Souvenirs d'un médecin d'autrefois

jeudi 18 février 2021

 

Une noisette, un livre
 
Le Stradivarius de Goebbels
Yoann Iacono
 


Qui se souvient de Nejiko Suwa ? Qui même connait son nom ? Elle fait partie de ces personnages de l’histoire qui revivent un peu par la magie des livres et des plumes.

Seconde Guerre mondiale. Le Japon est allié avec l’Allemagne nazie. Les relations entre les deux nations sont omniprésentes et c’est à celle qui remportera la sinistre course à l’horreur et à la torture. Pourtant dans ce pandémonium du vingtième siècle, un art qui aurait pu adoucir les mœurs restera bien vivant : celui de la musique classique, à condition qu’elle ne soit pas issue de compositeurs classés comme dégénérés – c'est-à-dire non conforme à l’idéologie du III° Reich et d’écriture juive. Le raffinement barbare va jusqu’à créer des orchestres dans les camps de la mort, comme quoi la culture n’est pas la voie infaillible contre la cruauté.

Dans l’entourage d’Hitler, le musicologue Herbert Gerigk – musicien raté – s’emploie à rédiger des ouvrages en faveur de la musique digne d’être glorifiée et à rechercher tous les instruments appartenant à des musiciens juifs pour les récupérer. Parmi son butin, un Stradivarius – qui en réalité serait un Guarneri – appartenant à Lazare Braun, déporté par le convoi 77 et qui périra avec sa famille à Auschwitz. La récipiendaire est une jeune virtuose japonaise, Nejiko Suwa. Sa destinée sera impactée à jamais à ce cadeau de Goebbels.

Le primo-romancier Yoann Iacono s’est attaché à reconstruire le plus scrupuleusement possible l’histoire de cette musicienne en s’attardant sur la période qui déterminera le reste de sa vie, entre 1943 et les années 50. Proche du document, il a créé néanmoins un narrateur pour laisser libre l’imagination des dialogues.

Un roman aux accents de valse triste, sombres mots sur un crépuscule de l’inhumanité autour d’un instrument et de celle qui tiendra l’archet devant des officiels nazis, puis, la guerre terminée, devant des officiels américains. Une roue qui tourne inlassablement dans les méandres des hautes autorités et des arrangements de circonstance : l’empereur Hirohito, pourtant bienveillant envers Hitler et ses sbires, sera récupéré par les Américains face au péril rouge. Et peu importe si quelques diplomates ont les mains tâchées de sang. Cela rappelle une autre aventure, celle des premiers pas sur la lune et de l’ingénieur du camp de Dora, Wernher von Braun.

Mais Nejiko Suwa, elle, n’était pas responsable de ce vol de violon. Elle a été choisie, emportée par le tourbillon d’une époque où jouer n’était pas forcément être en accord avec les autorités ; exilée en Allemagne et en France, manipulée contre son gré par quelques profiteurs machiavéliques et amoureuse du séduisant diplomate Oga Koshiro avec qui elle finira par se marier des années plus tard. Attachée à ce violon et désirant le conserver comme son bien le plus précieux, elle aura des difficultés à l’apprivoiser et progressivement une mélancolie l’envahira puis une espèce de culpabilité qui l’entraînera vers la dépression.

Un concerto en mode majeur, maîtrisé avec la précision d’un métronome, et, qui monte crescendo au fil des pages écrites par un crayon qui semble taillé dans un épicéa pour refléter toute l’âme d’une tragédie mondiale et de l’insanité des guerres. Avec quelques passages jazzy pour détendre l’atmosphère.

« La petite fille et sa mère l’observent, médusées, prendre l’archet et commencer à jouer une sonate pour violon de Dvorak : Indian Lament. La peur se mêle d’émotion. L’esprit de Nejiko s’éloigne progressivement de l’abri plongé dans l’obscurité. Nejiko voyage, elle est dans le quartier de Shiba à Tokyo, dans cette rue qu’elle aimait tant lorsqu’elle jouait avec ses amis. Oga la fixe intensément mais de si loin ».

« Nejiko l’a appris au contact de Goebbels : la guerre et sa continuation ne sont qu’affaire de communication et de propagande maîtrisée. Dans ce domaine, les Américains ne sont pas en reste. Douglas MacArthur tient ainsi à ce que l’Empereur du Japon soit mis hors de cause dans le procès de Tokyo qui s’ouvre. Les anciens ministres et les généraux de l’armée, les ambassadeurs à Berlin, à Rome, ceux-là doivent être reconnus coupables de la doctrine expansionniste du Japon, mais pas Hirohito. Lui, il s’agit de l’utiliser pour maintenir la stabilité du pays, de l’exhiber comme la marionnette d’un folklore passé, en guise du repoussoir du communisme ».

« Mars 1951. Impossible de laisser le monde une seconde sans surveillance. L’homme est insatiable en matière d’hégémonie et de guerre, de puissance et de sauvagerie ».

