vendredi 5 mai 2023

 

Une noisette, un livre
 
Histoire d’un ogre
Erik Orsenna
 
« Dans notre société, plus les métiers sont inutiles, plus ils enrichissent ceux qui les pratiquent »

 


Il y a en France, au sein de sa plus vieille institution, un homme à qui la société a donné la verve la plus aiguë. Sa physionomie annonce son âme. Il a le jugement assez droit, doté d’un esprit percutant. Son humour ravageur fait de lui un gai luron. Il est tout sauf candide…

Naviguant aussi bien sur les fleuves de la fiction que sur les cours de la réalité, Erik Orsenna se divertit à nous narrer l’histoire d’un ogre aux dents à rayer le parquet. Point de prince charmant – quoique – mais peut-être un elfe aux longs cheveux blonds, mi-ange mi-démon, répondant au nom de Mercédes qui va aider notre conteur dans sa chasse – non létale – au monstre breton.

L’ogre restera un homme sans nom mais point de mystère sur son patronyme, on devine tout dans ce pamphlet des temps modernes qui n’est point une enquête, seulement un règlement de compte où l’élégance des mots jongle avec l’épée, académie quand tu nous tiens !

Mais au-delà du portrait au vitriol fait de ce Gargantua de la finance, ce sont les dérives d’une société qui sont égrainées au fil des pages. Quelques exemples, rien que pour le plaisir de les partager.

 Sur la course à la concurrence :

« En choisissant pour Principe Directeur de nos sociétés la concurrence, la concurrence effrénée, notre espèce humaine s’est trompée. Et nous constatons chaque jour les conséquences de cette terrible erreur. C’est cette concurrence, partout et toujours, qui a déréglé notre planète et son climat. Qui peut nous croire capables de résister à tous ces périls qui montent sans un retour à la solidarité ? »

Sur la pénurie de médecins, les salaires des soignants et sur le risque d’une montée de l’extrémisme qui ne ferait qu’amplifier les problèmes :


-           L’interne troisième année : 2332 euros. Je parle d’un médecin français ! Car s’il était étranger, ce serait encore moins. Pourquoi la sélection des étudiants est-elle si dure en France, alors que nous manquons tant de médecins ? Pour faire des économies, en comblant nos manques par des docteurs immigrés sous-payés. Et l’infirmière que vous voyez passer là : 1927,55 euros. L’aide-soignante : le Smic. Alors, quand je pense à l’autre jardin, cette Villa M d’où nous venons, où chaque deal rapporte des millions, l’envie m’envahit de prendre les armes.

-          Pauvre de moi ! Serais-je tombé en amitié avec une révolutionnaire ?

-          Exactement l’inverse : c’est la révolution que je veux éviter ! Rien ne déchire plus une société. D’autant que le pire suit ces grands soirs. Les lendemains qui chantent virent toujours au cauchemar !

-          Que voulez-vous dire ?

-          Staline a engendré Poutine. Et le Vénézuela ? Les habitants fuient par millions le paradis terrestre promis par Chàvez.

Sur tous les coups qui sont permis au royaume de l’hypocrisie et de la haute finance :

« Décidément, merci, Villa M ! Les spectacles que tu offres valent largement le festival d’Avignon. Comédies et fausses tragédies s’enchaînent. Les protestations d’amitié, les coups de poignard dans le dos, la célébration des familles, l’ancêtre à (gros, très gros) héritage qu’on pousse dans les allées, le jeu de croquet avec les enfants blondinets suivi d’un petit coup rapide avec la nurse dans la cabane à barbecue, les dîners en toute simplicité (Veuve Clicquot et Petrossian) tandis qu’au premier étage, gavée de sandwichs et d’eau minérale Châteldon, une escouade d’avocats, faufilés par l’entrée de service, mitonne le contrat mortel. Balzac à portée, juste de l’autre côté de la rue Poussin. Il manquait juste une musique. Verdi, bien sûr ! Rigoletto ! Ou mieux, Macbeth, acte I, scène des sorcières ».

Voyez mes braves comme ce fin gourmet des mots s’amuse, mais tout porte à croire qu’il se hâte de rire de tout pour ne pas laisser couler des larmes de tristesse. Mais au fait, dans ce royaume où les êtres candides – et les autres – sont engloutis par des monstres, il semblerait qu’un vent fort agréable souffle vers une coupole du centre de Lutèce, là où un fauteuil n°17 reçoit les inspirations d’un ancien fauteuil n°33.

 

Histoire d’un ogre – Erik Orsenna – Éditions Gallimard – Février 2023

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