-on aller ? Si chacun endosse le costume de justicier, le risque est de tomber dans le même piège que celui que l’on combat avec la possibilité d’un mélange cacophonique ne faisant qu’un terrain de paradis pour les assassins.

Oscillant entre deux périodes, l’histoire met en relief que les événements d’aujourd’hui puisent très souvent dans les sources du passé, que les gènes sont transmissibles et que rien n’efface les blessures du temps. Tout se retrouve, tout s’enchevêtre à l’instar d’un immense ordinateur s’infiltrant dans les profondeurs des toiles humaines. Et rien de plus efficace qu’un Andreas Auer pour décrypter et nous emmener sur les hauteurs du frissonnement des âmes.

Ah j’oubliais, comme dans la Chauve-Souris et les invités du prince Orlofsky, une guest-star fait son apparition, tel un entracte avec le plus noble des mousquetaires, je nomme Alexandre Dumas !

Le sel de la terre en un roman…

Les protégés de sainte Kinga – Marc Voltenauer – Editions Slatkine & Cie – Octobre 2020

samedi 19 décembre 2020

 

Une noisette, un livre
 
J’irais nager dans plus de rivières
Philippe Labro
 


Nage libre avec Philippe Labro. L’homme se dévoile dans les flots d’une vie riche mais pas forcément celle d’un long fleuve tranquille ; les courants bienveillants, les surprises en cascades mais aussi les turbulences du corps et de l’âme. Pour lui, mais principalement pour celles et ceux qui ont croisé sa route et qui ont semé des petits cailloux. Petits cailloux devenus grands et qui s’érigent en une montagne avec une avalanche de souvenirs qui, se transformant en encre, vont couler doucement dans les veines d’un livre qui semble palpiter dès qu’on le touche.

De confidences en confidences, d’anecdotes en anecdotes et… de citations en citations, Philippe Labro en parsèment tout le long de son récit et même le titre en est une. Mais le plus important est ce diaporama qui défile sur plusieurs décennies pour célébrer anonymes et personnages de renom, sans flagornerie aucune, juste raconter avec les images véhiculées par celui qui observe en tant que journaliste, réalisateur, écrivain. Avec à chaque fois quelque chose, pas forcément de Tennessee mais commençant avec les mêmes lettres : la tendresse.

Churchill, Chirac, De Gaulle, Giscard, Mitterrand pour les politiques, sans oublier les pages sur Dominique Baudis qui valent à elles seules tout le livre, bel hommage à un homme injustement livré aux chacals pour les affamés de vengeance et de militantisme nauséabond ; Hallyday, Trintignant, Luchini, Gainsbourg, Wolfe, Gary, Picasso pour les artistes ; et les inclassables comme Françoise Giroud ou l’Abbé Pierre, et tous les anonymes qui œuvrent secrètement pour le bien de tous. Philippe Labro prend soin des infirmiers, du personnel hospitalier, des médecins qui chaque jour apportent une aube de lumière dans les crépuscules des destins.

Dans cette rivière de palabres, l’eau ayant remplacé l’arbre, une autre source jaillit ; celle de la musique, ou mieux, celle des musiques : rock, variété, jazz, classique, l’éclectisme d’une gamme allant de Mozart à Hallyday (après tout la date du 5 décembre les unis), de Beethoven à Cohen, jusqu’à une playlist finale qui ne demande qu’à être complétée. C’est toute l’énergie d’un Bob Dylan, la séduction d’un Franck Sinatra et la bienveillance d’un Claudio Abbado.

En refermant ce livre j’ai emporté des images de l’Ouest américain, du Quercy, de Paris ; des notes d’une symphonie ou d’un rock endiablé ; un tableau de Picasso et le regard d’un visiteur dans un musée ; le sourire d’une infirmière et la voix de Simone Veil ; les vers de la Fontaine et la magie de Luchini, le bruissement d’un journal et l’envolée d’un oiseau ; les acclamations d’un Paris libéré et l’assassinat de Kennedy ; les journées à broyer du noir et l’éclaircie d’un matin ; le temps qui passe et le temps des souvenirs… pour nager dans les flots de la vie, grimper sur les sommets de la culture, danser sur les joies du monde, penser à nos chers disparus et continuer à cueillir l’inattendu.

Borgiessement vôtre,

« La poésie, c’est un chant ».

« L’humilité est une force, le sourire est une arme ».

« Tous les jours, matin, midi et soir, nous croisons des femmes, des hommes, des enfants qui font acte de courage mais ne le savent même pas, ou, s’ils le savent, ne le disent pas ».

« Le vrai héros ne cultive pas la starité. En 1940, les vrais héros ignoraient jusqu’à ce mot ».

« L’ego vertigineux disparaît face à la vérité de la douleur ou de la mort possible. L’ego a besoin d’une bonne santé. L’ego surdimensionné est une maladie de riches (…) La lutte pour la vie dispense de toute ivresse égocentrique ».

« Les rencontres sont les cadeaux de la vie ».

J’irais nager dans plus de rivières – Philipe Labro – Editions Gallimard / Collection Blanche – Octobre 2020

lundi 14 décembre 2020

 

Une noisette, un livre
 
Les Libellules rouges
Reiko Kruk-Nishioka

 


9 août 1945 : un champignon atomique s’élève dans  le ciel de Nagasaki, trois jours seulement après la même irruption sur Hiroshima. Les Américains ont lâché la bombe létale, la bombe dévastatrice, la bombe qui va tuer pendant des années des milliers de civils, des milliers d’innocents. Le 14 août, le gouvernement japonais capitule et l’armée américaine occupe le pays.

C’est cette page d’histoire effrayante que raconte Reiko Kruk-Nishiola, une narration authentique parce que l’artiste est une rescapée des bombardements atomiques ; elle a vu de ses propres yeux l’explosion, le désespoir, la panique, les morts, les blessés, les êtres humains petits et grands se tordant de douleur. Avec son souvenir de petite fille, elle se met en scène avec le personnage de Keiko, une intrépide enfant qui se passionne pour de drôles d’oiseaux : les Libellules rouges.

Les Libellules rouges est le nom donné aux appareils de l’école d’aviation où habite la petite fille. Son cœur bat fort pour un prince rouge à l’écharpe blanche et encore plus quand elle a le privilège de monter à bord d’un biplan pour un baptême de l’air personnalisé. Elle aime grimper dans les arbres, observer l’horizon, aller vers l’interdit. Seulement, la guerre gronde et les pilotes pacifiques deviennent des combattants. Reiko les voit partir pour ne jamais revenir, elle scrute ce monde des adultes fait de secrets, de mensonges et d’actes inavouables. Elle apprend la vie mais encore plus lorsque peu avant midi, un jour d’été, à vingt kilomètres de chez elle un nuage s’élève dans le ciel. On suppose que c’est la répétition de ce qui s’est passé à Hiroshima quelques jours auparavant. Mais tout le monde ignore ce que sont ces nouvelles flammes de l’enfer… Elle, toujours seule malgré sa famille va trouver une sœur de cœur avec sa cousine Ryôko qui a perdu ses parents dans le pandémonium. Mais que réserve l’avenir ?