« Mais la paix demeure toujours fragile quand elle ne repose pas sur un vigilant travail de mémoire. Ce jour-là, qui se souvient que c’est Hitler qui a instauré le symbole du relais de la flamme olympique aux jeux de Berlin en 1936 ? »

Le Stradivarius de Goebbels – Yoann Iacono – Editions Slatkine & Cie – Janvier 2021

 

 

mardi 16 février 2021

 

Une noisette, un livre
 
L’Empreinte du loup
Alain Pyre

 


Pas la première fois qu’un livre m’attire par un titre. Pour un pays, une ville… et un animal. Mais lorsqu’après les premières pages l’histoire tourne à des relations sentimentales et dialogues assortis, ma progression est à pas de loup ne sachant si cet ouvrage pourra se transformer en noisette. Mais le côté Pygmalion version écureuil a encore fonctionné parce que c’est un hymne à la montagne, à la nature et à la sauvegarde des loups tout comme celle des bergers.

Après avoir été confrontée à la mort de brebis égorgées lorsqu’elle était adolescente – le loup ayant fait sa réapparition au début des années 90 dans le Mercantour avec un specimen retrouvé par Jacques Audibert – 20 ans plus tard avec un parcours bien solide, Juliette décide de se lancer dans un projet pharaonique : faire vivre ensemble brebis et loups, amoureux des loups et bergers en détresse. « Louable », nom de code pour l’opération pastorale, va prendre ses marques dans les alentours de Nevache dans les Hautes-Alpes avec Nicolas, le compagnon de Juliette et Jeremy, spécialiste de la faune sauvage. Leur moyen : l’outil informatique et l’usage de drones. L’hostilité des éleveurs est prévisible mais le fils de l’un d’entre eux va devenir le socle de cette expédition de l’impossible.

Il parait qu’un bon roman est celui qui fait réagir. Alors, aucun doute, le personnage de Juliette est une réussite car ô combien cette jeune femme a le don de provoquer à la fois dérision et admiration. Dérision pour le côté un peu « too much » voire caricatural de la femme engagée et amoureuse, admiration parce que progressivement l’auteur la convertit dans une forme d’authenticité avec une sensibilité à fleur de peau qui devient une arme.

Si la fin de l’histoire est prévisible, ce sont au fil des pages de belles galopades dans les montagnes et surtout un roman qui rapproche deux parties sans aucun a priori et qui démontre que la technologie peut être au service de la nature, de sa préservation – et non l’inverse. Qu’il sera peut-être possible un jour de faire cohabiter les loups et les agneaux en préservant chacun le mieux possible. Cette envie irrésistible de grimper en haut d’un mélèze et d’admirer toute l’immensité de la faune et de la flore, de s’enivrer du parfum des Alpes, de tous les versants de la vie en faisant le vœu d’une entente cordiale entre tous les êtres qui foulent ces précieux espaces.

« La vérité, la Terre entière s’en fiche ! Ce qui la captive, c’est la curiosité, les intrigues, la chasse, le goût du sang, la transgression punie de toutes formes d’interdit. Elle se passionne pour les affaires, quelle qu’en soit la nature, et ignore que les vérités qui fleurissent dans ses jardins ou renouvellent les saisons sont les seules dignes d’intérêt. Elle préfère les frasques des célébrités, les meurtres à qui mieux mieux, les pantins qu’on agite pour faire diversion dans le champ visuel de plus en plus restreint des hommes, le martelage publicitaire assenant que le bonheur réside dans l’usage de cosmétiques gommant les outrages du temps ou dans la possession de voitures connectées, ou dans un style vestimentaire chic et branché ! Aujourd’hui, le téléphone ne sert plus à téléphoner : on l’achète pour photographier, pour jouer ou regarder la télé, pour contrôler son pouls, surveiller son poids, pour gérer son chauffage central, son alarme antivol et que sais-je encore ? »

La suite de l’extrait à découvrir dans ces traces lupines…

L’Empreinte du loup – Alain Pyre – Editions de Borée – Janvier 2021

Ouvrage reçu et lu dans le cadre de l’opération Masse Critique de Babelio


tous les livres sur Babelio.com

 

lundi 15 février 2021

 

Une noisette, un livre
 
Ultime preuve d’amour
Michel Canesi – Jamil Rahmani
 


Vous est-il arrivé de parfois tomber amoureux d’un personnage de roman ? C’est très rare pour ma part et pourtant ô combien ce Rachid a su me charmer, m’émouvoir, l’envie de le prendre dans mes bras et caresser la noblesse de son âme.

Une histoire d’amour à trois mais partagé à chaque fois entre deux. Dans une Algérie écartelée, que ce soit à la veille de l’Indépendance ou pendant la guerre civile quelques décennies plus tard. En 1962, Pierre est un pied-noir, il milite pour une Algérie française, fait partie de l’OAS, au grand dam de ses parents. Il est jeune, exalté. Et amoureux. Fou amoureux de la belle Inés, une native du pays au tempérament déterminé et militant au FLN. Ils sont voisins, se fréquentent, s’aiment. Ensemble ils décident de concrétiser leur amour une après-midi à l’hôtel Aletti. Mohand le groom voit le couple, bien différent de ceux qu’il a l’habitude de guider dans les étages. Que vont devenir ces amants d’un jour ?  Pierre partira en métropole la mort dans l’âme, Inès est presque convaincu que son amour est perdu à jamais dans son cœur. Lors d’une manifestation, un homme la remarque, puis la retrouve. Il sait tout sur elle, Mohand lui a raconté son passage clandestin à la chambre numéro 310, chambre qui sera l’écrin de la nuit de noces entre Inès et Rachid… Deux décennies plus tard, Rachid est condamné par la maladie en pleine guerre civile algérienne, il n’a plus qu’un seul désir, celui de protéger sa femme.

