samedi 23 mars 2019


Une noisette, un livre


 Le huitième soir

Arnaud de la Grange




Dien Bien Phu. 1954. Rien du merveilleux de la majesté d’Angkor, nous sommes dans l’Indochine du XX° siècle, loin de l’empire Khmer. C’est le théâtre de la dynastie des bombes, des attaques, des tueries, de la mort. Au milieu de ce pandémonium, surgit un lieutenant, presque son spectre, qui sait pertinemment quel sera son destin.

Pourquoi est-il engagé dans cette bataille ? En aucun cas pour amour de la patrie, il n’y a aucune crédulité chez le narrateur mais l'amour de l'humain certainement. Il refuse toute idée de confort et ne veut pas voir un nouveau chaos se profiler comme quelques années auparavant dans l’Europe des années 40. Et puis, il a ce besoin viscéral du déracinement pour ne pas risquer de s’enraciner.
S’ajoute un terrible accident avec la souffrance subit qui appelle à conserver une dureté dans l’existence. Ce combat sans issue est une mise à l’épreuve, se retrouver dans les miroirs  des corps cassés et des âmes en errance.

Pendant huit jours, il raconte chaque instant, du temps présent ou du temps passé. Entre les balles qui pleuvent, les cratères se transformant en tombeaux éternels, le narrateur plonge dans son passé et regarde cette vaillance des hommes autour de lui. De la bravoure de sa mère face à la maladie incurable jusqu’au dernier geste solidaire d’un compagnon de guerre, ce sont dans les moments les plus cruels que la dignité humaine sort ses plus beaux atouts. C’est quand il faut lutter que l’artificiel s’envole pour que seule l’authenticité subsiste.
Il songe à son ancienne fiancée et rêve à cette étrange cavalière sans monture, Pauline, qui permet de se détacher sur plusieurs pages de l’univers sanglant et de se plonger dans la volupté des couples.
Puis, arrive le huitième soir. Nous sommes le 7 mai 1954…

Contre toute attente dans cette obscurité, une lumière indescriptible traverse de part et d’autre ce roman grâce à la splendide écriture : la beauté nargue l’horreur, la sensualité se fraye une place au milieu du chemin des morts.
Ce qui est frappant, c’est la force avec laquelle Arnaud de la Grange narre comment une guerre peut aussi mettre en valeur toute l’humanité de l’inhumanité, mettre un cœur pendant que les pierres pleuvent, mettre des caresses dans le bain de sang, glisser quelques notes de musique dans le fracas des explosions.

Véritable manifeste pacifiste, ce récit qui est proche du document, pose aussi les questions sur cette dichotomie entre ceux qui font la guerre avec courage et ceux qui la déclarent avec lâcheté.

Tableau scriptural de l’homme dans toutes ses contradictions, l’homme capable du meilleur comme du pire, mais aussi, celles de chaque individu comme ce jeune lieutenant qui semble ne pas avoir un comportement spécialement ordalique et pourtant quelque chose de sibyllin le pousse à mettre sa vie en danger, comme si fuir sa tranquillité pouvait avoir une prise sur le destin.
Humainement terrible. Terriblement humain. Un huitième soir qui par sa tragédie peut donner une promesse sur l’aube de la paix.

« Cette guerre traîne depuis huit ans, au mieux dans l’indifférence, au pire dans l’hostilité de la métropole. Notre sort n’intéresse pas, ou il rebute. Les politiques ont fait ce qu’ils savent le mieux faire, décidant de ne rien décider et se défaussant sur le haut commandement ».

« Le clavier d’un piano est une allégorie de la vie, avec beaucoup de touches blanches, longues et claires, et quelques autres, plus petites et plus sombres. Le bien et le mal, avec lesquels toute mélodie doit composer. »

« La lumière s’embellit de son jeu avec l’obscur ».

« Je n’aime guère ceux qui chassent en meute, sans avoir le courage de courir seuls. »

« Un chef aime bien avoir la supériorité du verbe. Rien n’agace plus qu’un subordonné qui sait parler et écrire. »

« D’une phrase comme d’un tableau, on peut ressentir la beauté même si l’on n’en perçoit pas tout le sens. »

« Il y a des heures qui ne reviennent jamais mais on ne le comprend qu’après. On ne vit qu’une fois auprès d’une mère qui se meurt. »

Le huitième soir – Arnaud de la Grange – Editions Gallimard – Mars 2019

Prix Roger Nimier 2019 


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