mercredi 31 mars 2021

 

Une noisette, un livre
 
Traité des Huit Chapitres
Moïse Maïmonide – Traduit et commenté par Ariel Toledano
 


Moïse Maïmonide est un philosophe et un médecin issu d’une famille de notables dans la Cordoue du XII° siècle. L’intolérance religieuse émergeant, la famille part pour une errance depuis le sud de l’Espagne jusqu’au Maroc, puis en Palestine. Peu de temps après l’arrivée de la famille en Egypte, Moïse affronte un double décès, celui de son épouse et de son père. Au Caire,  il deviendra le grand rabbin de la communauté juive.

Hippocrate est forcément un modèle mais encore plus Aristote dont la pensée ressort énormément dans ce traité par l’auteur premier du Guide des égarés. Sans aucun doute c’est son expérience en tant que médecin qui le mènera à écrire, à porter ses prescriptions pour une hygiène de vie rigoureuse face à l’importance des émotions. Par ailleurs, pour Maïmonide, la maladie est un processus naturel loin de toute vengeance divine, on comprend pourquoi il est, encore de nos jours, un chantre du « juste milieu » loin de tous les excès :

« Il n’y a que l’attitude intermédiaire qui doit être louée et c’est vers cela que l’on doit s’orienter en équilibrant constamment son comportement »

En cette période de crise sanitaire où les emportements et les dérives sont légion, puisse cette parole être lue, partagée et adoptée ! Ariel Toledano précise que cette « voix de la sagesse » est présente dans l’ensemble de l’œuvre médicale de Maïmonide, préconisant la voie médiane (en hébreu « midah beinonith »).

Cette voix médiane est particulièrement explicite dans le quatrième chapitre consacré aux maladies de l’âme et à ses traitements, suivant les principes de la Torah, là encore, que tout soit en harmonie chez l’homme. Un exemple parlant : la bienveillance plutôt que la bonté excessive ou le cynisme ou encore, le courage plutôt que la lâcheté ou la témérité car « les bonnes actions sont celles qui sont équilibrées ».

Un document qui fait suite au précédent ouvrage du docteur Ariel Toledano avec La médecine de Rachi, véritable condensé d’humanité pour un soin à hauteur d’homme. Dans cette traduction, c’est également toute une sagesse qui en ressort avec un mot qui revient comme un leitmotiv : équilibre. Les nombreux commentaires de l’auteur apportent une plus-value considérable et permet de mieux approcher la pensée juive. Et quelques explications qui surprennent comme l’origine du « bouc émissaire ».

Sagement équilibré…


« Qui est riche ? C’est celui qui est satisfait de son sort ».

Traité des Huit Chapitres – Moïse Maïmonide dans la Tradution d’Ariel Toledano avec commentaires – Editions In Press – Février 2021

 

 

lundi 29 mars 2021

 

Une noisette, un livre
 
Ceci n’est pas mon corps
Enguerrand Guépy

 


Juin 1987. Une nouvelle affaire criminelle éclate sur le sol français : un agent d’assurance tente de commettre le crime parfait pour une action philanthropique ! S’inspirant du film Assurance sur la mort de Billy Wilder, Yves Dandonneau met en scène un accident de la route avec un corps qui n’est pas le sien après avoir souscrit plusieurs contrats d’assurance vie en faveur de sa compagne. Seulement, les poulets finissent par découvrir le pot aux roses et le sieur Dandonneau devient le dindon, d’une farce macabre. L’écrivain et metteur en scène Enguerrand Guépy transforme cette histoire en un truculent roman avec un certain sieur Dindonneau…

Parce qu’évidemment, le souhait principal du criminel en herbe est de toucher l’argent des assurances vie. Mais trouver un pigeon à faire rôtir dans une voiture n’est pas une quête des plus faciles tout en prenant la précaution de bien se mettre en tête d’éviter tout apitoiement sur le sort de la future victime et de rejeter toute culpabilité. La chasse se prépare, les munitions s’affinent…

L’intérêt de ce roman noir n’est pas de connaître l’assassin puisque dès le départ le lecteur fait sa connaissance. Mais c’est de découvrir comment l’auteur a décortiqué tout le mécanisme qui pousse une personne ordinaire, sans scandale ni méfaits inscrits à son pedigree, à se convertir en meurtrier dans un processus machiavélique et arrivant à entraîner des personnes du même acabit sur le chemin de la criminalité.

Si la monotonie vous guette, ce roman est pour vous, endiablé jusqu’à la pointe de la plume. C’est drôle, cynique tout en dressant un portrait psychologique mijoté aux petits oignons – avec un dindonneau c’est forcément délicieux. Sous l’apparente légèreté, c’est une enquête minutieuse qu’a effectuée Enguerrand Guépy pour remonter le fil de l’histoire, des origines jusqu’au dénouement entre menottes et képis, des détails anodins et pourtant véridiques ; c’est lorsque tout semble absurde et de la pure imagination que se révèle l’implacable vérité et véracité.