J’avais découvert le duo Canesi & Rahmani avec Alger sans Mozart et je retrouve la même partition à quatre mains pour une histoire bien différente mais toujours aux effluves méditerranéens à la fois enivrants de beauté et piquants de blessures. Avec toutefois une belle métaphore sur la possible réconciliation entre les deux rives de la Mare Nostrum.

Deux plumes qui cheminent à l’unisson sur le destin des êtres que tout va séparer dans un amour qui n’arrivera pas à se briser malgré les déchirements d’une Algérie qui, à l’instar du couple, ne désirait que vivre, s’épanouir lors de l’indépendance tant attendue. Mais qui se retrouvera une fois encore dans les cendres des flammes de la violence humaine. Images en cascades, diaporama sur l’intolérance et envolées lyriques sur fond de poésie. C’est tout simplement beau, bien au-delà d’une simple histoire d’amour ; un hommage à la paix, à la liberté, à la femme émancipée.

« Elle était splendidement belle. Je m’approchai d’elle, ses amies scandaient : « Algérie algérienne ! » Elle me fixa quelques secondes de ses magnifiques yeux verts, mon visage n’accrocha pas son regard et elle détourna la tête. Je tentai désespérément d’attirer son attention mais elle disparut bientôt emportée par le foule… C’était une déesse descendue de l’Olympe pour fêter la victoire, bientôt Zeus se saisirait de son doigt et l’entraînerait vers le séjour des dieux. Une seule coupe d’ambroisie lui ferait oublier Constantine et moi, pauvre mortel, garderais à jamais son image divine et la tristesse du passant anonyme face à une madone intouchable ».

Ultime preuve d’amour – Michel Canesi et Jamil Rahmani – Editions Anne Carrière – Janvier 2020

 

vendredi 12 février 2021

 

Une noisette, un livre
 
Les pianos perdus de Sibérie
Sophy Roberts

 


Et si la Sibérie était à l’image d’un clavier et d’une partition… Des notes et touches blanches, neigeuses, avec une glace entrelacée comme une clé de sol ; immensité jusqu’à parfois une quasi virginité. Des notes et touches noires, dures, ténébreuses comme un requiem sur les millions de trépassés au cours des siècles. Tempi graves de la souffrance, allegro sur une culture faite de résistance. Ce récit est une ode à la joie et un lacrimosa, un cheminement piano pour l’histoire trépidante de l’une des régions les plus vastes du monde.

Sophy Roberts a entrepris un voyage en Sibérie à la recherche de pianos perdus après la révolution de 1917. De connotation bourgeoise, ils ont été bannis par les bolcheviques, détruits ou cachés, certains sauvés in-extremis, puis, progressivement, remis à l’honneur. L’un de ses plus grands facteurs – sans jeu de mots – de motivation était de ramener un piano pour une jeune pianiste Mongolienne, Ogderel Sampilnorov, afin qu’elle puisse en avoir un et diffuser sa musique dans la vallée de l’Orkhon. Véritable gageure pour l’intrépide journaliste britannique – vers la fin de son périple elle sera presque surveillée comme possible agent du MI6 – que de parcourir cet immense territoire des Monts Oural jusqu’à Vladivostok et même jusqu’au détroit de Béring, balayant  plus de quatre siècles d’histoire au son de rhapsodies et des mouvements politiques de cette Russie impériale.

Le récit commence près de Karakorum en Mongolie où la journaliste, ne jouant pas de piano, rencontre Ogderel Sampilnorov issue de la minorité Bouriate. Face à cette brillante virtuose et à toute la culture qui l’entoure, l’idée de retracer l’histoire de cet instrument dans le mélodrame russe devient une obsession.

L’essor de la musique en général et du piano en particulier correspond au règne de Catherine II malgré son peu d’intérêt et de goût pour cet art ; mais l’un de ses plus célèbres amants était mélomane, Grigori Potemkine, pour ne pas le nommer. Il sera l’un des personnages emblématiques dans la popularisation du piano tout comme, quelques décennies plus tard, Maria Volkovsky, l’épouse d’un décembriste, qui se consacra corps et âme à aider et instruire les populations de ces contrées du bout du monde.