Une écriture simple, d’une grande sensibilité, augmente l’émotion et le triste constat de la vésanie humaine. Seulement, derrière l’horreur, se glisse une poésie extrême, une délicatesse des descriptions, une sobriété des sentiments qui sont trop pudiques pour s’exprimer à mots découverts. Les illustrations représentées par l’auteure elle-même apportent un complément imaginaire à une histoire pourtant bien réelle. Tristement réelle et justement racontée pour qu’elle ne soit jamais oubliée. Les guerres qui s’effacent dans le temps finissent pas être partiellement reconstituées mais rarement abordées dans leur totalité. Là, c’est un regard d’enfant qui se porte vers le monde des adultes, des grands qui ne savent pas reconnaître leurs propres bêtises qui ne font que recommencer.

Le récit est complété par une préface de Frédéric Mitterrand relatant sa rencontre avec Reiko Kruk-Nishiova, notamment pour une mise en scène de l’opéra Madame Butterfly, et, par une interview tout aussi captivante du bonze Daijo Ôta, ancien élève pilote des Libellules rouges et témoin direct des bombardements atomiques de la seconde guerre mondiale.

Un roman, un document, une leçon d’histoire où se mêlent les ténèbres de la mort et les lumières de la vie.

« Keiko essaie de se débarrasser de la cendre qui lui est tombée sur la tête, d’épousseter celle qui se pose sur ses épaules, mais la transpiration rend tout collant. C’était le 9 août 1945, il allait être midi ».

Les Libellules rouges – Reiko Kruk-Nishiova – Traduction : Patrick Honnoré – Illustrations de Reiko Kruk-Nishiova – Préface de Frédéric Mitterrand – Editions Globe – Octobre 2020

lundi 7 décembre 2020

 

Une noisette, un livre
 
La chambre des dupes
Camille Pascal

 


Venez, accourez, je vous invite pendant quelques heures à observer les coulisses d’une histoire française au temps de Louis XV. Une histoire de quelques années entre Versailles, Paris, Choisy, Fontainebleau et Metz dans les flots du libertinage royal et des dessous d’une coterie prête à tourner casaquin ou gilet selon l’orientation des dentelles des favorites et des souffles du monarque.

Le jeune roi Louis XV est effondré. Sa maîtresse, la marquise Pauline de Vintimille se meurt après avoir accouché de Louis. Issue d’une très vieille noblesse française, la Maison de Mailly, elle avait d’autres sœurs : Louise qui fut la maîtresse du roi avant de rencontrer Pauline et Marie-Anne, marquise de la Tournelle qui deviendra la duchesse de Châteauroux, protagoniste de ce roman foisonnant, errant d’alcôves en alcôves dans une véracité historique exemplaire.

Rapidement, Louis XV tombe éperdument amoureux de Marie-Anne et n’hésite pas à user de tous les stratagèmes pour réussir à satisfaire les frémissements de son épée anatomique. Mais il doit s’armer de patience car la belle Marie-Anne n’est pas disposée à révéler ses charmes cachés et va s’assurer de recevoir moult avantages et garanties avant de dévoiler ses talents d’amante. Dans un royaume où les incursions intimes sont affaires d’Etat, l’un et l’autre s’appuieront sur deux êtres de confiance, l’un chaste, l’autre beaucoup moins : le cardinal de Fleury et le duc de Richelieu, ce dernier étant un personnage de roman à lui tout seul. Le roi de France et la future duchesse jouissent ensemble d’une volupté retrouvée jusqu’au jour où Louis XV tombe gravement malade, ses jours semblent comptés surtout avec l’aide d’un Diafoirus plus vrai que nature. L’Eglise, les rivales, les courtisans, la Reine et sa suite, tous orchestrent une sarabande vertigineuse devant l’imminence d’une danse royale macabre. Mais, entre deux saillies, le Duc de Richelieu veille…

Camille Pascal signe un roman époustouflant. Drôle et acrobatique, voluptueux dans la forme et rigoriste dans le fond, agitant la plume sur des personnages aussi historiques que modernes car, curieusement, peut-être bien férocement actuels. Cabrioles de mots au royaume des fantaisies de l’amour, de ses divins mensonges et trahisons qui ravissent l’esprit et font jaillir l’élégance de la langue française quand elle s’habille avec subtilité. « La chambre des dupes » s’est délicatement couchée dans la verve d’un Georges Feydeau mais veillée par l’éruditon d’un Alain Decaux.

Royalement orgasmique, « orgamisquement » royal !

« Qu’adviendrait-il alors de son bon gouvernement et de cette sage diplomatie qui lui avait permis de tenir la France éloignée tout à la fois de la guerre et de la banqueroute ? Ces écervelés savaient-ils les efforts qui lui avaient été nécessaires pour relever le royaume de la ruine et embrouiller à ce point la carte diplomatique de l’Europe qu’aucune chancellerie ne s’y retrouverait plus ? Un homme l’inquiétait particulièrement, c’était le duc de Richelieu, dont l’ambition politique n’avait d’égal que le priapisme. Ce fou usait de son nom comme d’un brevet de gouvernement, prétendait à tout avec une insolence et un aplomb qui révulsaient le vieux manœuvrier passé maître dans l’art de dissimuler et de feindre depuis le grand séminaire. Richelieu, non content de se faire annoncer par l’odeur insoutenable des parfums dont il s’inondait, traînait après son char plus de femmes déshonorées que paris ne comptait de cocus ».

« Si les chaises donnaient des airs de grandeur à des hommes qui en manquaient cruellement, les nouvelles, elles, étaient alarmantes et les mines alarmées ».

« Louis XV voulait aimer Marie-Anne à Fontainebleau en prince de la Renaissance, comme Henri II y avait aimé Diane de Poitiers. Ce même jour, à Worms, l’Autriche, l’Angleterre, le Hanovre, la Saxe et le Piémont-Sardaigne signaient un traité par lequel les puissances coalisées se promettaient d’arracher l’Alsace, la Lorraine et les Trois-Evêchés à la France, mais le roi Louis XV n’en savait rien ».

