vendredi 26 mai 2023

Une noisette, un livre
 
L’âme des ormes
Henri Lafranque

 

« Il comprend le véritable travail des paysans : façonner, organiser, délimiter, ouvrir, structurer, caresser, amadouer, chérir, permettre, accoucher le paysage »



Henri Lafranque fait partie de ces médecins qui sont autant médecins des corps que des âmes. Cette génération où ils se déplaçaient à domicile et entraient dans l’intimité de leurs patients. L’observation étant la condition sine qua non pour soigner, leurs regards portaient au-delà du diagnostic clinique. Comment ne pas être touché par la détresse, comme celle qui touche les gens de la terre, dans une société ou marketing et profit sont devenus les fils conducteurs ! De cette expérience, il a écrit un roman aussi poignant que tristement réaliste. 

Quelque part dans le Berry, Damien est agriculteur. Comme son père, comme son grand-père. Par tradition et par passion. Seulement, la conjoncture économique ne joue pas en sa faveur. D’un côté la pression des créanciers, de l’autre celle de gros exploitants sans aucun scrupule … quelques hectares de plus pour cette nouvelle agro-industrie. Seulement, malgré la solitude, les sacrifices, Damien tient à sa terre. Marion, son épouse, le soutient et travaille à côté pour survenir à leurs besoins. À force Damien va craquer. Les vautours avides de pouvoir lorgnent sur ses terres et sur sa femme. 

Courte fresque sur la vie rurale et la désertification des campagnes, l’auteur ne s’encombre pas d’explications inutiles. Il écrit, à l’aide de vifs dialogues, les conditions humaines avec ses souffrances, ses combats mais, également, sans oublier l’autre versant, celui des jalousies, de la cupidité, du pouvoir. Henri Lafranque sème les mots pour tenter de récolter une prise de conscience collective autour de la terre. Pour que des ormes renaissent. 

L’âme des ormes – Henri Lafranque – Éditions La Bouinotte – Mars 2022



mercredi 24 mai 2023

 

Une noisette, un livre
 
L’usure d’un monde
François-Henri Désérable
 

« La peur est l’arme la plus sûre du pouvoir »

 


François-Henri Désérable voulait marcher sur les traces de Nicolas Bouvier avec son livre « L’usage du monde » Le célèbre écrivain voyageur avait parcouru de nombreux pays pour mener, entre autres, une réflexion sur cette manière d’être au monde parmi ses contemporains, sous d’autres latitudes que sa Suisse natale. La crise sanitaire a retardé le départ du sieur Désérable et, hasard du calendrier, l’écrivain a pris l’avion direction Téhéran au moment où le peuple iranien descendait à nouveau dans les rues sous une répression sanglante. Ce témoignage n’est en rien un essai : il mêle récit de voyage et réalité de la vie d’un peuple, du Baloutchistan jusqu’au Kurdistan.

Malgré la tragédie que vit, encore une fois, le peuple iranien, l’écrivain sait humour garder – sa marque de fabrique – ce qui lui permet d’être particulièrement incisif sur sa vision des faits : la colère, la peur, la fatigue et, pire que tout, la torture et les peines capitales qui s’accumulent pour celles et ceux qui osent manifester. Son récit est d’autant plus remarquable qu’il a vécu en direct la situation actuelle, contrairement à certains journalistes qui commentent l’actualité iranienne tout en étant dans une salle de rédaction à Paris ! Être sur place est devenu quasi-impossible et, d’ailleurs, François-Henri Désérable se fera expulser après avoir été contrôlé dans le Kurdistan iranien.

La méfiance est de mise mais l’écrivain garde toujours confiance en ce peuple dont l’hospitalité est une règle d’art tout en veillant à détecter le fameux Ta’ârof. Leçon d’humilité, leçon de courage face à ses femmes et hommes bravant la mort pour crier « Femme, Vie, Liberté », bien plus dangereux qu’un soutien d’influenceur entre deux posts pour hôtel ou voiture de luxe… À sa façon, les mots de Paul Eluard reviennent et s’actualisent sous la plume de l’auteur : « Sur les dômes des mosquées, Sur les turbans des mollahs, Sur les barreaux des prisons, Sur le drapeau de l’Iran, Sur les cyprès millénaires, Sur les tombes des poètes, Sur les portes des bazars, Sur les dunes du désert, Sur les voiles embrasés, Sur la peur abandonnée, Sur la lutte retrouvée, Et sur l’espoir revenu, Femme Vie Liberté ».