Mais cette épopée aux variations énigmatiques n’est pas qu’une partition musicale, c’est un récit prodigieux sur cette Sibérie quasi mystique, pétrie de tragédies, pays synonyme de déportation, tant sous les tsars qu’après la révolution bolchevique et de souffrances multiples. Des décembristes à Anton Tchekhov, de la colonne pénitentiaire de l’île de Sakhaline – maintes fois en conflit avec le Japon – aux survivants du siège de Léningrad, sans oublier, au pied des Monts Oural, Ekaterinbourg, sinistre lieu où furent assassinés les derniers des Romanov dans la maison Ipatiev, ensuite détruite, et où se trouvait un piano. Un des nombreux fantômes dans cet opéra sibérien. Longues pages sur cette Russie incapable d’échapper à son passé. Nonobstant, les épouvantables charniers ne résument pas ce territoire gigantesque modelé également par des héros et des personnages terriblement attachants. Avant-hier, hier, aujourd’hui. Du peuple Nevet aux conquérants des montagnes de l’Altaï en passant par les aventuriers du détroit de Béring – Anna Béring compris – et ces anonymes que croisera Sophy Roberts lors de sa quête : pianiste de jazz, ancien navigateur d’Aeroflot construisant sa propre salle de concert et cette vieille dame de Khabarovsk…

Une plume faisant figure d’archet pour retracer le drame sibérien et l’histoire de ses peuples tissant une culture prodigieuse sur la toile des ténèbres. Un livre éperdument mélodieux mais qui est pour l’autrice une symphonie encore inachevée…

« Confrontée à la mémoire et à l’oppression, je sais une chose : j’aurai beau vouloir de toutes mes forces que ma traque du piano puisse célébrer ce que la Sibérie a de magnifique, la plupart de ce que je cherche est associé à un passé terrifiant. Je dois tenir compte des conseils prodigués par un courageux journaliste russe au début de mes voyages ; selon lui, il faut comprendre pourquoi on ignore délibérément ce qu’on n’a pas envie d’entendre, être conscient de ce qui  doit rester inscrit dans la mémoire, et savoir pourquoi les gens se taisent et tâchent d’oublier ».

Les pianos perdus de Sibérie – Sophy Roberts – Traduction : Blandine Longre – Editions Calmann-Levy – Janvier 2021

lundi 8 février 2021

 

Une noisette, un livre
 
De sel et de fumée
Agathe Saint-Maur

 


Piquant et gustatif. Goûteux quand le sel est dosé, corrosif quand il n’y plus que lui. Dans la mystique il est à la fois purificateur et maléfique, symbole de justice pour Pythagore, cendres pour les alchimistes. Ces cristaux représentant l’amitié, là il est l’amour. Mais il partira en fumée après les flammes qui ont jailli entre Samuel et Lucas.

Lucas est parti, Lucas est mort. Samuel, dévasté, raconte. Raconte cet amour perdu, cet amour fait de passion et de colère, de larmes, de sang, de joie. Lucas n’est plus, il ne reviendra pas ; Samuel ne pourra pas lui dire que la porte est à nouveau ouverte, lui qui l’a mis dehors peu de temps avant son trépas. Les croissants ne pourront pas le faire ressusciter même si Lucas pensait que les viennoiseries réparaient tout. L’intolérance, la haine a tué Lucas, ce Lucas, hétérosexuel, qui n’avait aimé que des femmes et qui s’était mis en couple avec Samuel plus orienté vers la bisexualité. Amis à Sciences Po ils étaient devenus amants, torrides amants. Tout les séparait et pourtant tout les a unis, le paradoxe qui rassemble, à coups d’étincelles, de baisers brûlants et de sexe incandescent. Incandescence des flammes, étincelles de l’amour, cendres des ténèbres de la mort.

En dépit de quelques errances, un premier roman qui porte tous les espoirs d’une plume explosive. Agathe Saint-Maur. Retenez ce nom, son écriture et son imagination ne peuvent qu’interpeller. Elle ne se regarde pas dans un miroir en glissant les mots, elle crée des personnages de romans qui sont plus authentiques que des vrais. Intéressant cette capacité à se fondre dans le corps d’un homme puis à faire tenir le lecteur malgré le manque d’action réelle. Tout est basé sur cette relation de soufre et de désir et les quelques longueurs ne finissent que par se convertir en de nouvelles pistes pour un tourbillon incessant. La jeune autrice a choisi d’alterner la vie d’avant et la vie d’après, Samuel avec Lucas, Samuel sans Lucas, ce qui laisse une large place au thème du deuil, au vide après la disparition d’un être aimé et aux sentiments contradictoires de la vie et de la mort : l’éternité n’est pour personne mais les regrets rongent celui qui reste pris dans l’étau de la tristesse et de la culpabilité.

Sodome et Gomorrhe, détruites par le feu et le soufre, Loth transformé en statue de sel ; l’histoire de la mer Morte version XXI° siècle du temps de la Manif pour Tous… Et un amour perdu, brisé.

« Je sais en tout cas depuis longtemps que se toucher c’est succomber. Deux personnes qui se sont aimées ne peuvent continuer à se détester qu’à la condition d’une distance respectable entre leurs corps. Le corps est à la porte d’entrée dérobée du cœur, celle par laquelle on ne voit pas le danger passer. La peau a la mémoire de l’amour bien plus longtemps que les cerveaux ».

« Le sexe, c’est juste la manière la plus complète d’être avec quelqu’un »

« L’amertume prend le pas sur ma solitude confortable. J’ai envie d’être deux, on est trois, et je suis tout seul ».

« Je pense que c’est une chance que la justice ne soit pas passion mais raison ».