« On apprenait aussi par un autre courrier que la maison de campagne du cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg et grand aumônier de Sa Majesté, avait été livrée au pillage par toute une compagnie de hussards sans aucun égard pour les immunités d’un prince de l’Eglise. La mesure était comble. Déshonorer tout un couvent de religieuses était déjà indigne de bons chrétiens, mais priver un cardinal romain de son argenterie tout en brisant ses porcelaines de Chine et ses précieux trumeaux de glace à coups de crosse portait un peu loin la barbarie ».

La chambre des dupes – Camille Pascal – Editions Plon – Rentrée littéraire 2020 – Août 2020

 

mardi 1 décembre 2020

 

Une noisette, un livre
 
Le monde selon Joseph Conrad
Maya Jasanoff

 


Joseph Conrad né Josef Teodor Konrad Korzeniowski est avant tout un marin avant d’être un écrivain. C’est cette histoire que narre Maya Jasanoff pour relater comment le célébrissime auteur a puisé son inspiration au sein de sa carrière maritime.

Si l’Asie du sud-est a été le territoire le plus fréquenté par Conrad, il n’en demeure pas moins que l’Afrique a laissé des traces dans l’esprit de l’aventurier, en particulier le Congo, pays où s’est d’ailleurs immiscée l’écrivaine pour s’imprégner dans les pas de Joseph Conrad.

Cette nouvelle biographie permet de confirmer combien Conrad était sombre. Déjà par sa naissance, le décès prématuré de sa mère, le romantisme de son père, la fuite, les exils puis l’engagement pour naviguer sur les flots de l’humanité mais qui ont fait plonger le jeune Joseph dans le cœur des ténèbres humaines.

De « La folie Almayer » à « Nostromo » en passant par l’incontournable « Lord Jim » Conrad n’a cessé, entre cynisme, humour et violence, de décrire tous les contours d’une civilisation, notamment dans ses dérives colonialistes et mercantiles. Mais l’autre aspect plus spectaculaire est sa vision du monde futur, celui où les Etats-Unis deviendraient maître, où le capitalisme allait se transformer en jungle dans toutes les vésanies de la mondialisation.

Biographique. Mais pas seulement. Ce sont aussi des récits de voyage, si bien racontés que parfois c’est presque une houle qui va déborder des pages. Conrad devient soudain moins énigmatique, plus transparent dans ses tourments à l’image d’un George Orwell ou d’un Stefan Zweig.

Les vents ont continuellement accompagné Joseph Conrad, des vents sombres, des vents mauvais provoquant tempêtes et dépressions mais peut-être qu’une douce brise lui est venue quand il rencontré Jessie George et qu’elle est devenue sa femme. Mais à vous lecteurs de découvrir toutes ces navigations intérieures avec la capitaine Maya Jasanoff qui vous embarquera au bord de son vaisseau pour un voyage à travers le temps et pourtant surprenant d’actualité.

« Le problème pour Conrad n’était pas que les « sauvages » fussent inhumains. C’était que n’importe quel humain pût être un sauvage ».

« En écoutant son ami colombien, Joseph Conrad savait une chose à coup sûr : l’avenir serait américain. Cela ne lui plaisait pas du tout ».

« Désormais, prédisait-il, plus aucune guerre ne sera menée pour une idée. L’argent était tout ».

Le monde selon Joseph Conrad – Maya Jasanoff – Traduction : Sylvie Taussig – Editions Albin Michel – Novembre 2020

 

 

vendredi 27 novembre 2020

 

Une noisette, un livre
 
Pour l’amour de Beyrouth
Ouvrage collectif
 


4 août 2020. En pleine crise du Covid une ville légendaire va tressaillir d’effroi : Beyrouth est soufflé en son cœur, encore une fois. Des explosions gigantesques anéantissent le port en faisant plus de deux cents morts et des milliers de blessés. Les images défilent sur nos écrans, les messages de solidarité se multiplient ; quelques jours plus tard des reportages montrent la formidable solidarité libanaise et les efforts des habitants pour tenter de continuer à vivre, pour beaucoup à survivre dans une société où l’économie a déjà broyé nombre de destins. Mais il en faut davantage à ce peuple pour se déclarer vaincu. L’aide internationale s’organise, les humanitaires apportent leur soutien, des volontaires viennent soulager corps et âmes.

La journaliste et écrivaine Sarah Briand vit et travaille en France. Mais une partie d’elle se trouve au Pays du Cèdre, ayant foulé depuis vingt-cinq ans ces terres orientales et, forcément, comment ne pas rester imprégné des fragrances d’une culture prodigieuse. Face à l’urgence, elle a convoqué trente-cinq personnalités qui ont accepté d’apporter leur soutien en écrivant un texte inédit sur Beyrouth et son pays, le Liban. Des témoignages divers, ceux qui y sont nés, ceux qui y sont allés, ceux qui en sont partis. Acteurs, écrivains, musiciens, journalistes, poètes… des artistes. Chacun dépose une pierre de mots, une pierre jetée dans l’immensité des souvenirs, une pierre lancée pour qu’elle fasse des petits cailloux, des cailloux à semer, les faire grandir, pour reconstruire. A chaque fois une émotion perceptible dans la délicatesse des pages de l’écrit. Un hommage et un formidable message d’espoir. Comme le souligne Sarah Briand « Le cœur de Beyrouth a explosé » mais c’est la solidarité, la participation de loin ou de près qui la fera « renaître une nouvelle fois de ses cendres ».

Pour chaque témoignage, un extrait. Et de ces extraits, une invitation à la lecture de ce livre qui, à chaque vente, contribuera à reverser deux euros à l’association OFFRE JOIE.

 

Isabelle Adjani : Aucun Libanais, aucune Libanaise ne veut vivre ni mourir martyr aux yeux du monde, et moins encore à ses propres yeux

Fanny Ardant : Ce cèdre que j’aimais sans savoir qu’il était le talisman d’un pays merveilleux.

Tahar Ben Jelloun : Quand je passe quelques jours à Beyrouth, je me sens chez moi. Je suis installé dans un livre, sans doute un roman, un gros roman avec des personnages qui quittent la réalité pour se remplir de mots et venir se poser devant vous au moment du café du matin.

Bernie Bonvoisin : En ce pays où la nature rime avec la beauté, c’est de nouveau l’heure de la douleur. Une nouvelle aube sur des regards perdus, sur des êtres partis sans raison.

Renaud Capuçon : J’ai confiance dans la capacité de ce peuple à se reconstruire et à créer les conditions d’un avenir meilleur.

Patrick Chauvel : Après un moment de stupeur, les Libanais sont descendus dans la rue et ont commencé à s’entraider. Déterminés à reprendre en main leur pays, sans l’aide de leur gouvernement, qui depuis des années ne cherche qu’à se maintenir en place au détriment de la population, prise en otage depuis quarante-cinq ans par des politiciens véreux qui jouent sur le vote identitaire.  