Après avoir fait la connaissance avec Enguerrand Guépy par son ouvrage sur Patrick Dewaere « Un fauve » - acheté pour le titre et le nom de l’acteur – votre serviteur peut confirmer, la patte sur la noisette, de la capacité de l’écrivain à raconter une histoire vraie dans une forme romancée originale, captivante oscillant entre un charme pittoresque et un regard perçant.

« Il n’avait quasiment aucune chance que Dindonneau le trouvât sympathique tant il détestait la geignardise, lui seul ayant le droit de vociférer contre les quatre éléments ».

« Dans le destin des criminels, il faudrait mesurer l’impact des libations ».

« Devant son miroir, Dindonneau est un prêcheur inspiré. Brosses à dents, peignes, savon et shampooing l’écoutent, extatiques. Ainsi doivent être les grands révolutionnaires et les créateurs de schismes, porteurs d’une flamme inaltérable capable de convaincre les cotons-tiges ».

Ceci n’est pas mon corps – Enguerrand Guépy – Editions du Rocher – Mars 2021

jeudi 25 mars 2021

 

Une noisette, un livre
 
POMPEI, promenades insolites
Claude Aziza

 


« Le jour se changea en nuit, et la lumière en obscurité : en quantité inexprimable poussières et cendres jaillirent, inondant la terre, la mer, et l’air même, ensevelissant deux cités entières, Herculanum et Pompéi, pendant que ses habitants étaient au théâtre, assis ».

Edward Bulwer-Lytton

Pompéi et ses derniers jours… Comment Claude Aziza aurait-il pu ne pas consacrer un long détour par, peut-être la fiction la plus célèbre sur le drame du Vésuve survenu en l’an 79 ? Sans oublier les nombreux longs métrages et séries télévisuelles qui ont été tournés d’après l’œuvre du romancier. Une ville disparue à jamais mais qui demeure pourtant éternelle, peut-être plus vivante que des cités peuplées. Pompéi, source de tous les fantasmes, chantée par les aèdes de tous les temps, mise en lumière par les peintres et les cinéastes ; à croire que le berceau de Vénus se devait d’exister pour toujours malgré les cendres s’abattant régulièrement dans cette baie de Naples, la foudre des bombes s’ajoutant lors de la Seconde guerre mondiale. Pompéi tellement visitée que parfois un sentiment d’impudeur et de voyeurisme morbide peut surgir et l’auteur a la sagesse de le souligner à la fin de son ouvrage.

Mais revenons au cœur du livre qui n’en n’est pas tout à fait un, plutôt une conversation destinée exclusivement au lecteur qui ouvrira grand son regard pour écouter ce sémillant – et érudit - guide qui, non seulement décrit Pompéi comme si on y était mais, retrace toute l’histoire de l’art fécondée par les plus illustres plumes et pinceaux.

Dix promenades thématiques mais non chronologiques autour de personnages emblématiques à commencer par Pline l’Ancien qui fut l’une des victimes des flammes du pandémonium volcanique dont le trépas fut raconté par son neveu Pline le Jeune, notamment à travers une correspondance envoyée à son ami Tacite et qui a été l’une des bases pour chercher à comprendre le drame, même si une mémoire d’adolescent retranscrite des années plus tard peut entraîner quelques errements…

Autre figure incontournable, celle d’Alexandre Dumas qui savait comme pas un décrire des lieux ou des évènements auxquels il n’avait jamais mis un pied ni assisté ! Verve et truculence, les deux mamelles d’un écrivain qui ne cessa de voyager en Italie, et qui en séducteur effréné, tomba amoureux de cette dame jusqu’à être nommé – certes seulement quelques mois – en 1860, directeur des fouilles par le général Garibaldi.

Dumas n’est pas unique à avoir succombé aux ondulations du Vésuve : Sade, Chateaubriand, Twain, de Staël, Gautier, de Nerval, James, Malaparte, Roblès… pour ne citer qu’eux et qui ont laissé des pages historiques inoubliables.

En arpentant rues et avenues de Pompéi, Claude Aziza reconstitue la vie de l’illustre cité grâce aux fouilles – petite incompréhension lorsqu’il écrit qu’en 1901 Ettore Pais est le premier directeur des fouilles à ne pas être Napolitain alors que Dumas l’a été, certes que quelques mois en 1860 – une vie tournée vers le commerce, les arts et pas seulement vers le sexe malgré les différents lupanars ayant existé et la quantité d’œuvres représentant toutes les performances sexuelles possibles. Il est vrai que la femme était très représentée sous l’empire romain et Claude Aziza n’oublie pas de la mettre en valeur à travers déesses, muses et citoyennes comme la mystérieuse Julia.