« Les choses qui arrivent sont plus longtemps des souvenirs que des moments présents ».

De sel et de fumée – Agathe Saint-Maur – Editions Gallimard – Janvier 2021

jeudi 4 février 2021

 

Une noisette, un livre


La vie, les gens & autres effets secondaires
Ivan Nabokov avec Philippe Aronson

 


Le nom de Nabokov est un pedigree. Ivan Nabokov, éditeur avant toute chose, est né dans le domaine des arts : son père Nicolas n’est autre que le fameux compositeur et c’est un de ses cousins, Vladimir, qui a écrit le célébrissime « Lolita ». Prince de par sa mère, issue d’une ligné d’aristocrates russes, il est né apatride en Alsace en 1932 suite à l’exil de ses parents pour cause de révolution et durant son enfance il va et vient un peu partout lui qui, au fil des ans, ne se sent nulle part et surtout pas venant de Russie.

Editeur de Nadine Gordimer, Mary Higgins Clark, Salman Rushdie, Toni Morrison, il livre ses mémoires sur un ton léger, volontairement extravagant et parfois allant même du coq à l’âne. Pourtant, l’épisode du milieu de l’édition représente à peine la moitié du livre, le personnage préférant porter un regard sur l’ensemble de son parcours, un regard lucide malgré la cécité qui l’a frappé à l’hiver de sa vie après moult problèmes oculaires. De ses vagabondages, il en tire une grande vitalité et la sincérité avec laquelle il évoque ses parents et autres membres de sa famille force la sympathie. Et davantage lorsqu’il évoque à maintes reprises sa femme Claude Joxe dont le père Louis a été ambassadeur à Moscou sous de Gaulle et son frère Pierre ministre sous Mitterrand. Les grandes familles forment la grande histoire…

Mais le plus savoureux dans ce récit sont les diverses anecdotes semées – on aimerait en lire davantage – comme des petits cailloux, progressivement et irrégulièrement comme pour activer la curiosité du lecteur. Etonnement en mode majeur opus 130 lorsqu’on apprend qu’il n’a pas lu tous les livres édités par ses soins – même si cela reste épisodique –  pour ces quelques exceptions il s’est sans doute basé  sur la notoriété pour proposer une traduction à sa maison d’éditions. Quelques autres révélations relativement croustillantes pimentent le récit – ah que j’aime ce voyage à Moscou effectué en 1980 - qui, toutefois, manque un peu de style littéraire. Mais d’aucuns préféreront sans aucun doute des mémoires qui s’éloignent d’une forme trop romancée.

La vie, les gens & autres effets secondaires – Ivan Nabokov avec Philippe Aronson – Editions Les Escales – Janvier 2021

 

 

mercredi 3 février 2021

 

Une noisette, un livre
 
Marina A
Eric Fottorino

 


Marina A. Marina Abramovic. A l’instar du narrateur, le Docteur Paul Gachet, je ne connaissais pas cette performeuse d’origine serbe et qui a fait le tour du monde en s’arrachant le corps devant des milliers de visiteurs. Une lanceuse d’alerte par la mutilation du corps. L’art non pas pour sublimer mais pour une violence à réparer.

Chirurgien orthopédiste dans un service pédiatrique, le narrateur passe, avec son épouse et sa fille, quelques jours dans une ville à musée ouvert, Florence. Leurs pas ne songent qu’à suivre les traces de Boticelli, Donatello, Da Vinci… mais un tremblement de terre artistique provoque un séisme intérieur, le protagoniste est bouleversé par les affiches mettant en scène Marina Abramovic. Visites, recherche d’information, observation d’images, l’obsession est proche. Choc psychologique contre violence artistique, plus besoin du poids des mots, la vision d’une femme qui nettoie des squelettes, s’attache avec son compagnon, expose son corps et laisse le public libre de faire ce qu’il veut avec déclenche un big-bang chez celui qui a pour métier de réparer des os brisés. Métaphore littéraire pour roman en mode warning sociétaire.

Deux ans plus tard, un soi-disant pangolin farceur envoie un cataclysme planétaire par le messager Coronavirus, nom de code : Covid-19. Notre narrateur songe toujours à la provocante Marina, d’autant plus qu’en plein confinement son cerveau bascule et son corps nécessite un repos confiné. Les métaphores tourbillonnent encore dans les pages et derrière un ton léger semblant primesautier se dessine une réflexion sur la société individualiste que la crise sanitaire a renvoyé en boomerang dans la figure des hommes.

Combien de fois sommes nous interpellés ? Souvent, très souvent. Sommes-nous pour autant touchés ? Pas certain. C’est là que se joue ce roman, chevauchant sur l’art qui s’éloigne de la beauté pour montrer la laideur du monde, de ce que l’humain est capable de faire et, encore pire, sur sa capacité à détruire. Banalisation de l’effondrement de l’autre pour protection individuelle, regard de proximité malgré la mondialisation. Marina Abramovic défie les humains : en rendant un corps accessible d’aucuns sont capables des plus viles intentions. Eric Fottorino signe un roman qui fait résonner les systèmes d’alerte pour que les raisons cessent de s’égarer.