Louis Chedid : Mon Liban, c’est cet accent qui roulait des « rrrr » de ma chère maman quand elle me lisait le poème qu’elle venait d’écrire.

Boris Cyrulnik : Les Libanais sont aujourd’hui sur une crête étroite où ils peuvent basculer d’un côté ou de l’autre pour une pichenette, un incident mineur aux conséquences énormes.

Sophie Fontanel : On rêve les choses. Une fois qu’elles sont écrites, elles existent, et je possède presque une maison là-bas, sur cette côte abîmée par tant de choses.

Laurent Gaudé : Beyrouth n’est pas morte, mais c’est cette phrase qui m’est venue à l’esprit lorsque j’ai découvert les images de l’explosion. Aujourd’hui Beyrouth saigne, Beyrouth pleure. Mais les Libanais vont voir ce qu’est Beyrouth. Ils vont le voir à travers l’émotion de tous ceux qui – comme moi – sont passés par cette ville, l’ont aimée et ont décidé qu’il y aura toujours un peu de leur cœur dans les rues de Hamra ou d’Achrafieh.

Marie-Agnès Gillot : J’aime Beyrouth. J’aime le Liban. J’aime cet endroit, car il offre la liberté d’un monde qui n’existe nulle part ailleurs. Et pour toute femme libre comme j’aime l’être, Beyrouth est la ville où tout est possible.

Tania Hadjithomas Mehanna : Les rues qui pleurent, les murs qui reculent, les maisons qui se vident, les larmes jamais loin. Dire que je n’ai jamais vu autant de mains tendues, de bras serrés, de tristesses échangées dans une quintessence d’humanité qui serre les dents face au désastre.

Alexandre Jardin : Les gens sont venus. S’il y a la guerre demain, dansons ce soir ! Une émotion colossale me saisit. Et si c’était cela, l’intelligence du cœur ? Savoir fêter la vie, quoi qu’il arrive. Cette ville a le cœur intelligent.

Vénus Khoury-Ghata : Sourds-muets les murs, aveugles les fumées.

Dany Laferrière : Je me souviens qu’après le tremblement de terre de Port-au-Prince tout ce que j’attendais des gens, c’était un peu de tendresse. Aujourd’hui toute ma tendresse ve vers Beyrouth.

Marc Lambron : Je reste frappé d’une grande tristesse, comme une affliction familiale. La létalité insidieuse d’un virus, la fulgurance tragique d’une explosion, ce pourrait être vu par des déclinistes comme un prélude à l’Armageddon.

Jack Lang : Nous sommes en 2016, et je traverse les monts de la Bekaa. Les camps de réfugiés ont envahi tes collines. Tu ne mouftes pas. A la différence de bien des grands pays européens, tu ne t’insurges pas face à cette nouvelle vague migratoire. Tu décides de leur ouvrir les bras. Faisant fi des quotas, tu les héberges, coûte que coûte, avec les moyens du bord. Les réfugiés syriens représentent 30% de ta population. L’expression « terre d’accueil » prends avec toi tout son sens.

Yara Lapidus : Liban, t’es mon refuge/Repère en plein déluge/T’es mon ancre ma racine/La plus douce de mes épines/j’ai gravé dans du granit/Mes souvenirs en fuite/On riait sans ceinture/A huit dans la voiture/De fous rires en éclats/En criant YAMAMA YAMAMA

J.M.G. Le Clézio : Cette ville ancienne, à laquelle se rattachent tant d’éléments de l’histoire de l’Europe et du monde entier, a su traverser les périodes les plus sombres avec courage et détermination.

Amin Maalouf : Pour que le Liban puisse/Cette fois encore, se remettre debout/Et relever ses murs, et panser ses blessures/Qu’il sache surmonter sa détresse/Sa douleur et son abattement/Qu’il sache triompher/De la férocité du monde/Et aussi de ses propres démons. De notre havre millénaire devenu soudain/Un monument à la folie des hommes/Et le temple de leur colère/Une prière vers le Ciel.

Charif Majdalani : Ce qui a été réduit à néant le 4 août, c’est bien la créativité et la vitalité d’un peuple, vitalité incarnée par ses artistes et ses créateurs et par leur désir acharné, désespéré parfois, de continuer à exister et à faire exister ce pays à travers l’art, la beauté et l’intelligence, et à travers un génie qui leur est propre.

Diane Mazloum : Parce qu’il y a eu ce témoignage d’une femme le soir à la télévision, qui racontait qu’après la déflagration son fils l’avait appelée. Il était coincé sous les décombres. Ils se sont parlé plusieurs fois, puis la batterie du portable du jeune homme s’est vidée. La mère se retenait très fort pour ne pas pleurer devant tout le monde, les lèvres tremblantes, elle disait qu’elle sentait que son fils était encore en vie, qu’elle pouvait entendre les pulsations de son cœur, que les secouristes allaient bientôt le retrouver. Il a été retrouvé le lendemain matin, il était mort.

Alexis Michalik : Je me suis surpris à voir ici des églises cohabiter avec des mosquées. Je découvrais, fasciné, cette sorte de melting-pot de langues, de religions, de rites, de cultures, ce mélange aux accents orthodoxes, byzantins, arabes, perses, chrétiens, musulmans, ce constant statu quo, jusque dans l’organisation du gouvernement, cette acceptation désabusée d’une corruption généralisée, parce que, après toutes ces guerres et ces destructions, il fallait vivre, essentiellement, cet amour de la fête, des musiques qui me rappelaient les complaintes grecques accompagnées d’un violon et d’un bouzouki, cet accueil de l’étranger, ces origines si variées qui finiseent par se retrouver finalement, autour de la table et d’une cigarette.

Kamal Mouzawak : Les immeubles se sont effondrés, les maisons se sont éventrées, les pierres entassées… Ce sont les Beyrouthins qui les ont construits à la base… et qui pourront le faire encore… s’ils ont encore la foi. Le courage. Et la force de refaire Beyrouth.

Alexandre Najjar : Il y a des villes masculines et d’autres féminines. Beyrouth est une femme, de toute évidence, comme celle qui porte le flambeau de la Liberté, comme celle qui, dans le fameux tableau de Delacroix, guide la révolution. On dit que cette ville a été détruite et reconstruite à sept reprises. C’est donc la huitième fois qu’on la défigure. Mise à genoux, elle se relèvera, courageuse et digne, malgré ses blessures et ses cicatrices…

Nahida Nakad : Depuis l’effondrement économique et politique du Liban, suivi de l’explosion du port de Beyrouth, une question me hante. Un pays peut-il mourir alors que son peuple est toujours vivant ? Elle me hante parce que je sais que la réponse peut être : oui. Les Kurdes, les Palestiniens, pour ne citer que les plus proches de Beyrouth, n’ont pas ou plus de pays. D’autre part, il  ya plus de Libanais à l’extérieur qu’à l’intérieur (…) Beyrouth et les Libanais ont compris qu’ils ne pourront plus s’en sortir tout seuls. Comme moi, ils ont peur que leur pays meure. Ils nous appellent à l’aide, tendons-leur la main.