Un document riche en illustrations et en conseils de lecture, captivant, narré avec truculence, 1001 fantaisies et un humour certain, mettant le lecteur en attente d’autres découvertes – voire en abusant du « nous le verrons un peu plus loin » - retraçant les célèbres passages jusqu’en haut du volcan – qui rapetisse à vue d’œil – dans une déclaration d’amour à la ville antique et à ses habitants victimes de la colère de Vulcain envers l’ensorcelante et vagabonde Vénus.

 

POMPEI, promenades insolites – Claude Aziza – Editions Les Belles Lettres – Janvier 2021

Livre reçu et lu dans le cadre de Masse critique de Babelio

lundi 22 mars 2021

 

Une noisette, un livre
 
Cavalier noir
Philippe Bordas

 


Quel est ce cavalier chevauchant une monture de fer de Paris jusqu’au massif montagneux de la vallée du Neckar ? Un chevalier errant, un troubadour du XXI° siècle, un capitaine de son âme et maître de son destin ? Mystérieux, énigmatique, il est autant un personnage qu’un ectoplasme volant sur la partition d’une vie, les mots sonnant comme des notes pour une irrépressible virtuosité de la langue française baignée d’une symphonie sensuelle. Mélodie livresque oscillant entre ombres et lumières, la noirceur d’une mélancolie acide et l’éclat d’un amour envouté, c’est un roman en noir et blanc à lire pianissimi.

Le narrateur n’a qu’une idée. Fuir le vide. Le vide de son passé qui n’a été qu’une illusion, celle d’entrer dans la cour des grands pour suivre des hautes études littéraires. Ce banlieusard hors de son milieu a vite désenchanté au milieu de cette coterie, de ces effervescences stériles, de ces attitudes insipides lui provoquant des fièvres obsidionales et une irrépressible déliquescence  Surtout que dans sa tête, un mirage aux cheveux blonds et au corps sculptural ne cesse de tournoyer. Une muse, l’envoutante Mylena rencontrée au Burkina-Faso lors d’une mission effectuée par la jeune étudiante en médecine et qui l’a invité à la rejoindre dans son chalet perdu sur les hauteurs du Bade-Wurtemberg. C’est le début d’une valse des esprits et des corps sur rhapsodies érotiques mêlant voluptés et sentiments. Et quelques morceaux plus ou moins d’anthologie du déjà vécu mais qui reviennent dans un mouvement perpétuel.

Un roman qui renferme tous les arts, celui de la littérature mais aussi de la peinture, de la photographie, de la musique, de la sculpture. Philippe Bordas est un sculpteur de mots, il les assemble pour les projeter sur une toile aux mille teintes sans pour autant s’enfoncer dans un sinistre ballet baroque où le superflu est maître de cérémonie. Tout est en grâce, comme un couple de danseurs s’élançant sur les croupes des roches et enjambant des torrents d’instants de vie. Car une autre invitée est omniprésente : la nature et ses cascades d’ondes enchanteresses. Oui, ce roman est un tableau, une photo, une statue rendue vivante par l’Aphrodite Mylena et un concerto où Eros semble tenir la baguette.

« Ce n’est pas l’ascension qui m’émeut, mais l’enlèvement au ciel, cet engrènement des roues de la rotation des sphères célestes – cette course à l’étoile sur les cimes d’Europe adoucies par les glaciers et le rabot des migrations ».

« Mylena se retourne et les draps en torche s’enroulent sur son mollet. Ses cheveux masquent son visage, son souffle arrive sur mes yeux. Je ne jalouse pas sa torpeur sensuelle, cette innocence, quand le soleil m’offre sa nudité. C’est par la grâce de l’insomnie que je l’observe à satiété et vérifie l’effet de la pesanteur sur la courbure des seins, l’asymétrie de ses aréoles ».

« Maintenant que les sacrements de la pensée occidentale ont été réduits à pitié, la moindre citation d’un philosophe semble une indécence ».

Cavalier noir – Philippe Bordas – Editions Gallimard – Février 2021

 

 

mercredi 17 mars 2021

 

Une noisette, un souvenir de lecture (1)
 
Le mystère de Roccapendente
Marco Malvaldi

 


J’ouvre cette nouvelle rubrique avant de laisser la parole à d’autres lecteurs. L’idée est venue du rangement dans mon arbre – toujours en cours vu le casse-noisette – de livres éparpillés dans toutes les branches. Et je tombe – sans me faire mal – sur ce petit bijou livresque, aussi léger qu’une plume au vent, croustillant comme une amande grillée, de la finesse d’une tranche d’un jambon de Parme, succulent comme un moelleux au chocolat, le tout assaisonné d’un humour piquant. Lu à sa sortie au format poche, en 2013, et toujours des effluves de vocables – oui, ça existe – qui tournent comme feuilles au printemps.

