mardi 29 août 2023

 

Une noisette, un livre 

Panorama

Lilia Hassaine


 

« À force de liker, on ne saura plus s’aimer »

 

Tout commence en 2029 lorsque l’influenceur Julian Gomes plante un couteau dans la gorge de son oncle. Pour se venger des viols - non condamnés pour cause de prescription - subis pendant l’enfance. Incarcéré, des milliers de citoyens réclament sa libération, des émeutes éclatent dans tout le pays. Un climat insurrectionnel s’installe, la « Revenge Week » devient virale avec le hashtag qui passe en boucle sur les réseaux sociaux, chacun se vengeant de son côté : on défenestre son patron, son voisin, on élémine un responsable d’une marée noire, un pédophile, des parents maltraitants. Chaque assassinat est filmé et liké en ligne. L’avocate de l’influenceur, qu’elle réussit à faire libérer, lance son mouvement : « Transparence citoyenne » avec une pétition pour un nouveau modèle de gouvernance. Démantèlement générale des institutions, les lois et les décisions de justice seront votés par le peuple sur Internet et, via l’idée de l’architecte Viktor Jouanet, tout devra être transparent, ne rien cacher. Assainissement moral et sécurité optimale pour le bien de tous.

Vingt ans plus tard, tous les murs ont été abattus, désormais les maisons, les institutions restantes sont en verre ; il reste juste un léger cache pour les toilettes et une espèce de lit sarcophage se referme pour les ébats amoureux à condition d’avoir appuyé sur le bouton « bon pour accord charnel ». La sécurité est totale, tout se voit, tout s’entend. Une bulle de verre où nul ne peut souffler le moindre secret. Existent encore quelques quartiers plus à l’ancienne avec des murs mais ce sont des citoyens qui n’ont droit à rien, juste du mépris de ceux qui acceptent d’être sous cloche.

Parmi ces habitants, Hélène vit dans la transparence absolue avec son mari David et leur fille Tessa. Ex-commissaire de police, elle est devenue gardienne de protection. Sauf qu’elle reprend du service lorsque plusieurs membres de la même famille disparaissent. Personne ne semble avoir vu quelque chose. Des soupçons se portent sur un proche qui vit dans le ghetto. Il est suspect : il refuse l’ordre de la transparence, du bien-être et… aime les livres anciens.  

Lilia Hassaine renoue avec la fable après son magistral « L’œil du paon » dans une version encore plus engagée, plus étourdissante. Une contre-utopie écrite par une plume en forme olympique et qui vous fait avoir la chair de poule. L’autrice interroge la société, nos comportements, les réactions sur les réseaux sociaux, l’emballement pour les faits divers, l’esprit procédurier, la vindicte des tribunaux populaires sur Internet, l’indignation à géométrie variable, les jugements à l’emporte-pièce, la réécriture de ce qui n’est pas au goût du jour, la calomnie rampante, l’étendard de la loi du Talion pour ne citer que ces quelques verrues faisant plonger une nation dans le gouffre de la vésanie et de la contre-démocratie tout en prônant exactement le contraire.

Nombreux sont les auteurs qui dénoncent les dérives de notre temps mais rares sont ceux qui le font avec autant de noblesse que Lilia Hassaine ; pour paraphraser Françoise Sagan, ce n’est pas parce que la vie n’est pas élégante qu’il faut l’écrire comme elle. Lilia Hassaine dénonce, interpelle, se rebelle mais sans haine, sans violence, sans mélanger un quelconque parti politique. Elle met en garde contre l’extrémisme sans tomber elle-même dedans. L’art de la nuance se perd, la jeune écrivaine la réhabilite avec honneur.

« La maison est spartiate. Un vieux frigo, pas de table basse, pas de vitrécran ni de télévision, des fauteuils en cuir craquelé, patiné, une bibliothèque dont je ne peux décrocher mon regard. En ville, elles ont peu à peu disparu des intérieurs. On préfère désormais les tablettes numériques, plus légères, plus pratiques. Surtout, elles permettent de lire la dernière version en date d’un ouvrage : depuis que les auteurs peuvent retoucher leur texte après publication, le livre n’est plus cet objet poussiéreux, figé dans le passé, il évolue, s’adapte à l’époque. Les maisons d’édition ont même recruté des modérateurs professionnels, chargés de retravailler et de nettoyer certains passages à la place de l’auteur. Trois versions d’un même ouvrage (une version brute, pour les universitaires, une version abrégée, pour les impatients, et une version normalisée, pour les plus sensibles) sont aujourd’hui disponibles grâce aux nouvelles tablettes ».

« J’avais cru les belles parleuses, celles qui se piquaient de sororité et de bienveillance alors qu’elles s’enrichissaient sur le dos de mes complexes d’adolescente ».

« J’allume mon smartphone et je ne sais plus ce qui est vrai. Peu importe. Ce qui compte c’est que ça circule. Les flux. Les tendances. Se laisser influencer par ses propres idées. L’algorithme nous approuve, entretient nos croyances, nous conforte dans nos choix. Je partage des articles, des posts, pour évangéliser mes amis, ma famille. Je partage sans débattre. Ne pas communiquer, pour ne pas évoluer. Échanger, pour ne surtout pas changer ».

Panorama – Lilia Hassaine – Éditions Gallimard – Août 2023

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