Christophe Ono-Dit-Biot : B comme Beyrouth et comme beauté d’une promesse de coexistence entre les peuples, dans une ville mosaïque où les clochers carillonnent près des minarets qui muezzinent, sans jamais réveiller les dormeurs phéniciens du Musée National, bien bordés dans leurs sarcophages de marbre d’un blanc scintillant. Soudain B comme Boum et B comme Blast, et Beyrouth, cette fois, vraiment à l’envers, cherchant de nouveau sa route, son itinéraire bis, dans les gravats d’un Orient devenu hiéroglyphique à force d’être compliqué. On voudrait être là-bas pour lui tenir la main.

Maria Ousseimi : Beyrouth est une vieille dame qui ne se fait aucune illusion et a oublié de se construire, trop occupée à vivre/Beyrouth crée/Beyrouth vit/Beyrouth enfante l’exil.

Katherine Pancol : Il est interdit d’oublier le Liban. Interdit d’oublier ce qui est arrivé ce mardi 4 août 2020.

Patrick Poivre d’Arvor : Tout arbre, même blessé, même atrophié, peut repousser. C’est le destin du Cèdre libanais. Et c’est celui d’un peuple que j’embrasse ici affectueusement.

Daniel Rondeau : Beyrouth parle le français qui résiste, un français poétique, utilisant toutes les nuances et les fantaisies de notre langue, qui permet à chacun d’entrer dans des rêveries communes, de ne pas réduire le monde à des clichés ou à des clips, ni la vie à la politique, ni la politique à la propagande.

Sylvia Rozelier : Beyrouth/Défigurée, éventrée, détruite-reconstruite/Décomposée-réhabilitée-recomposée/Elle n’en finit pas de mourir et de renaître/De perdre la mémoire.

Elie Sab : Enfant de la guerre et d’un pays incertain, je connais mieux que quiconque cette force qui nous vient quand on croit avoir tout perdu, insufflée par l’amour, qui dicte de ne jamais abandonner ce que l’on aime.

Emanuele Scorcelletti : Ne pas oublier que l'équilibre est précaire entre sourire et tristesse et que tout peut basculer, si vite, si fort.

Jacques Weber : J’ai connu Beyrouth en fin de guerre ; aux ruines des quartiers populaires ou résidentiels on accrochait le linge, on battait les tapis et tendait des vélums de fortune, parfois d’une façade éventrée on entendait la radio et la friture, la maman qui grondait le petit… A Baalbek, le cèdre et l’olivier remuaient encore dans les ruines de la cité sportive, des enfants chahutaient en riant. Voilà ce qui me revient le cœur serré en pensant à Beyrouth et son pays, le Liban.

 

Pour l’amour de Beyrouth – Ouvrage collectif sous la direction de Sarah Briand – Editions Fayard – Novembre 2020

 

Cette chronique est longue. Pourtant, je ne peux m’empêcher de rajouter encore quelques phrases. Elles viennent d’un poète, un romancier, un historien, amoureux fou du Liban après son Voyage en Orient : Alphonse de Lamartine. En 1838, il entonnait un Chœur des cèdres du Liban.

 

« Aigles qui passez sur nos têtes

Allez dire aux vents déchaînés

Que nous défions leurs tempêtes

Avec nos mâts enracinés

Qu’ils montent, ces tyrans de l’Onde

Que leur aile s’amante et gronde

Pour assaillir nos bras nerveux !

Allons ! leurs plus fougueux vertiges

Ne feront que bercer nos tiges

Et que siffler dans nos cheveux »

jeudi 26 novembre 2020

 

Une noisette, un livre
 
Versant secret
Patrick Breuzé

 


Quelque part en Haute-Savoie, vers probablement Samoëns, un homme entre deux âges marche péniblement vers un col à la recherche d’un hébergement. Sa démarche montre qu’il n’est pas du coin, qu’il ne connait pas la montagne rien qu’à la façon de mettre ses pieds. Il porte un grand sac et semble aller vers l’inconnu. Effectivement, il tente une nouvelle expérience pour remettre sa vie vers un autre mouvement. Martin a quitté son grand duplex de Boulogne et, démuni de presque tout, cet ancien médecin devenu cadre dans une grande firme pharmaceutique et en quête d’apaisement et d’authenticité.

Il trouve une vieille ferme au confort plus que rudimentaire, c’est-à-dire sans confort aucun, où cinq ans auparavant un couple d’Anglais a logé. John Cox, passionné d’alpinisme, souhaitait écrire un livre et retracer la grande aventure britannique dans les Alpes et marcher sur leurs traces. Mais son état de santé et sa faible expérience ont décidé de son destin. Cependant, le doute persiste malgré le non-lieu prononcé car une sibylline femme aux chèvres n’est guère apprécié dans le secteur et d’aucuns pensent toujours à sa culpabilité. Martin est d’ailleurs mis en garde.

Qui est cette femme, cette Fanny ? Elle est très belle et le reste malgré ses nombreuses cicatrices que Martin, en tant que médecin, a immédiatement sourcé l’origine. Intrigué, Martin va tenter d’en savoir plus et va rencontrer un surnommé Pin-Pon, l’ancien correspondant du quotidien local qui se console de sa vie ratée avec la dive bouteille…

Un roman très réussi qui emprunte les voies du renouveau par la nature et son immensité. Au fil des saisons, le lecteur se retrouve au cœur d’une montagne, aussi grandiose que tragique, aussi mystérieuse qu’offerte à tous les regards. Peut-être un peu comme Fanny. Beau portrait d’une femme qui se reconstruit et le tableau est complété par le personnage de Martin, sémillant quinquagénaire aussi taiseux que certains natifs de la montagne, aussi vigilant que ceux qui en caressent les croupes. Quelques rencontres pimentent le récit, le correspondant de presse mais aussi la propriétaire du bar épicerie et cette vieille femme touchante qui verra son destin basculer grâce à Martin.

Grande sensibilité de plume et regard implacable sur les êtres et ce qui les entoure comme cette nature que l’on retrouve dans toute sa splendeur presque d’origine au fur et à mesure que l’on prend de la hauteur.