L’histoire se situe à la fin du XIX° siècle, au lendemain de la réunification italienne. Un célèbre gastronome littéraire est invité dans un manoir pour célébrer les récents évènements autour d’un dîner gastronomique entre gens de la haute société. Mais... le majordome a été envoyé ad patres dans la cave… Le gastronome aux lettres gustatives va mettre les pieds dans le plat dans l’enquête…

Parfois à la limite de la caricature, c’est un tableau au vitriol de la société de l’époque mais qui met quelques pincées sur un temps plus berlusconien. Lecture jubilatoire agrémentée de recettes de cuisine – genre prise de kilos en salivant les pages – avec même carrément des éclats de rires incontrôlables, comme cette scène mémorable où le fils de la maison confond la cheminée avec le cabinet d’aisance…

Aristocratiquement vôtre,

Le mystère de Roccapendente – Marco Malvaldi – Traduction : Lise Chapuis – Editions 10-18 – Juin 2013

lundi 15 mars 2021

 

Une noisette, un livre
 
Le mal-épris
Bénédicte Soymier

 


Un roman sur l’emprise. Rien de nouveau. Sauf que celui-ci est percutant dès le début et même avant d’avoir commencé à tourner les pages. Pour le titre : Le Mal-épris, annonçant que la suite va être fracassante, à frapper, comme les coups que subissent des millions de femmes de la part de leur conjoint.

Paul est un type banal, moche – de toute façon pour Paul « les beaux c’est laid » - et d’allure insipide. Mais il passe pour un gentil, un mec réservé prêt à rendre service. Côté séduction, c’est le calme plat, son physique et son attitude n’attirant guère. Ses quelques liaisons sont éphémères, comme celle avec sa nouvelle voisine. Il croit l’aimer mais tout en lui n’est qu’obsession, il doit tout maîtriser et dominer. Irritable, parano, jaloux, irascible,  mais un corbeau n’engendre pas une linotte car son géniteur était une brute de premier choix ! Puis, un jour il jette son dévolu sur une nouvelle collègue, Angélique. Belle, sensuelle, elle plait aux hommes. Mère d’un petit garçon et pensant avoir trouvé le merle blanc avec Paul elle emménage chez lui. Tout va s’accélérer, la tempête phallique est en route…

L’originalité première de cette fiction est que la primo-romancière Bénédicte Soymier se soit glissée dans la peau d’un homme pour dénoncer la violence domestique. S’ajoute une forme singulière de poser les mots comme des gifles sans se soucier d’une quelconque harmonie. Aimant la féérie littéraire j’aurais pu être décontenancée mais le fond l’a emporté sur la forme. Et ce malgré quelques répétitions excessives, parfois à la limite de l’étouffement des yeux… mais après tout une emprise est cela, alors autant la transcrire ; la violence faite aux femmes n’étant pas un drapé de soie…

Le Mal-épris- Bénédicte Soymier – Editions Calmann-Levy – Janvier 2021

 

 

dimanche 14 mars 2021

 

Une noisette, un livre
 
La liste de Kersten
François Kersaudy
 


Heureusement que Felix Kersten s’était confié à Joseph Kessel pour ensuite devenir le héros de l’un de ses romans les plus bouleversants : Les mains du miracle, même si le lion littéraire s’est inspiré des mémoires du thérapeute.  Sinon peut-être que ce personnage au courage exemplaire sauvant des milliers de juifs, de déportés, pendant la Seconde guerre mondiale serait resté dans les profondeurs de l’oubli. Soixante ans après cette parution, sort un document exceptionnel de François Kersaudy qui retrace l’exploit de ce praticien aux doigts salvateurs pour l’humanité.

Dès ses premiers pas dans la vie, tout a été un peu compliqué pour Felix Kersten. D’origine allemande, il est né à Reval en Estonie en 1898 faisant partie de l’Empire russe, il devint plus tard citoyen finlandais lors de son engagement contre les bolcheviques. Après plusieurs métiers, lors d’un séjour à l’hôpital il aide les soignants dans sa phase de convalescence et s’intéresse alors aux massages thérapeutiques. Il part étudier à Berlin et rencontre son mentor : le docteur Kô. Sa vocation est née. Sa réputation s’envole rapidement, soigne la haute bourgeoisie jusqu’à l’aristocratie dont la famille royale des Pays-Bas faisant la navette entre son cabinet de Berlin et celui de La Haye. Les bruits de botte s’amplifient, les nazis prennent le pouvoir et l’un de ses hauts représentants a besoin des services du bon docteur Kersten : Heinrich Himmler. C’est le début d’une histoire incroyable entre le saint et le diable.