Même si à titre personnel j’estime que l’art se doit d’être beau pour supporter les affres de l’existence, une belle claque peut être un geste salutaire pour réveiller les consciences endormies. Parfois, il suffirait d’un geste pour que la face du monde puisse changer. Collectivement. Avec humilité. Prendre soin des autres et prononcer deux mots : « après vous ».

« Je décidai non plus de baisser le son, mais d’éteindre la télé. Au messianisme à la petite semaine, je préférais le silence, écouter le silence à l’intérieur de moi ».

« Elle s’était tenue au strict nécessaire, combien tu veux de tomates, d’oranges, de pommes, pour quand les avocats ? On n’avait pas blagué, je ne l’avais pas félicitée pour sa nouvelle coupe de cheveux – de toute façon, un autre virus dissuadait les hommes de complimenter les femmes pour leur grâce. Et quand elle s’était dirigée vers l’extérieur de l’étal, là où je pouvais enfin voir son visage sans protection pour qu’elle me tende mes sachets – mais pas sa joue à embrasser -, je ne m’étais pas attardé ».

« Marina A était sans doute la seule lanceuse d’alerte au monde à crier sans un mot, à écrire avec son corps, son sang, ses silences ».

Marina A – Eric Fottorino – Editions Gallimard – Janvier 2021

lundi 1 février 2021

 

Une noisette, un livre
 
Giono, furioso
Emmanuelle Lambert

 


Furioso, comme l’aurait peut-être aussi décrit Ludovico Ariosto, lui aussi poète comme Jean Giono, observateur des mœurs et des comportements chaotiques des humains. Emmanuelle Lambert par une écriture parfois proche de celle du roman fait de l’écrivain provençal une sorte de personnage de conte qui semble avoir chevauché le vingtième siècle comme une époque de la Renaissance après avoir essuyé toute la laideur de la Première guerre mondiale.

L’écrivaine a une passion pour Jean Giono, aucun doute. Mais une passion raisonnée, loin de tout fanatisme, ce pourquoi on peut lire son ouvrage avec empathie. Car elle n’hésite pas à envoyer quelques piques ou à s’interroger sur le comportement réel du « papa » du célèbre Angelo sous l’Occupation ; à juste titre.

S’adressant quelquefois directement à l’écrivain, elle repasse sa vie au gré des événements marquants – notamment la guerre 14-18 où Giono fut choqué à jamais – et de ses ouvrages qui sont loin d’être toujours une ode à la joie. C’est là tout le paradoxe du personnage, j’en avais l’impression et mes doutes d’amateur sont confirmés par un regard professionnel : aussi poétique que réaliste, aussi contemplateur qu’acteur, autant à représenter la vie que la mort, optimiste un jour, pessimiste le lendemain, amoureux de sa femme comme de ses maîtresses… seule certitude, apôtre de la paix et farouchement opposé à la vésanie de la finance.

Comme tout écrivain, il puisera son inspiration sur le vécu, sur ses idéaux, sur ses relations. De ses parents, il voue un amour sans faille à son père, pour sa mère tout est plus ombrageux. De ses amis, il portera toujours dans son cœur son compagnon de combat arraché par les griffes de la guerre et sera souvent fidèle en amitié. L’occasion de remettre en lumière un bien oublié Lucien Jacques.

L’occasion de retrouver aussi les livres de Giono, ceux lus dans mon enfance et de découvrir ceux vers lesquels je n’ai encore pris comme compagnons d’une soirée.

Furioso. Ma non troppo.

« Il ne faut jamais prendre ce qu’un écrivain dit pour argent comptant. Surtout Giono, qui, ravi de ses qualités de conteur, aimait beaucoup se raconter lui-même. Il avait la passion de l’invention, cette tendresse de l’esprit qui n’est pas exactement le mensonge, mais un endroit où la réalité qu’on raconte est tordue, à peine déformée par rapport à la vérité, un tout petit peu plus belle, ou agréable ».

« Que ce grand bavard ait eu pour idéal le silence de la communication lorsqu’elle s’efface devant la poésie ne doit pas surprendre. Giono, en ce sens, est un poète parmi d’autres. Mais il le fait en malaxant une telle glaise romanesque, les pieds si fermement sur terre, avec un attachement si permanent aux choses concrètes longuement décrites dans le toucher, dans l’odorat, à travers de longues phrases orales, de longues vagues de parole, que les moments où le silence advient stupéfient le lecteur ».

Giono, furioso – Emmanuelle Lambert – Editions Folio – Septembre 2020

dimanche 31 janvier 2021

 

Une noisette, un livre
 
Le diable parle toutes les langues
Jennifer Richard

 


« Plutôt que d’asseoir ma supériorité à coups de canne, j’ai toujours préféré ôter mon chapeau devant la personne que je dépouille ».

Cette phrase ne peut résumer le dernier livre de Jennifer Richard « Le diable parle toutes les langues » mais illustre littéralement le personnage de Basil Zaharoff, plus Méphisto que le maître des enfers et qui a soudoyé des centaines de Faust avides non pas de jeunesse éternelle mais de pièces sonnantes et trébuchantes, peu importe si elles avaient les marques de sang.