« A genoux devant le foyer du petit poêle, il fallut à Martin Grismons pas loin d’une demi-heure pour allumer son feu. Un ronronnement de chat d’abord, puis une respiration de plus en plus assurée, de belles flammes nerveuses qui s’enroulèrent sur elles-mêmes comme une robe dansante épouse des cuisses. Dans ces mouvements, il y avait quelques chose de sensuel et de vivant ».

« En montagne, durant l’hiver, le jour se lève lentement, la lumière est d’abord laiteuse. Celle qui vient ensuite est longue à s’affirmer, comme si elle cherchait sa place dans ce monde de brumes et de brouillards en mouvement. Grise, bleue, blanchâtre, elle hésite longtemps puis s’installe sans prévenir ».

Versant secret – Patrick Breuzé – Editions Calmann-Levy/ Collection Territoires – Octobre 2020

lundi 23 novembre 2020

 

Une noisette, un livre
 
La médecine de Rachi
Ariel Toledano

 


En cette période grise de crise sanitaire, un livre qui épouse parfaitement les attentes des citoyens du monde entier : que la médecine apporte une réponse scientifique mais également humaine.

Dès l’introduction Ariel Toledano donne le ton : « La médecine, quels que soient son évolution et les progrès à venir, doit conserver une approche individualisée du patient, car elle n’a pas pour ambition de sortir les humains de leur condition d’humain (…) ne pas rentrer dans une ère du post-humanisme technologique ».

Rachi, nommé aussi Rabbi Salomon, est né vers 1040 en Champagne. Vigneron de son état, il a commenté la Bible hébraïque et une large part du Talmud, mais, plus surprenant, ce sont ses écrits sur la médecine alors que d’aucuns doutent d’une quelconque formation scientifique. Pourtant, ses descriptions sont précises et ses conseils visionnaires. Et intemporels puisqu’il précise bien que la médecine se pratique en trois phases : l’interrogatoire, la clinique et le traitement et que « Rachi attribue une grande importance à l’observation ».

Visionnaire, vous avez dit visionnaire ? La preuve apportée par le Dr Toledano. Au onzième siècle, Rachi préconisait…le lavage des mains pour l’hygiène alors que ce n’est pas du tout dans l’air du temps et qu’il faudra attendre jusqu’à Pasteur au XIX° pour qu’enfin on prenne en compte cette règle élémentaire de protection. Et encore… L’anecdote sur le médecin Ignace Philip Semmelweiss en dit long : en 1846 il recommandait le lavage des mains pour empêcher les germes invisibles d’être transmis sur les femmes en couches et ainsi éviter les fièvres puerpérales ; il fut moqué, dédaigné, jusqu’à être révoqué !

Autre préscience de Rachi, celle sur l’élevage. Ô combien ses recommandations diététiques sont modernes tant sur la quantité de ce que nous avalons que sur la qualité, bel exemple avec : « Le lait de vache est le meilleur des laits mais à condition qu’il soit produit par des vaches au repos et non par des vaches qui travaillent en continu ». Beau coup de sabot envers les futures fermes industrielles et désastreux élevages intensifs.

Mais ce qui interpelle le plus dans le parcours de Rachi, c’est sa pensée et sa croyance en l’homme et sa force pour affronter l’adversité, en s’appuyant sur les textes hébraïques. Là, se dessine un petit traité sur le bonheur et l’espérance, le tout baigné dans un esprit d’humanisme et de tolérance. En ces temps obscurs, ce livre devient manuel, Rachi un mentor et Ariel Toledano un prescripteur.

Déjà la Genèse montre que les difficultés peuvent être surmontées « Il fut soir, il fut matin, jour un », d’où l’explication que « cette image symbole d’espérance rappelle la création conjointe des ténèbres et de la lumière, de la maladie et des moyens d’en guérir ».

Quelques parties plus techniques restent un peu plus étrangères au lecteur profane mais c’est l’ensemble du document qui est une ordonnance pour le monde en général et la médecine en particulier, un protocole pour que cet art du soin demeure avant toute chose un geste humaniste en considérant chaque personne singulière et en apportant autant de science pour le corps que de réconfort pour l’âme. D’Hippocrate aux médecins d’aujourd’hui et ceux de demain. Sans oublier de contempler la beauté du monde comme le clamait Rachi, tenter de la saisir malgré l’éloignement de la nature et de ses bienfaits par nos enfermements citadins.

« Rachi est un contemplateur, il est sensible à la beauté de la nature. Cette contemplation est une des voies pour parvenir au bonheur et Rachi l’exprime ainsi dans un commentaire du livre des Proverbes : « Contempler un jardin verdoyant et des fleuves qui s’écoulent parvient à captiver les yeux et à réjouir le cœur. » Il va jusqu’à exprimer l’idée que « c’est une règle de savoir-vivre d’être sensible à la beauté et d’en prendre soin ». Rachi prend le temps d’apprécier la beauté de la nature. Il est doc capable de mettre de côté son intelligence rationnelle pour se laisser absorber par son objet de contemplation et en tirer un bénéfice sur sa santé. Il sous-entend qu’il est vital de prendre soin de la beauté du monde car elle est nécessaire à l’équilibre de l’individu. Il fait preuve, une fois de plus, d’une incroyable conscience des risques écologiques auxquels nos sociétés contemporaines sont exposées. Continuer à s’émerveiller, à contempler la nature, à percevoir la beauté du monde, c’est un moyen d’être conscient de cette nécessité à préserver la planète et, par la même, le bien-être de l’humanité. »

La médecine de Rachi. Pour une approche humaniste du soin – Ariel Toledano – Editions In Press – Février 2020

vendredi 20 novembre 2020

 

Une noisette, un livre
 
La jeune fille au chevreau
Jean-François Roseau


 

Deuxième guerre mondiale. Comme un adolescent d’autrefois, un jeune inconnu surnommé le petit Pygmalion hante à Nîmes Les Jardins de la Fontaine pour venir saluer une statue, celle d’une Jeune fille au chevreau ; une beauté de pierre qui ne laisse pas de marbre le jeune garçon prenant un doux plaisir à caresser les courbes presque impudiques de la jeune fille tout de blanc vêtue dans sa nudité parfaite. Jusqu’au jour où la métamorphose se produit, la statue devient femme à la terrasse d’un café. Elle a vieilli mais son charme et sa beauté sont intacts. Tout laisse prévoir le commencement d’une histoire  d’art et d’amour dans une transmigration de l’âme d’Ovide.

Mais la deuxième guerre mondiale pilonne l’Europe arrachant l’humanité des humains et la belle histoire va se terminer en tragédie. Pendant que l’armée nazie mais à feu et à sang les territoires conquis et déportent vers l’extermination, la Résistance s’organise. D’un autre côté, les milices et la collaboration jouent la danse macabre. Atmosphère délétère qui s’abat sur la France où tout s’entrecroise, notamment dans une ville de province où tous se connaissent pour le meilleur ou pour le pire. Le petit Pygmalion amoureux de sa belle va se fondre dans les milieux de l’ennemi avec la bénédiction de sa mère qui discrètement renseigne la Résistance.