Profitant des crises d’Himmler, Kersten va tenter progressivement de sauver des vies, d’abord celles de quelques amis puis de milliers d’autres jusqu’en avril 1945 et éviter un désastre dans le désastre, l’anéantissement total des camps lors de la défaite allemande. Un exercice entre un chat et une souris avec ruse et intelligence. Kersten avait gagné la confiance d’Himmler, un Himmler qui n’avait qu’admiration pour Hitler mais qui en même temps en avait une peur effroyable. Mystique, il était une proie facile en réalité à manipuler. Mais Kersten n’a cessé d’exercer au péril de sa vie et il n’aurait rien pu faire sans l’aide de quelques collaborateurs SS à commencer par Walter Schellenberg et surtout Rudolph Brandt.

Foisonnant document qui retrace étape par étape toute la trop courte carrière de ce médecin pas comme les autres, à l’aide de sources historiques maintes fois vérifiées et parfois un peu éloignées de la biographie romancée du maître Kessel. Un plongeon également dans la diplomatie de guerre avec les tractations de la dernière chance et un rappel des faits parfois trop occultés entre les différentes forces ennemies et alliés. François Kersaudy remet également les pendules à l’heure quant au comte de Bergamote qui a su comment profiter des manœuvres de Kersten et recevoir tous les honneurs contrairement au thérapeute, la gratitude tardant à venir pour ce Schindler en mode XXL.

Un ouvrage absolument à lire en parallèle avec les mains du miracle (Chronique ici).

La liste de Kersten, un juste parmi les démons – François Kersaudy – Editions Fayard – Février 2021

mercredi 10 mars 2021

 

Une noisette, un livre
 
Un fils sans mémoire
Valentin Spitz

 


C’est l’histoire d’un fils à la recherche de son père, une quête d’amour vers un père absent, un long chemin d’un « je t’aime moi non plus, de longues questions pour tenter de comprendre le pourquoi du comment et inversement ; la procédure pour porter un nom, une bataille entre deux cœurs qui semblaient battre à la désunion et à en perdre la raison. C’est l’histoire d’une construction qui s’est faite en destructions, ce sont ces vies où l’on pose une première pierre, puis quelques autres  suivies d’un éboulement. Une naissance qui semble sans fondation mais qui arrive à se poursuivre grâce à un pilier irremplaçable : la mère. Mère célibataire, mère en muscle soléaire pour maintenir toujours debout son enfant.

Ceci n’est pas un roman. C’est un témoignage, une autobiographie aussi cathartique que salutaire. Cathartique pour celui qui ne cesse depuis l’enfance de poser des mots sur les maux, salutaire pour celles et ceux qui se retrouveront dans cette absence de socle : un père, une mère, des grands-parents, un frère, une sœur… pas définitivement partis mais apparaissant comme des ectoplasmes entre deux espoirs de retrouvailles.

Ceci n’est pas un livre de lamentations. C’est simplement raconter les failles qui finiront par se raccrocher entre elles. Pour arriver à continuer la transmission. Car le passé est là pour comprendre le présent et s’attacher à l’avenir. Ce passé d’un père connu mais quasi inconnu pour son propre fils. En fouillant on cherche, et l’écrivain trouvera des archives sur son père, sur la possible enfance avec ce grand-père alsacien avec une lointaine origine allemande enrôlé de force pendant la deuxième guerre mondiale dans l’armée hitlérienne. Quand les blessures du corps rejoignent celles de l’esprit… La famille est un arbre mais avec des racines bien plus énigmatiques et des branches qui peuvent casser. Mais quand d’autres naissent, c’est un nouvel espoir de ramures rassemblées.

Malgré une forme foutraque – mais probablement voulue pour mieux transcrire les houles d’une âme errante –  un récit excessivement touchant sur ce long parcours de reconnaissance, d’un fils qui refusait de voir un amour rompu. Une histoire n’est jamais seule, elle s’imbrique dans d’autres, celle d’une nation ; elle subit aussi, comme pour ce changement de nom...les aberrations d’une administration enfermée dans des tiroirs bureaucratiques. Mais la ténacité agrippe les rênes pour transformer les meurtrissures en force du destin.

« A cet instant, je comprends que, si cette image m’est restée dans la tête, c’est que c’était la première fois de ma vie que mes parents étaient ensemble, là devant moi, sur ce trottoir du boulevard Raspail, un vendredi soir d’été. Il avait fallu ce livre, il avait fallu que je devienne écrivain pour les forcer à se trouver au même endroit et à se parler, et je tenais là ma première victoire sur l’histoire qu’ils m’avaient imposé de vivre ».