D’origine probablement grecque, ce marchand de canons est né dans l’Empire Ottoman, à Mugla. La famille s’est exilée mais sa terre restait Constantinople. De son vrai nom Vasilios Zacharias, avant qu’il ne lui donne des accents russes, avait probablement au fond de son esprit une triade qu’il n’a cessé de développer : la corruption, l’art de jouer les pays les uns contre les autres pour vendre des armes et la création d’argent par le crédit. Un côté Raspoutine en mode XXL.

L’autrice Jennifer Richard – qui a signé un remarquable précédent ouvrage Il est à toi ce beau pays, a puisé son inspiration à la fois dans les écrits autobiographiques de Zaharoff et les biographies existantes, biographies plus ou moins fantaisistes. Là, point de compassion ou d’oublis, ce Satan belliqueux apparait dans tout son cynisme manipulateur.

Quelques semaines avant son trépas, Zaharoff réalise que la Grande Faucheuse va l’emporter lui aussi et que la vieillesse est un naufrage. Lui, comment est-ce possible ? Le bienfaiteur de l’humanité qui s’amusait à passer pour un philanthrope à coups de billet pour les associations caritatives – Charity business avant l’heure – et à collectionner médailles et autres hochets de glorification. Décider des guerres – sans mettre un pied sur les terrains minés –  est la plus juteuse source de richesse et de reconnaissance aveugle. Devant le constat de sa déchéance physique il remet à se fille Angèle – qui n’était en réalité que sa belle-fille – ses mémoires. Mémoires qui ont le goût d’une confession mais noyée dans l’âme noire de celui qui s’est pris pour un démiurge de l’univers.

Mais il avait un mauvais génie. Sa compagne – épousée tardivement – la princesse Pilar, femme d’un grand d’Espagne avec une raison enfouie dans les profondeurs des démences, dissimulait sous son charme et sa beauté un appétit cruel pour le luxe et la célébrité. Un couple baroque dans son sens le plus péjoratif.

Derrière les perversions machiavéliques de Zaharoff, c’est tout un portrait des profiteurs de la misère humaine qui est peint à coups de plume trempée dans les veines des maîtres de guerre : ceux qui investissent dans la technologie pour tuer plus vite, plus en nombre tout en invoquant – déjà au dix-neuvième siècle – le bienfait des conflits pour apporter de l’humanité face aux territoires menacés. Mécanisme impitoyable entre machines d’acier et de plomb, pouvoir politique et haute finance internationale.

Un roman aussi déconcertant que captivant, non dénué d’humour noir, mais avec une histoire hélas toujours d’actualité ;  les hommes aimant s’enrichir et affirmer leur existence sur les fracas des balles et les effluves numéraires.

« Le client vient-il à manquer d’argent ? Peu importe ! Les deux agents s’entendent pour trouver une solution. Et cette solution a pour nom le prêt. Une troisième entité s’invite alors dans ce marché : la banque. Et voici trois parties qui, toutes, ont intérêt à ce que la transaction se réalise. Pour le courtier, ce n’est plus uniquement un pour cent de la part du vendeur, c’est en plus un pour cent de la part de la banque. Un client qui n’a pas d’argent et qui se voit contraint d’emprunter à la banque est donc plus intéressant qu’un client qui paie comptant. Si l’on ajoute à cela la nécessité pour la banque de sécuriser la dette, par les services d’un autre acteur du marché que l’on nomme l’assureur, l’on commence à comprendre que l’expansion de certaines fortunes n’a pas de limites ».

Le diable parle toutes les langues – Jennifer Richard – Editions Albin Michel – Janvier 2021

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« Les affres politiques du monde arabe paraissent plus lointaines que « Les Mille et Une Nuits ». Aucune autre mer du monde n’est plus éloignée du présent et nulle part ailleurs le passé évanoui n’a une présence plus envoûtante. Il y a une génération ancrée, ces boutres d’où montes vers moi la prière du soir étaient chargés d’esclaves, d’enfants eunuques, de vierges nubiles et d’armes de Sir Basil Zaharoff, le plus grand marchand de mort des temps modernes, à qui je portais jadis son petit-déjeuner au Négresco à Nice, où j’étais garçon d’étage en 1936 ».

Romain Gary - Les Trésors de la mer Rouge – 1971 

 

 

 

lundi 25 janvier 2021

 

Une noisette, un livre


Tu marches au bord du monde
Alexandra Badea
 


C’est l’histoire d’une femme qui se raconte, de Bucarest à Kinshasa. Qui est enfermée dans ses blessures, dans celles des autres, dans celles de l’Histoire de son pays, la Roumanie, et de ceux où elle va poser ses pas, le Mexique notamment. Son corps ne répond pas malgré sa jeunesse, son âme s’évapore. Dès qu’elle se sent mieux, aussitôt les sournois fantômes la narguent. Et gagnent. Le marketing qu’elle étudie est à cent lieues de ses faibles espérances mais ayant raté une énième fois le concours d’entrée au Conservatoire ses rêves de théâtre ont fini pas s’évanouir, telle une poupée de chiffon abandonnée par des mains d’enfant.