D’une plume scripturale, Jean-François Roseau brosse une éducation sentimentale dans les méandres sanglants de la guerre et de l’épuration à partir de faits réels. Madame Polge, Marcelle de son prénom, a existé. Voisine du sculpteur Marcel Courbier sa statue a orné l’une des allées des Jardins de la Fontaine à Nîmes avant d’être détruite à la fin de la guerre. Elégante, belle, séductrice, une fontaine de Jouvence semblait lui verser sur ses épaules une jeunesse éternelle. Lors des sombres heures de l’épuration, la vindicte populaire se souviendra de l’affront et la jalousie produira ses effets les plus dévastateurs, les femmes montant en première ligne. Suivis par les résistants de dernière heure et probablement quelques hommes jadis éconduits… Certes, Madame M. avait noué des relations intimes avec l’occupant allemand mais elle en profitait pour sauver des résistants et autres opposants à l’envahisseur. Pour paraphraser Arletty, son cul était international mais son cœur restait français. Seuls les éléments (faibles) à charge seront retenus : de la tonte publique elle sera condamnée à mort.

Les Nazis avaient fait atrocement souffrir les Français, certains Français prenaient la relève. Pendant ce temps-là, de hauts collaborateurs s’enfuyaient en toute impunité… Une frange de l’histoire française trop souvent occultée que l’écrivain retrace par la voix d’un roman aussi tragique qu’admirable.

« Le café Saint-Castor n’avait pas bonne réputation, passant à juste titre pour un repaire d’oisifs, de filles faciles et de mauvais élèves. La clientèle du jour se composait surtout d’époux dont la dévotion se bornait à escorter leur dame jusqu’au seuil de l’église avant la trêve d’une chope dominicale. Peu de femmes osaient s’y montrer à cette heure. Par peur du clabaudage, sans doute, qui se nourrit de peu dans les villes où tout le monde se connaît. M s’y trouvait, sereine, affichant sans pudeur les goûts d’une femme qui préfère le tabac aux haleines d’encensoirs et le vin blanc à l’eau des goupillons. Elle était là, verre à la main, en femme qui n’a retenu des Evangiles que les Noces de cana et se moque bien du reste ».

« A cette époque, le nom de M. fut inscrit sur la liste des élus condamnés à mourir. Echauffé par la Résistance, autant que de faux dévots qui changeaient de chasubles au gré des avancées alliées, on se mit à la fuir avec le même zèle obséquieux qu’on avait mis à gagner ses faveurs » ».

« Le petit Pygmalion modérait l’inquiétude que lui dictaient ses sentiments. Il ignorait surtout ce que vaut la fureur d’un peuple abandonné à ses rêves de revanche ».

La jeune fille au chevreau – Jean-François Roseau – Editions de Fallois – Juin 2020

vendredi 13 novembre 2020

 

Une noisette, un livre
 
La forêt aux violons
Cyril Gely
 


Après l’excellent « Le Prix » paru en 2019, un réel plaisir de retrouver cet écrivain qui déjà dans ce précédent roman mettait à l’honneur la musique classique même si le sujet tournait autour du monde scientifique.

De la Lombardie aux Dolomites, le lecteur va suivre le chemin d’un inconnu qui deviendra éternel devant la confrérie des violonistes et autres virtuoses : Antonio Stradivari. Dans un style très épuré Cyril Gely relate de façon romancée les débuts du luthier le plus célèbre de tous les temps avant qu’il ne latinise son nom en 1677 quand il entre définitivement dans la cour des grands.

Dans son atelier de Crémone, Niccolò Amati n’en peut plus de son jeune élève Antonio Stardivari qui se permet de briser un violon quand il juge que le son n’est pas à la hauteur de sa fonction. Il finit par le mettre à la porte, à contrecœur car il est conscient que ce jeune garçon possède un don. Cependant, la mère d’Antonio va rencontrer le maître et une sorte de pacte va être établi. Stradivario n’en sait rien, la seule vision qu’il aura est le dos nu de sa mère. Un dos. D’autres dos le marqueront, celui de sa première épouse Francesca et celui d’une jeune fille sourde et muette, Silvia, la petite fille du taiseux gardien des cimes Giuseppe,  une belle sauvageonne rencontrée dans les montagnes roses des Dolomites où il va chercher le précieux bois pour ses violons. De ces dos et de la carapace des arbres sortira toute l’âme des violons.

Que les non mélomanes se rassurent, ce roman s’adresse aussi bien aux amateurs qu’aux profanes, l’histoire en est la substance, l’Italie l’ornementation. Aussi légère qu’un archet glissant sur les cordes, la plume de l’écrivain ne recherche pourtant aucune virtuosité, seule la musique des êtres émane des paragraphes où communiquent ensemble l’art, la nature et l’amour. Une séduisante triade pour une histoire qui coule dans un bois inaltérable et qui fait palpiter encore les virtuoses du XXI° siècle. Car derrière l’âme des violons se glisse toujours le cœur de son géniteur, en l’occurrence ici Stradivarius, empereur immortel qui savait aussi bien caresser le tronc des épicéas que le corps des femmes.

Pour celles et ceux qui voudraient vibrer encore sur les cordes du légendaire instrument, je ne peux que conseiller le roman de feu Jean Diwo « Moi, Milanollo, fils de Stradivarius » disponible en format poche aux éditions J’ai Lu.

Et maintenant, de la musique livresque avant toute chose.

« Qui a inventé le violon ? Personne ne le sait. Quand ? Nous ne le savons pas davantage. On pourrait croire que Dieu a créé l’homme afin qu’il crée le violon, comme s’il avait murmuré aux oreilles des premiers luthiers les secrets pour l’enfanter ».

« Ouvrir un Maggini, un Stainer ou un Della Corna, c’était comme ouvrir un livre. Mieux comme ouvrir un monde. Un monde dont Antonio s’efforçait de percer les mystères ».

La forêt aux violons – Cyril Gely – Editions Albin Michel – Novembre 2020

 

 

mercredi 11 novembre 2020

Une noisette, un livre

 
Les aventuriers de l’autre monde
Luca di Fulvio
 


Avant toute chose, je voulais commencer la lecture de ce roman jeunesse pour deux raisons : pour découvrir la plume de Luca di Fulvio dans sa phase enfant et pour moi-même retomber dans cet univers – même si ce type de livre n’a jamais fait partie de mes compagnons même très jeune – pour  retrouver un peu de légèreté en ces temps bien lourds.

