Une noisette, un livre
Shiftas
Léonard Vincent
Tout
commence par un ballet de dromadaires dans le ciel de Mogadiscio. Cet envol
surréaliste n’est, en fait, qu’un chargement d’animaux à une bosse dans le port de la
capitale de Somalie. Mais le rythme est établi, ce Shiftas (mot qui signifie
hors-la-loi dans les langues de la corne d’Afrique) sera un rocambolesque
road-trip dans cette Afrique de l’Est déchirée par des années de guerre, de
dictatures et de terrorisme.
Nous
faisons connaissance en premier de Bruno, un cuistot embarqué sur le Baraka, un
pétrolier plutôt bizarre et tendance à bout de souffle. Bruno est originaire
des Bouches-du-Rhône et employé dans ce cargo sans trop peut-être savoir
pourquoi, des envies de prendre le large dans une société qui ne lui correspond
pas. Puis c’est la rencontre avec Medhanie, un Abyssin, qui se déclare comme
assassin face à ce qu’il a vécu dans son Erythrée natale. D’errance en errance,
il a parcouru des milliers de kilomètres, a traversé à ses risques et périls la
Méditerranée, puis s’est retrouvé à nouveau en Somalie, dans la fournaise du
port somali.
Et
enfin, c’est un berger Somali qui va compléter ce trio hors-norme, Abdi, qui va
quitter sa région natale dans l’esprit de récupérer un trésor qu’il sait caché
dans une ferme, de l’argent, en grande quantité, engrangé par un groupe
terroriste.
Les
trois compères décident de quitter le navire pour tenter cette quête d’une
poule aux œufs d’or revisitée mais où se dessinent tout le mystère d’un voyage
initiatique et la folle descente dans le
dédale crépusculaire de l’humanité. Parviendront-ils à leur but ? Comment
la désertion de ces trois hommes va-t-elle être gérée ?
Comme
un thriller de l’itinérance, ce roman oscille entre fuites incroyables, fiction
abracadabrantesque et réflexions bien réelles sur la situation africaine, l’administration
française et internationale, la cupidité des profiteurs de drames, la folie des
médias et les fameuses théories du complot, théories de plus en plus à l’honneur
avec les réseaux dits sociaux. Le tout chapeauté par une équipe de barbouzes,
mafieux et terroristes, qui parfois, font plutôt ménage à trois…
Dans
cette mallette livresque, l’écrivain journaliste a pris soin d’ajouter des
bouffées d’humour, des piques corrosives, des pochettes de subtilité et un
inexplicable talent pour ne jamais lasser le lecteur dans cette odyssée
africaine portée par l’amitié entre un Français,
un Somali et un Abyssin. Comme pour montrer que la sincérité, le partage et l’entraide n’ont pas de frontières, d’origines,
de religions.
Il
serait injuste d’oublier un autre « personnage » du roman, celui d’un
petit âne, plutôt cahin-caha, qui se pose des questions quand il se retrouve
sur la plate-forme du pick-up des aventuriers, il ne cherche pas trop de
réponses et, après-tout, c’est peut-être lui la véritable sagesse de l’histoire
dans toute la schizophrénie des civilisations…
« Bruno se voit
lui-même comme une expérience de métempsychose, désormais sans travail, assis
devant un vieil ordinateur asthmatique, sous un abri ouvert à tous les vents, dans
les odeurs méphitiques de ragoût froid et de linge qui sèche. De ses deux mains
jointes, dans un effort pour effacer l’angoisse, il s’essuie fermement le
visage, comme s’il venait de terminer sa prière ».
« Après l’invasion
éthiopienne, il embrassa les officiers en les félicitant en amharique, offrant
à tous des Toyota, des caisses de bières Saint-Georges ou des chambres d’hôtel
pour les permissions à Nairobi. Jafar n’a pas d’amis, seulement des intérêts ».
« Medhanie en a eu
assez de sa peau d’éternel assassin. Il s’est laissé porter par le destin et
les taxis-brousse vers une vie de fantôme, pour jouir du bonheur de n’être rien
ni personne, devenir l’homme qu’il voulait être au fond. Il a rompu pour
toujours avec celui que les papas, les guérilleros, les truands, les flics et
les quidams ont commandé toutes ces années pour leur bon plaisir. Afin d’échapper
une fois pour toutes aux gardes-chiourmes, il s’est dissous dans on époque, les
grands flux migratoires, les fuites éperdues, les disparitions inexpliquées. Sa
rencontre avec Bruno a tenu du miracle et marqué la naissance d’une nouvelle
communauté apostolique, païenne celle-là ».
Shiftas – Léonard Vincent
– Editions Les Equateurs – Mars 2019
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