Une noisette, un
livre
La décision
Karine Tuil
Alma
Revel est juge d’instruction mais pas pour n’importe quel pôle. En 2012, elle
devient la coordinatrice de l’aile ultra sécurisée du Palais de justice de
Paris : le pôle d’instruction antiterroriste. Une équipe de onze
magistrats, un travail toujours en binôme - voire plus pour les dossiers ultra
sensibles - pour diriger les enquêtes, interroger les mis en examen, recevoir
les familles, collaborer avec toutes les entités antiterroristes et de sécurité
intérieure,… et pour prendre une décision (un juge ne porte pas d’accusation).
Une décision qui peut changer la face d’un destin, d’un pays, d’un individu.
A
côté de cette vie de doutes, de craintes, de menaces, de tensions, Alma a une
vie privée. Mère de trois enfants, son union bat de l’aile et est en instance
de divorce ; avec son mari plus rien ne fonctionne, elle ne supporte plus
sa tendance à se radicaliser vers l’orthodoxie juive. Sans rien avouer à
personne, elle entretient depuis quelque temps une liaison extraconjugale avec
un avocat dont elle est tombée folle amoureuse ; au point d’outrepasser
les règles déontologiques car il est le défenseur d’un jeune Français, Kacem,
incarcéré pour avoir rejoint l’Etat islamique. Sa vie privée et son objectivité
de magistrat vont devoir faire de grands efforts lorsqu’elle devra décider du
sort de ce jeune supposé radicalisé. Comment va-t-elle pouvoir concilier
l’ensemble sous cette énorme épée de Damoclès ? Et devoir prendre la
décision d’une remise en liberté ou non pour Kacem.
Karine
Tuil livre une nouvelle fois un récit magistral avec un regard infaillible sur
la justice et ceux qui sont à son service en décortiquant avec une précision
d’horloger suisse tous les mécanismes du glaive et de la balance. On peut avancer, sans
flagornerie et sans excès, que cette autrice est le Zola du XXI° siècle pour décrire
avec autant d’exactitude les méandres sociétaux en y ajoutant une approche
psychologique que seuls les regards observateurs et sensibles savent décoder. Et
bien que le personnage principal soit une juge, aucune sentence prononcée, nous
sommes loin justement de la vindicte populaire, des réseaux sociaux convertis
en tribunaux alors que nul ne connait les dossiers d’instruction. Car pour
juger, il faut avoir connaissance de toutes les éléments, avoir entendu à la
fois les parties civiles et la défense, avoir reçu lors de longs entretiens
victimes et accusés, discuter avec les autres magistrats ; toute une
chaîne qui est bien trop longue pour la résumer en quelques mots mais qu’un roman
peut filtrer avec toutes ses particularités.
Quant
au personnage d’Alma Revel, sans jeu de mots, il est l’âme du roman avec tous
les reflets qui s’enchevêtrent dans la vie de cette femme passionnée par son
métier mais qui est avant tout un être humain avec sa sensibilité – pas évident
de toujours mettre le mode carapace – et ses interrogations ; une vie
publique ne pouvant se détacher complètement de la vie privée.
Pour
cette histoire d’un sujet ultra sensible, Karine Tuil met simplement en avant l’épineuse
difficulté de cerner ces hommes et ces femmes tombant dans l’extrémisme, de ces
candidats au djihad, de ceux qui en reviennent, soit réellement déçus, soit
dissimulant d’autres intentions. Juger n’est pas seulement punir, c’est
comprendre aussi. C’est essayer de protéger tout le monde, ne pas aggraver le
mal qui ronge les assassins, ne pas contribuer à produire d’autres victimes.
« Au-delà
de l’aspect coercitif, il y a quelque chose de fascinant dans mon
activité : juge, ça vous plonge dans les abysses de la nature humaine, les
gens se mettent dans des situations terribles, et moi, j’accompagne ces
humanités tragiques ».
« Une
grande proportion des êtres que j’interroge sont issus de l’immigration et de
quartiers sensibles, confrontés à la précarité et à la délinquance, souvent au
trafic de drogues, parfois, même, au grand banditisme, et pourtant, la question
de la souffrance sociale est rarement verbalisée, pas plus que la colonisation.
Si les chercheurs nous proposent des classifications, je suis convaincue qu’il
n’y a pas de profil type, seulement un ressort commun : le manque
d’espoir. Etiqueter, ce serait aisé pour expliquer un phénomène qui nous
sidère, mais il faut rester exigeant, ne pas céder à cette facilité-là. Ce qui
revient en premier dans les interrogatoires, c’est le désir de donner du sens à
des existences vides. Le jihadisme se nourrit du désespoir. Je me retrouve
chaque jour à faire face à des parcours de souffrance, des enfances abîmées,
des êtres violents – qui ont été eux-mêmes violentés. J’essaye de ne jamais
réduire la personne mise en examen à ce qu’elle fait ».
« Je vais
te prescrire des somnifères et un léger anxiolytique… Les désarrois
contemporains ne se résolvaient plus que sur ordonnance ».
La décision –
Karine Tuil – Editions Gallimard – Janvier 2021