Cependant, c’est d’une toute autre façon que j’ai abordé cette histoire de mer et de monstres. Car la première page indique la motivation de l’écrivain italien pour pondre ce récit : une petite fille de 5 ans, Sara, atteinte de leucémie. Un conte qui a atterri dans la chambre de la petite leucémique, puis a fait le tour du service pédiatrique d’hématologie de Pise. Sara est désormais une jeune femme pleine d’énergie à l’instar de tous les vaillants combattants contre la maladie. En souvenir de ceux qui sont partis trop tôt à cause de ce monstre réel mais aussi en hommage à tous les glorieux vainqueurs, j’incite chacun à lire ce livre, petits et grands ; établir une sorte de chaîne par la pensée par le biais de la lecture et de toute la lumière énergisante qu’elle peut produire. Mots contre maux.

Indéniablement, Luca di Fulvio a reçu le don pour écrire des romans d’aventure, des « Enfants de Venise » au « Soleil des rebelles ». Là, le gang est formé par Lily, Red et Max. Trois sympathiques écoliers qui deviennent unis et amis, ensemble pour tous. Comme tout enfant qui se respecte, chacun rêve d’aventure même si Max est moins intrépide, son marathon quotidien étant principalement d’ouvrir la porte du frigo et du garde-manger. Un jour, ils rencontrent une vieille et étrange femme, les yeux rivés sur la jetée. Elle leur parle de l’Autre Monde, un monde où tout tourne à l’envers, là où son mari a disparu. Elle l’attend depuis trois cents ans. Le temps de se retourner, elle a disparu. Malgré la mise en garde, nos trois futurs marins n’ont qu’une envie : partir explorer cette terre et mer étranges. Mais quelques mauvaises surprises les attendent. Heureusement, Gabby le goéland terrien va prendre soin de ses « trois petits singes ». L’aventure commence, embarquement immédiat.

Les aventuriers de l’autre monde – Luca di Fulvio – Traduction : Elsa Damien – Editions Slatkine & Cie – Octobre 2020


lundi 9 novembre 2020

 

Une noisette, un livre
 
Nés de la nuit
Caroline Audibert

 


Il était une fois une jeune femme écrivaine et amoureuse de la nature qui depuis l’enfance était fascinée par le loup, son père ayant été le premier à retrouver la dépouille de cet animal dans le parc du Mercantour. Ce qui signifiait le retour du loup en France. Après avoir signé un foisonnant document en 2018 « Des loups et des hommes » dans la collection Terre Humaine, elle s’est transformée en loup, une Leto du XXI° siècle pour donner naissance à un roman absolument merveilleux et d’une originalité absolue, tant pour l’histoire que pour l’écriture.

De sa main devenue patte et avec peut-être le soutien d’Amorak, elle pose des mots dans les pas d’un loup qui raconte sa vie, sa mort, sa résurrection…

Quelque part dans les Alpes, un loup découvre la vie. Il joue avec ses frères et apprend avec sa Mère cette singulière aventure de bouger, manger, respirer un grand air, rencontrer fourmis au sol et chamois à chasser. De mousse en feuillages, il sème son empreinte dans la forêt à l’instar des animaux qui la peuplent. Jusqu’au jour où surgit un autre animal. Inconnu et bizarre. Il marche sur ses deux pattes et sa face n’a pas de poil. Il tient une espèce de grand bâton, vise sa Mère et ses frères. Un bruit assourdissant puis plus rien, depuis sa cache dans un tronc d’arbre, le loup regarde  l’homme emporter sa Mère. Sauvé par un arbre. Puis par son Père ; son clan se reforme. Terre en mouvement, nature en mouvement.

De ce monde sauvage, Caroline Audibert en fait un terreau d’écriture, l’encre devenant humus, la page se transformant en versants, tantôt ubac, tantôt adret, les mots ondulant dans la mouvance d’un pelage fauve. Entre deux pages, on en vient presque à apercevoir ce loup qui raconte ses jours, ses nuits ; ses craintes, ses amours, sa chasse ; l’envie des brebis mais sa méfiance envers les gros chiens blancs. Et son adoration pour sa forêt et sa montagne qu’il arpente au fil des saisons en humant les odeurs tout en mettant ses cinq sens dans une vigilance absolue. Surtout envers l’homme. Un peu de Montaigne car le loup n’est peut-être pas si barbare que l’homme dit civilisé.

Ce loup a quelque chose de mythologique. Quand il trépasse, encore il passe. Il se métamorphose ; comme l’écrivait Ovide « toutes les formes sont faites pour aller et venir ». Mais c’est surtout une transformation proche du mirifique qui va entraîner le lecteur dans une autre dimension avec en transparence une philosophie à la Pythagore. L’âme du loup va devenir immortelle et se fondre dans des corps différents jusqu’à redevenir à nouveau un loup à travers les cycles de vie et de mort. Une renaissance perpétuelle par la transmigration de l’âme.

Véritable ode à la nature et à tout ce qu’elle déploie autour d’elle, ce roman est également une ode à la vie et à ses espèces qui font de la terre un mystère, une tragédie et un émerveillement. Un combat aussi. 

Un livre peut-être né la nuit et qui mérite d’être mis au grand jour. Des ombres du crépuscule aux lumières de l’aube, c’est une symphonie pastorale avec pour chef d’orchestre un loup évoluant sur les cimes alpines et selves multiséculaires.

« Nous sommes plus que bouches et pelages reliés à la longue nuit laiteuse. La vie d’un loup advient quand le ciel, quand les arbres, quand le vent, quand les humeurs lui disent combien ils le veulent, lui, gardien des forêts et des sources ».

« Seule la montagne a vécu assez longtemps pour écouter ce chant, l’écouter vraiment. Le ciel devient plus profond, la nuit se hâte, les arbres poussent des cris silencieux, les vallons s’ouvrent, libèrent des parfums enfouis, les torrents cessent de mugir. Les animaux s’unissent à la nuit. Les solitudes se dissipent. Tout écoute ce chant qui enfle au-dessus des arbres et court après les étoiles, ce cri de la vie même. Les hommes ne savent rien de tout cela. Ils ne sont pas amoureux de la terre ».

« Nous sommes des loups. Si l’un de nous tombe, d’autres se relèvent. Ensemble, nous ne mourrons pas. Nous venons de la nuit. Nous allons parmi les bêtes et les hommes, nous allons parmi les chants de la forêt, à peine séparés de la terre, pleinement nous-mêmes. Vieux peuple qui revient, qui grandit, qui lutte. Je foule la terre des ancêtres, louve farouche contre la terre aux pelages chamarrés ».

Nés de la nuit – Caroline Audibert – Editions Plon – Novembre 2020

 

 

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