Le côté historique n’est pas négligé avec les descriptions d’Ispahan, Chiraz – les jardins d’Eram -, Keshit – et ses ruines méconnues. Zahedan aussi. Là, un massacre en octobre 2022 dans l’indifférence internationale… À chaque fois le lecteur se prend à pester contre les dictatures politiques et religieuses qui brisent des vies et privent la vue d’un patrimoine, patrimoine d’une humanité qui serait tant à préserver.

L’Iran est le berceau des poètes  – Nizani, Rûmî, Djami ou plus récemment Behbahani, Chamlou – et de l’art en général, comme la danse. Khodanur Lojei était danseur. Emprisonné, libéré puis abattu d’une balle lors de ce « Bloody Friday » au Baloutchistan. Car en Iran, ce ne sont pas des gaz lacrymogènes ou des balles en caoutchouc qui sont utilisés pour disperser les manifestants, ce sont des armes de guerre en tirant à balles réelles.

L’usure d’un monde. Une traversée de l’Iran – François-Henri Désérable – Éditions Gallimard – Mai 2023

mercredi 17 mai 2023

 

Une noisette, un livre
 
Le Silence et la Colère
Pierre Lemaitre

 


Du Grand Monde nous passons au Silence et à la Colère sur fond des Trente Glorieuses, Trente Glorieuses qui en prennent un coup dans l’aile avec la plume de Pierre Lemaitre.

Nous retrouvons, presque au complet, la famille Pelletier, toujours entre France et Liban, avec ses Bonnie and Clyde de service, à savoir le fils Jean et son épouse Geneviève. Les autres enfants sont toujours célibataires même si François est de plus en plus amoureux de Line ; Hélène, elle, va se retrouver avec un poids dans le ventre et combien encore dans la France des années 50 la société tardait à donner plus de liberté à la gent féminine. Ironie totale, les médias se souvenaient des femmes pour des sondages. Là, l’écrivain ne brode pas, le magazine Elle a réellement effectué une enquête sur la propreté des femmes ; peu importe si les hommes songeaient à changer de caleçon tous les jours, mieux s’offusquer sur les petites culottes ne rencontrant pas assez souvent le panier à linge !

L’histoire ne s’arrête pas à la propreté des corps car s'ensuit une lessive à grandes envolées de mots sur les travers d’une époque et le début d’une course aux progrès sans aucune protection pour l’avenir de l’humanité. Progrès tout relatif puisqu’un véritable chemin de croix continue, par exemple, pour les femmes avec des grossesses non désirées avec le risque d’emprisonnement aussi bien pour celles qui subissent que pour celles et ceux qui les délivrent du mal(e).

Drôle, corrosif, révélateur des côtés pile et face des âmes, dynamique dans le rythme mais sans précipitation aucune dans la narration des faits, ce deuxième tome des aventures Pelletier ne donne nullement envie de passer un savon à l’auteur du roman !

Le silence et la colère – Pierre Lemaitre – Éditions Calmann Lévy – Janvier 2023

vendredi 5 mai 2023

 

Une noisette, un livre
 
Histoire d’un ogre
Erik Orsenna
 
« Dans notre société, plus les métiers sont inutiles, plus ils enrichissent ceux qui les pratiquent »

 


Il y a en France, au sein de sa plus vieille institution, un homme à qui la société a donné la verve la plus aiguë. Sa physionomie annonce son âme. Il a le jugement assez droit, doté d’un esprit percutant. Son humour ravageur fait de lui un gai luron. Il est tout sauf candide…

Naviguant aussi bien sur les fleuves de la fiction que sur les cours de la réalité, Erik Orsenna se divertit à nous narrer l’histoire d’un ogre aux dents à rayer le parquet. Point de prince charmant – quoique – mais peut-être un elfe aux longs cheveux blonds, mi-ange mi-démon, répondant au nom de Mercédes qui va aider notre conteur dans sa chasse – non létale – au monstre breton.

