lundi 24 avril 2023

 

Une noisette, un livre
 
Le gardien de Téhéran
Stéphanie Perez
 
« Un jour, cette collection retrouvera la lumière »

 


Octobre 1971 : L’Iran célèbre avec un luxe incommensurable les 2500 ans de Persépolis. Pendant que les invités se délectent de champagne et de caviar, dans les quartiers populaires, la pauvreté s’amplifie. La grogne monte. Doucement mais sûrement.

Juillet 1977 : le jeune Cyrus Farzadi, livreur de moquettes et résidant dans les zones pauvres de Téhéran est engagé comme chauffeur pour livrer les prestigieuses toiles du futur musée d’art contemporain voulu par Farah Diba. L’Iran désire s’occidentaliser pour montrer au monde sa puissance. En achetant des biens culturels sans compter – grâce au pétrole, qui depuis 1972 est contrôlé uniquement par le pouvoir iranien et non plus par des instances internationales – mais en épousant, également, les mœurs et ses dérives (alcool, drogue, luxure).

Janvier 1979 : Reza Pahlavi, dernier chah d’Iran quitte son pays, abandonné de tous y compris des États-Unis.

Février 1979 : Khomeini prend le pouvoir. Le remède a été bien pire que le mal.

Dans un Iran plus ensanglanté que jamais, Cyrus va devenir le gardien du temple en protégeant les toiles inestimables signées Gauguin, Picasso, Warhol…un art rejeté par les mollahs pour cause d’atteinte aux bonnes mœurs pour représenter, entre autres, la nudité des corps et la liberté sexuelle. Au péril de sa vie, Cyrus continue de lutter contre l’obscurantisme, apprend les subtilités de l’art. Reconnaissant de la confiance que lui avait accordée la Chabanou malgré – au départ – son ignorance sur l’art, il refuse le monde des ténèbres, croit encore la liberté et lorsque ses connaissances fuient au fur et à mesure un pays devenu barbare, il part pleurer dans les caves du musée devant son unique réconfort : l’œuvre des grands maîtres.

Stéphanie Perez, connue pour ses grands reportages sur France Télévisions, signe un premier roman absolument percutant, bouleversant et maîtrisé jusqu’à la pointe de la plume. Ce gardien existe, la journaliste l’a rencontré ; elle a juste « inventé » de nouveaux patronymes pour les uns et les autres. On comprend pourquoi. Le ton est des plus objectifs et résonne admirablement en ces temps si troublés, en Iran et de par le monde : la manipulation d’un peuple est si facile lorsqu’il rencontre des difficultés économiques. Pourtant, les promesses ne sont souvent que chimères… Quant à l’art, on aimerait qu’il nous sauve de toute la barbarie de l’humanité. Au cœur de l’enfer, une toile peut ramener les couleurs de la vie.

« Depuis son exil irakien, l’ayatollah Khomeiny appelle à renverser le souverain vendu aux États-Unis, le vieil iman barbu a rassemblé une armée de mollahs qui fait se lever les mosquées. Son portrait sévère domine certains cortèges. La religion face à l’insupportable ostentation, le Coran contre le bâillonnement. Dans la foule mugissante, les alliances les plus curieuses s’inventent, l’espoir autorise l’inimaginable. Les turbans des clercs chiites se mélangent allègrement aux brassards rouges des communistes, l’extrême gauche, bien sûre d’elle, pense qu’elle se débarrassera tôt ou tard de ces islamistes qui ne connaissent rien en politique. La priorité est ailleurs, obtenir une transition vers la démocratie, créer une société égalitaire, instaurer la justice sociale. Il n’est pas interdit de rêver ».

« Tout autour de lui, il les sent vibrer, sur les dizaines de rails, ces multiples héros abandonnés, ces tableaux esseulés qui, dans l’adversité, se rencontrent, s’apprivoisent, s’entrechoquent. Des siècles et des styles de peinture qui s’entremêlent, des univers et des songes qui se confrontent. Il s’envole pour un long voyage immobile, une contemplation muette, se perd dans ces natures mortes qui s’éveillent au contact d’hommes étendus dans toute leur nudité. Il s’oublie auprès de ces femmes coquines au sexe offert, qui dialoguent avec des figures plus abstraites que géométriques. Des tableaux punis pour ce qu’ils représentent, ce monde honni des religieux obsédés par tout ce qui peut être impie. Des personnages partis pour un long sommeil, des Belles au bois dormant alanguies, sans que personne sache qui viendra un jour les réveiller, ni quand. Des œuvres comme des points de suspension dans une phrase inachevée. Et lui, dans cette pièce habitée de spectres colorés, prend conscience qu’il ne sait rien, ou presque, de cette assemblée muette, alors que les tableaux sont en train de prendre une place primordiale dans son existence bouleversée. Il se sent investi d’une responsabilité. Tout le monde les a abandonnés, sauf lui. Le puissant Empire perse les destinait à des jours de gloire et de lumière, les voici condamnés à l’anonymat et à l’outre-monde d’une chambre forte dont lui seul possède les clés. Tout un pan de l’art occidental englouti. Ingratitude de l’histoire. En ces jours où l’Iran se recouvre de noir, ils ont pourtant toutes leurs couleurs éclatantes à opposer ».

Le gardien de Téhéran – Stéphanie Perez – Éditions Plon – Mars 2023

En remerciant Lecteurs.com pour l’envoi de ce titre dans le cadre du Prix Orange du livre 2023

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