Dans une écriture particulière, travaillée sur le bout de la plume avec des effluves poétiques, c’est un voyage initiatique, un voyage au renouveau de l’âme dans l’inaction du monde des vivants. Mais contrairement à un lieutenant Giovanni Drogo elle ne va pas attendre, elle ne va pas rester dans la solitude des sentiments. Elle fuit. Elle part sans son compagnon qui n’est qu’un pantin de son existence. Sa première escale sera Paris avec une rencontre dans la cour carrée du Louvre. L’amour avec un inconnu ne lui apportera qu’un éphémère répit. Mais progressivement, une lumière semble l’entourer et lui porter de nouvelles flammes vers l’existence.

Ce roman est très beau et pourtant je suis restée à marcher qu’à son bord, peut-être parce que j’aime les personnages moins torturés pour une totale évasion livresque en cette période "confiniesque", peut-être parce que j’ai ressenti un narcissisme avec la multiplication des états d’âme et d’une narratrice qui semble se parler à elle-même. Néanmoins j’invite mes lecteurs à le découvrir car ils y verront d’autres lueurs et des richesses qui sont restées enfouies à cette première lecture. Et aussi pour sa qualité à émouvoir même sans totale communion de l’encre.

Tu marches au bord du monde – Alexandra Badea – Editions des Equateurs – Janvier 2021

jeudi 21 janvier 2021

 

Une noisette, un livre
 
Le syndrome de Petrouchka
Dina Rubina

 

(Photo de fond © Valerii Tkachenko)

Un héros de roman marionnettiste qui a pour prénom une marionnette, qui dit mieux ? Petia voue sa vie au théâtre de marionnettes. Il vit pour ses poupées, pour le jeu qu’il va inventer, les scènes qu’il va créer. Depuis son enfance il s’occupe de Liza, un bout de femme, toute petite, irrésistible, une chevelure à l’image de la flamboyance du personnage. Enfant, puis adolescent il l’a promenée sur son dos, a pris soin de cette jeune enfant dont la mère s’est jetée par la fenêtre sous les yeux de Petia. En grandissant, Liza est devenue son épouse et l’amour entre les deux est étrange et tout devient encore plus singulier lorsque Petia fabrique une poupée à l’effigie de sa femme de plus en plus happée par les tourments de la folie. Pourtant, dans le couple qui est le plus explosif ?

Sur cette grande scène livresque, il fallait un autre personnage pour tirer les fils : ce sera un médecin. Psychiatre de son état. Tout est parfaitement orchestré – de Mozart à Django Reinhardt – pour une histoire aux limites abracadabrantesques mais d’un foisonnement folâtre irrésistible. S’ensuit un défilé de personnages fantasques, tous plus ou moins liés les uns les autres et qui offrent une chorégraphie à la fois absurde, mystérieuse, imprévisible, sombre mais terriblement vivante.

Ce roman pourrait être le pendant du fameux ballet d’Igor Stravinski qui a pour nom cette figurine russe, ce pantin éternellement en souffrance qui fait frémir et sursauter de joie. D’une narration abstraite on se rapproche continuellement de la musique et surtout de la peinture, telle une polychromie posée sur cet art populaire du théâtre des marionnettes. C’est l’énergie du verbe pour colorer les âmes, ce sont des luttes en couleurs, une profusion de mots, de métaphores. C’est un crayon transformé en pinceau, une page aux allures de partition, un Tchaikovsky posant pour un André Lanskoy.

L’écriture de Dina Rubina rassemble toute la grandeur de la Russie et de ses alentours. Si Petia nous fait voyager de Samara, à Jérusalem, c’est pourtant Prague qui reste le socle de cette épopée entre le réel et l’imaginaire ; depuis le Pont Charles s’envolent des sonorités incandescentes, la luxuriance de la créativité, l’exubérance des passions, le tragique des destins. Et quelques baisers d’amour d’une Russie captivante et imprévisible. A l’image de ces éclairs bleus lors d’un orage d’hiver sous les averses de neige.

Follement théâtral, théâtralement fou.

« Assis sur son petit tabouret dans la remise du théâtre, Petia dévorait des yeux Youra qui jouait Pierrot, la marionnette brisée, et il repensait à son père. C’était lui, en tous points. Romka avait exactement, et de la même façon, coupé un à un tous les fils de la vie, les fils de l’amour familial qui le liaient à sa femme, à son gamin, en se laissant balloter uniquement sur le fil d’or, le dernier fil ténu qui lui restait (…) Le petit garçon savait déjà que le monde des marionnettes est aussi varié, vaste et peuplé que le globe terrestre, avec tous ses pays, ses peuples, ses fleurs et ses arbres, ses animaux et ses oiseaux, ses nuages, sa neige et sa pluie. Il savait que s’y cachait le secret de la vie, d’une autre vie, et que ce secret, il fallait sans relâche chercher à le découvrir, à le faire sortir ».

Le syndrome de Petrouchka – Dina Rubina – Traduction : Marie Lhuillier – Préface de Yves Gauthier – Editions Macha – Janvier 2020

 

 

  Noisette d’invitation à la valse Je vous dédie mon silence Mario Vargas Llosa     Un livre posthume pour sa traduction française...