Un fils sans mémoire – Valentin Spitz – Editions Stock – Février 2021

dimanche 7 mars 2021

 

Une noisette, un livre
 
Les derniers guépards
Patrick Reumaux


 

« Nous fûmes les Guépards, les Lions ; ceux qui nous remplaceront seront les petits chacals, les hyènes… et tous, Guépards, chacals et moutons nous continuerons à nous considérer comme le sel de la terre ».

Comment oublier Palerme ? Cette Sicile du Guépard, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa qui en un seul livre dressera le portrait de ses compères de la noblesse sicilienne et de la bourgeoisie naissante en s’inspirant de sa propre famille, son père, ses grands-tantes jusqu’à son fils adoptif, Tandredi. Lui l’observateur devient avec cet essai de Patrick Reumaux l’arroseur arrosé.

On découvre plus amplement l’histoire des aïeux, le père Giulo Marie Tomasi, bien falot, la mère Béatrice Tasca Filangeri di Cuto, vrai personnage de roman et figure tutélaire, mais aussi son épouse Alessandra Wolff Stormesee, dite Licy en guerre avec sa belle-mère et spécialiste du loup-garou…

Autour des princes et des princesses, sans sou ou sans plus de sou à force de dilapider les pièces sonnantes et trébuchantes dans ces extravagances que seuls ceux qui se croient immortels ont l’art de pratiquer. Bel exemple avec ce duc de Belsito qui pensa faire fortune au Danemark en vendant des chaussures italiennes et autres spécialités de la péninsule, il revint ruiné et se trouva expulsé de sa vaste demeure pour cause de construction d’une route touristique… un parmi d’autres qui illustre le déclin de ces félins du XX° siècle.

Un récit inclassable – qui peut d’ailleurs plus que surprendre par son style et le côté bordélique de la narration, non dénuée d’humour – mais qui égrène une caste environnée d’art et de débauche, où un poète parle aux ectoplasmes et où un barbier – pas celui de Séville évidemment mais la ressemblance n’est pas loin – est le dépositaire attitré de la mémoire de l’île. Dialogues authentiques, extraits des écrits de Lucio Piccolo et autres plumes de l’époque, anecdotes croustillantes et tragiques, font de cet ouvrage une source pour mieux encore comprendre tout ce que le prince di Lampedusa a voulu transmettre dans son roman, un roman au final crépusculaire qui n’apparait d’ailleurs pas dans le film de Luchino Visconti. 

Avec quelques surprises garanties.

« Plus tragique encore est le destin de Giula Cuto (cf la tante du Guépard) qui épouse le comte Trigona, futur maire de Palerme, a de lui deux enfants, lui est fidèle pendant treize ans et puis soudain… Il faut dire que l’amant, Vincenzo del Cugno, un voyou du grand monde, est d’une beauté capable d’émouvoir même une Sappho, ou de ranger un Valentino au rang des accessoires démodés. Lieutenant de cavalerie, en uniforme, gants blancs, képi aux armes de la famille régnante de Savoie, il regarde un peu de travers, l’air d’être ce qu’il est : un salaud. Joueur invétéré, d’une jalousie de tigre, il n’hésite pas à maltraiter, faire chanter, puiser à pleines mains dans l’argent de la dame, contrainte de vendre ses bijoux. Dans un hôtel de passe à Rome, lors d’un ultime rendez-vous, il lui porte, lorsqu’elle se retourne, un coup de couteau dans le dos, puis un dernier mortel, avant de se rater en tirant (sans conviction) une balle dans la tempe ».

Les derniers guépards – Patrick Reumaux – Editions Gallimard – Mars 2021

 

 

jeudi 4 mars 2021

 

Une noisette, un livre
 
Mes vies secrètes
Dominique Bona

 


Cela pourrait paraître singulier et pourtant écrire – et lire – une biographie des biographies est un plaisir de fin gourmet livresque, une façon de rouvrir des fenêtres sur une galerie de personnages qui ont fait l’histoire française  et qui, curieusement ou pas, sont souvent liés par des fils sur cette immense toile de la littérature en particulier et des arts en général.

