lundi 20 juillet 2020

Une noisette, un livre
 
Il est à toi ce beau pays
Jennifer Richard
 

Congo, une histoire que d’aucuns nomment un « holocauste oublié ». Un pays, un peuple, des ethnies. Un terrain d’esclaves, une terre convoitée, un massacre avec l’approbation des soi-disant bienfaiteurs de l’humanité.

De ce Congo la romancière Jennifer Richard dresse une fresque historique couvrant une période de près de 20 ans à la fin du XIX° siècle relatant en un triangle la colonisation en Afrique, la ségrégation en Amérique du Nord et l’enrichissement d’une poignée d’Européens et d’Arabes se disputant les richesses d’une terre et le marché de l’esclavage. Une conquête de territoires en se servant d’une cause morale : une mission salvatrice pour mettre fin à la servitude…

Le roman fleuve commence par le personnage d’Ota Benga, authentique comme tous les autres protagonistes. Nous sommes en 1916, à New York. Cet homme originaire du Congo de la tribu des Pygmées se suicide avec une arme à feu. Il n’en peut plus, lui à qui on a volé son identité et son pays. Car ce pays du Congo était le sien mais arraché à sa terre natale par un missionnaire, qui était aussi homme d’affaires, il souffre corps et âme. Dans la réalité, Ota  Benga fera partie de ceux qui seront exposés dans un zoo…

Des Etats-Unis au Congo, de Bruxelles à Paris en passant par Londres, c’est un défilé de personnages historiques, plus ou moins connus, plus ou moins cruels, plus ou moins vénaux et seulement se détachent quelques figures humaines comme Roger Casement, Joseph Conrad, George Washington Williams ou Booker Taliaferro Wasshington. Le tout dans un récit absolument effroyable sur la condition noire, l’exploitation de l’Afrique en général et le Congo en particulier et sur les fausses bonnes intentions des prédicateurs d’humanité comme Léopold II, qui prétextant mettre fin à l’esclavage avait créé une entité afin d’asseoir son pouvoir hors Belgique et écarter les Arabes du marché de l’ivoire et de la main-d’œuvre gratuite… Pris en tenaille, les explorateurs, avides de gloire, ne reculant devant aucun danger, parfois culpabilisant sur les conditions de vie des indigènes mais continuant à permettre aux gouvernements européens de s’offrir des territoires inconnus au prix du sang. Au fil de la lecture, c’est l’incipit de « Tristes tropiques » de Claude Lévi-Strauss qui revient en mémoire « Je hais les voyages et les explorateurs » avec cette propension de l’Occident à faire de l’exotisme à la fois une distraction et un pillage.

Quant à la ségrégation aux Etats-Unis, l’auteure décortique tout le machiavélisme qui a œuvré pendant des décennies, faisant des milliers de victimes, accroissant la pauvreté et laissant la haine se disperser.

Malgré ses 800 pages, c’est un livre qui se lit sans pouvoir presque s’arrêter et pourtant doucement pour bien mesurer le pouvoir des mots pour décrire l’ineptie – euphémisme – du colonialisme et de toutes les violences qui ont suivies, et qui, hélas, de nos jours sont encore présentes ; le Congo étant toujours un terrain de tous les profits, de toutes les luttes pour récupérer les précieux minerais et où se commettent chaque jour des crimes dont des viols utilisés comme armes de guerre.

Malgré les nombreux personnages et les multiples allers-retours entre Afrique, Europe et Amérique, à aucun moment le lecteur ne se sent perdu devant l’étendue de la narration des faits, seul un sentiment d’effroi revient régulièrement tant certaines descriptions sont insoutenables. Mais elles rejoignent les divers témoignages laissés en littérature et en journalisme.

Une lecture indispensable pour mieux comprendre le monde du XXI° siècle encore victime de l’emprise hypocrite et barbare des puissants d’hier, d’avant-hier et de leurs fantômes quelquefois réincarnés dans les hommes d’aujourd’hui.

Pour compléter, je ne peux que recommander également, entre autres, les ouvrages d’auteurs congolais – Alain Mabanckou, Philippe Moukoko, Chéri Samba, Sony Labou Tansi, Henri Lopes… –   « Le rêve du Celte » de Mario Vargas Llosa et l’indispensable ouvrage sur le Congo de David Van Reybrouck. Et pour votre serviteur relire « Cœur des ténèbres » de Joseph Conrad pour mieux discerner cette plume qui narrait sur le vif cette partition mortelle qui s’est joué en Afrique entre exploitants et exploités. Et qui se joue encore dans ce beau pays qu’est le Congo, dans ce beau continent qu’est l’Afrique, berceau de l’humanité.

« Ota Benga ignore qu’il est le personnage central et solitaire d’une tragédie en plusieurs actes. Une histoire qui se déroule sur trois continents et dont les rebondissements se jouent encore sous nos yeux. Une fresque portée par des héros impuissants et des malfaiteurs couronnés, des hommes de bonne volonté et des lâches ordinaires. Avant lui, on a colonisé l’Afrique au nom de la civilisation. Après lui, on l’a pillée au nom des droits de l’homme. Ota Benga fait partie de ceux qui ne comptent pas. Il fait partie des non-personnes. »

« Le luxe est une arme de destruction massive dont la flatterie sert de détonateur »

« On ne parle de grandes causes que pur se rallier l’opinion publique. »

« La première fois que les Arabes étaient venus au village, ils avaient trouvé plusieurs tonnes d’ivoire (…) Quand ils revinrent la fois suivante, il n’y avait pas d’ivoire. Ils se moquaient de savoir qu’o ne pouvait reconstituer en six mois ce qui avait été fait en cinquante ans, et qu’on ne chassait pas l’éléphant quand on n’en avait pas besoin. Ils étaient repartis avec une dizaine de garçons et de filles… ce n’était qu’un avertissement ».

« Finalement, cela ne tenait à presque à rien, la civilisation. Les circonstances faisaient l’homme beaucoup plus que la naissance. Il suffisait de retirer le pain, le vin, de supprimer les livres et le journal livré au petit déjeuner, la compagnie d’amis raffinés et les discussions polies. Il suffisait d’ajouter le manque de sommeil, la fièvre, le tourment des insectes et la peur des animaux sauvages. Avec tout cela, le sentiment d’impunité engendré par l’émoignement et par l’absence de témoins pouvait transformer n’importe quel gentleman en monstre. Voilà les réflexions auxquelles se livrait Josef Konrad Korzeniowski, trente-deux ans, alors qu’il voyait se dessiner les contours du port de Stanley Falls ».

« Il s’était rendu compte que les Américains se moquaient éperdument de son destin et que les Africains le considéraient comme un étranger. Il lui avait fallu atteindre quarante ans et découvrir l’enfer sur terre pour admettre qu’il n’était qu’un homme parmi d’autres et que les grandes actions n’attiraient pas la lumière ».

« Avant son départ, il se demandait comment il réagirait, s’il se retrouvait face aux hommes que le monde entier se disait prêt à combattre. Maintenant qu’il savait que le « monde entier » n’était en réalité que la coalition économique de quelques pays industrialisés qui se conduisaient avec plus de sauvagerie que les peuples qu’ils dénonçaient, son animosité avec les Arabes s’était amoindrie. Il avait certes vu leurs méfaits, en remontant le fleuve, mais il ne les avait jamais entendus faire la morale lors de conférences ».

Il est à toi ce beau pays – Jennifer Richard – Editions Albin Michel / Pocket – Février 2018/Mars 2020

 


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