L’ogre restera un homme sans nom mais point de mystère sur son patronyme, on devine tout dans ce pamphlet des temps modernes qui n’est point une enquête, seulement un règlement de compte où l’élégance des mots jongle avec l’épée, académie quand tu nous tiens !

Mais au-delà du portrait au vitriol fait de ce Gargantua de la finance, ce sont les dérives d’une société qui sont égrainées au fil des pages. Quelques exemples, rien que pour le plaisir de les partager.

 Sur la course à la concurrence :

« En choisissant pour Principe Directeur de nos sociétés la concurrence, la concurrence effrénée, notre espèce humaine s’est trompée. Et nous constatons chaque jour les conséquences de cette terrible erreur. C’est cette concurrence, partout et toujours, qui a déréglé notre planète et son climat. Qui peut nous croire capables de résister à tous ces périls qui montent sans un retour à la solidarité ? »

Sur la pénurie de médecins, les salaires des soignants et sur le risque d’une montée de l’extrémisme qui ne ferait qu’amplifier les problèmes :


-           L’interne troisième année : 2332 euros. Je parle d’un médecin français ! Car s’il était étranger, ce serait encore moins. Pourquoi la sélection des étudiants est-elle si dure en France, alors que nous manquons tant de médecins ? Pour faire des économies, en comblant nos manques par des docteurs immigrés sous-payés. Et l’infirmière que vous voyez passer là : 1927,55 euros. L’aide-soignante : le Smic. Alors, quand je pense à l’autre jardin, cette Villa M d’où nous venons, où chaque deal rapporte des millions, l’envie m’envahit de prendre les armes.

-          Pauvre de moi ! Serais-je tombé en amitié avec une révolutionnaire ?

-          Exactement l’inverse : c’est la révolution que je veux éviter ! Rien ne déchire plus une société. D’autant que le pire suit ces grands soirs. Les lendemains qui chantent virent toujours au cauchemar !

-          Que voulez-vous dire ?

-          Staline a engendré Poutine. Et le Vénézuela ? Les habitants fuient par millions le paradis terrestre promis par Chàvez.

Sur tous les coups qui sont permis au royaume de l’hypocrisie et de la haute finance :

« Décidément, merci, Villa M ! Les spectacles que tu offres valent largement le festival d’Avignon. Comédies et fausses tragédies s’enchaînent. Les protestations d’amitié, les coups de poignard dans le dos, la célébration des familles, l’ancêtre à (gros, très gros) héritage qu’on pousse dans les allées, le jeu de croquet avec les enfants blondinets suivi d’un petit coup rapide avec la nurse dans la cabane à barbecue, les dîners en toute simplicité (Veuve Clicquot et Petrossian) tandis qu’au premier étage, gavée de sandwichs et d’eau minérale Châteldon, une escouade d’avocats, faufilés par l’entrée de service, mitonne le contrat mortel. Balzac à portée, juste de l’autre côté de la rue Poussin. Il manquait juste une musique. Verdi, bien sûr ! Rigoletto ! Ou mieux, Macbeth, acte I, scène des sorcières ».

Voyez mes braves comme ce fin gourmet des mots s’amuse, mais tout porte à croire qu’il se hâte de rire de tout pour ne pas laisser couler des larmes de tristesse. Mais au fait, dans ce royaume où les êtres candides – et les autres – sont engloutis par des monstres, il semblerait qu’un vent fort agréable souffle vers une coupole du centre de Lutèce, là où un fauteuil n°17 reçoit les inspirations d’un ancien fauteuil n°33.

 

Histoire d’un ogre – Erik Orsenna – Éditions Gallimard – Février 2023

  Noisette romaine L’ami du prince Marianne Jaeglé     L’amitié aurait pu se poursuivre, ils se connaissaient, l’un avait appris à...