L’incipit est déjà une mise en bouche particulière : « J’étais nue, complètement nue, au milieu de gens nus, sur le pont d’un bateau écrasé de soleil, au large de Majorque ». Une nudité pour aller habiller de mots la vie de Romain Gary… Pourtant, le travail d’un biographe est loin d’être une navigation tranquille ; des archives à perte de vue, des houles de lettres et de correspondances, des mirages et des tentations… Dominique Bona raconte sa passion, celle d’entrer chez des célébrités, la plupart disparues, de soulever quelques voiles impudiques, de se transformer en voyeur en regardant par un trou de serrure imaginaire, retrouver les traces, fouler les sols de demeures intimes et toujours faire face aux sauts d’un diable qui vous pousserait vers l’invention de faits alors que l’on jure de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Alors que la prochaine biographie de l’académicienne sera publiée le 1er avril et, cette fois, consacrée à l’univers de la mode avec Jacqueline de Ribes, ces vies secrètes sont une opportunité pour retrouver Romain Gary, Stefan Zweig – ma première rencontre avec l’écrivaine catalane – Camille Claudel et son frère Paul, Berthe Morisot, Gala Dali, de se fondre dans les couloirs de l’Académie française avec Paul Valéry, André Maurois, Michel Morht – titulaire du fauteuil 33, celui désormais de Dominique Bona – Jean-Marie Rouart si connecté avec l’univers de la peinture et, entre autre, avec celui de Berthe Morisot, José-Maria de Heredia, de côtoyer le crépusculaire François Nourissier et la solaire Colette sans oublier celle qui lui a octroyé sa confiance dés les premières lignes : Simone Gallimard.

Discrètement mais sûrement, Dominique Bona se dévoile enfin un peu. Elle qui s’efface élégamment lorsqu’elle raconte les autres, ne se mettant pas en scène contrairement à d’autres biographes qui se jettent dans le miroir pour refléter dans un même ouvrage leur âme et celle de la figure imposée à leur plume. Sous les racines du ciel, elle se fond dans l’univers de ceux qui peignent, au propre comme au figuré, les tourbillons de la vie : de la passion de leur métier à leurs amours les plus enflammées ! Confusions des sentiments sous les accents d’une valse, celle de Camille Claudel avec pourquoi pas les accents d’un Maurice Ravel dans ces boléros de destins gravés parfois de couleurs chaudes, tel un ADN pictural près des criques de Cadaqués.

Un regard lumineux et scriptural sur un monde d’hier qui continue encore aujourd’hui à s’infiltrer dans nos veines pour faire jaillir toute une transmission d’esthétisme et d’amour d’êtres hors du commun. En fait, c’est peut-être ça l’immortalité…

Mes vies secrètes – Dominique Bona – Novembre 2020 - Editions Folio

mercredi 3 mars 2021

 

Une noisette, un livre
 
19 femmes – Les Syriennes racontent
Samar Yazbek

 


En ce mois de mars qui fait honneur aux femmes et plaide leurs droits, une sortie au format poche à ne pas manquer qui fait entendre le courage, l’humilité, la force et la capacité de résilience de 19 d’entre elles et natives du même pays : la Syrie.

Que ce soit par la fiction ou par l’essai, Samar Yazbek est la voix de celles et ceux qui ne peuvent porter la leur. Issue d’une famille alaouite, la journaliste et écrivaine est néanmoins une farouche opposée au régime de Bachar al-Assad –  tout comme nombre de Syriens de la même confession – et a été emprisonnée dès le début de la révolution, révolution débutée pacifiquement à Deraa, rappelons-le. Réfugiée en France elle réussit néanmoins à séjourner deux fois clandestinement en Syrie pour des reportages et recueillir des témoignages. Dans ce document, c’est un chœur de femmes telles des Suppliantes du XXI° siècle.  

Elles sont originaires de Damas, de Homs, d’Alep, de Daraya, de Raqaa, ont entre 21 et 77 ans. Etudiantes, enseignantes, fonctionnaires, journalistes… elles ont toutes été à l’université et travaillaient pour la plupart au moment des Printemps arabes. Elles sont croyantes mais plus ou moins pratiquantes. Elles sont donc issues pour la plupart d’un milieu favorisé ou ont dû déjà lutté pour accéder à des études. Au départ, des témoignages montrent que quelques femmes n’étaient pas contre le régime de al-Assad mais au fur et à mesure sont devenues des opposantes face à l’horreur. Elles racontent le basculement, les manifestations, les arrestations, les tortures pour elles et leur famille, les hommes assassinés et les cris de souffrance dans les prisons syriennes. Puis les massacres, notamment ceux de la Ghouta (Août 2013) puis les mouvances terroristes et leurs méthodes d’infiltration et de recrutement. Quand de l’enfer surgit un autre pandémonium… Contraintes à l’exil, souvent dans des parcours qui dépassent l’entendement, elles vivent désormais en France, au Liban, au Canada, en Turquie. Ce qu’elles ont vécu, elles seules peuvent le raconter : entre l’engagement politique, la création d’association pour venir en aide aux autres femmes, leurs rôles pour soutenir les hommes au combat, leurs implication dans les hôpitaux…toutes ont fait preuve d’un courage incommensurable, et encore plus lorsqu’elles ont subi tortures et violences sexuelles.

Un livre terrible mais nécessaire. Pour informer et montrer que face à l’inhumanité barbare des hommes, des humains essaient de surmonter au-delà de ce qui semble possible le funeste crépuscule de la guerre et de la torture.

19 femmes – Les Syriennes racontent – Samar Yazbek – Traduction : Emma Aubin-Boltanski et Nibras Chehayed – Postface de Catherine Coquio – Editions Pocket – Février 2021

La chronique du dernier roman de Samar Yazbek paru en 2018 est à retrouver ici

mardi 2 mars 2021

 

Une noisette, un livre
 
La dixième muse
Alexandra Koszelyk

 

 


« Ô muse, conte-moi l’aventure de l’inventif ». Ce vers d’Homère revient à l’esprit quand on tourne la dernière page du deuxième roman d’Alexandra Koszelyk. Sur les pas d’Apollinaire, le narrateur, Florent, va remonter l’histoire des neuf muses du poète dans un conte aux accents gothiques, mythologiques et lyriques. Un choc va se produire et c’est une dixième muse qui apparait, surgissant à la fois de la terre et du ciel pour un embrasement maternel total, une communion arboricole, un immense pont entre celui qui a loué celui de Mirabeau et notre mère à tous : Dame Nature.

Un ami de Florent l’appelle pour lui demander de le conduire au cimetière du Père-Lachaise pour dégager quelques canalisations prises dans les racines des arbres. Sachant que ce jeune professeur n’est pas au mieux de sa forme et qu’il faut le forcer à bouger un peu, c’est une occasion pour l’emmener dans un coin tranquille de la capitale et peut-être d’évacuer ce deuil qui prolonge Florent en état de léthargie, son père étant décédé six mois auparavant, lui orphelin de mère dès pratiquement sa naissance. Déambulant dans les allées, Florent s’évade progressivement, grimpe dans un arbre et un chat va le conduire jusqu’à la tombe d’un certain Guillaume Apollinaire de Kostrowitzky. Révélation soudaine, emprise inexplicable catalysée par un morceau de bois mystérieux qu’il ramène chez lui. Peu gourmand de littérature, sa compagne Louise lit pour deux, il n’a qu’un désir, retrouver ce poète, savoir tout de lui. Une obsession commence dans un voyage fantastique au royaume des morts devenant plus vivants que jamais.

Alexandra Koszelyk, dans une langue fourmillant de sensibilité et de métaphores, entraîne le lecteur dans l’univers d’Apollinaire au milieu de ses muses – Marie Laurencin, Madeleine Pagès, Louise de Coligny, Jacqueline Kolb – mais aussi de sa mère, de Pablo Picasso, d’Henri Rousseau et d’une certaine Gaia, probablement les pages les plus majestueuses du roman. Avec l’aide d’une figure stylistique, la prosopopée, maniée avec tant de délicatesse que l’on imagine une plume convertit en patin à glace pour illustrer toutes les formes les plus imaginaires des vocables dans une brume fantomatique.

Un hymne à la fois à l’amour et à la nature qui, entre deux branches poétiques, réincarne non seulement Apollinaire mais aussi les dieux, créateurs de l’univers en proie avec l’un des ses représentants : l’homme. Amour omniprésent dans toutes ses formes grecques – de Philia à Eros – en parallèle avec la terre, le ciel et les plus nobles représentants de la planète : les arbres. Seulement, est-ce que cette immortalité de l’humanité et de ce qui l’entoure sera éternelle ? Apollinaire emportée à 38 ans par un virus et combien de ses compagnons de route ont trépassé sous les flammes de l’enfer de la guerre ! Grand temps de retrouver les bases de notre existence, de retrouver les bras de Gaia pour qu’elle ne désespère pas davantage et qu’elle reste notre muse à tous.

« Durant la période de l’âge d’or, l’air ardent portait le rire des hommes jusqu’à moi ; j’étais leur géante aux pieds d’airain, et ils me bénissaient chaque jour d’offrandes aussi riches que variées. Grâce au vent, les arbres me chuchotaient leurs messages, leur mélodie était constante, suave, charnelle et dansante ; la nuit, les branches ne cessaient de craquer sous le poids de leur mélopée rassurante. Je m’endormais rassurée, sur mes fines lèvres se dessinait le sceau de l’harmonie. Les dieux et les hommes faisaient partie d’un tout indistinct : quand la souffrance accablait les derniers, ils venaient s’allonger sous les branches et attendaient, confiants et conscients du savoir millénaire semé par le vent dans les branches. Une fois apaisés et guéris, ils repartaient. C’était à cet endroit que je délivrais mes oracles, sous de grands chênes, près d’une fissure du sol. Cronos lui-même venait y découvrir l’avenir ».

La dixième muse – Alexandra koszelyk – Editions Aux forges de vulcain – Janvier 2021

 

 

 

  Noisette romaine L’ami du prince Marianne Jaeglé     L’amitié aurait pu se poursuivre, ils se connaissaient, l’un avait appris à...