jeudi 31 janvier 2019


Une noisette, un livre


Histoire d’un chien Mapuche

Luis Sepùlveda




La communauté Mapuche vit depuis une éternité au Chili et en Argentine mais la répression à leur égard est, hélas, tout aussi ancienne. Littéralement « peuple de la terre » (Mapu = terre / Che = gens dans la langue vernaculaire mapudungun), ils sont très proches de la nature, ils font corps et âme avec elle mais beaucoup ont été forcés de s’exiler loin de leurs racines, tout au moins pour ceux qui n’ont pas été exterminés. Ils occupaient une large part du territoire de l’Amérique Latine, désormais on les retrouve pratiquement qu’en Araucanie, lieu où se situe justement le conte de Luis Sepùlveda.
Les Mapuches sont des véritables protecteurs de la nature, leur année est calquée sur ce qu’offre la planète ; la terre, l’eau, treize mois qui partent du 21 juin, au son de la grive, puis au gré des récoltes, des intempéries ou encore des lucioles, ces coléoptères lumineux qui brillent si poétiquement dans les yeux du chien Mapuche. Ces indiens savent favoriser l’écosystème en respectant les plantations et tout ce qui tourne autour d’elles. Mais l’esprit mercantile et conquérant a détruit nombre d’arbres millénaires pour les remplacer par des exploitations de pins et autres espèces plus rentables pour les entrepreneurs.
Le romancier Luis Sepùlveda a une origine mapuche et c’est avec un talent irrésistible qu’il livre des récits pour la jeunesse, mais pas seulement. Chaque adulte retrouvera l’âme d’enfant qui est en lui pour apprécier la délicatesse des sentiments et transmettre ce patrimoine humanitaire.
Ce petit ouvrage, richement illustré par Joëlle Jolivet, raconte l’histoire d’un chien perdu, un berger allemand, sauvé par un jaguar, récupéré par des indiens Mapuches qui, pour le chien, sont comme ses frères. Dans la version espagnole, le chien s’appelle « Leal », c’est-à-dire « loyal » ou « afmau » comme le nomme le fidèle Aukamañ. Hélas, des étrangers sans foi ni loi vont expulser cette tribu pacifique et prendre le chien. Adieu l’amour, adieu la chaleur des uns et des autres, adieu la liberté…
Aukamañ se retrouvera blessé par ces hommes que le chien méprise mais auxquels il a été obligé de se soumettre. Mais le plus fidèle compagnon de l’homme n’oubliera pas son « frère de sang » et va tout faire pour le sauver des griffes de l’étranger. C’est beau, c’est triste. Et une fable tellement réaliste.
Une lecture qui plaira à tous les « amantes de la tierra » et à tous les inconditionnels canins. C’est tendre comme une patte que vous tend un chien, c’est touchant comme son regard, c’est humain comme ces peuples qui vouent une adoration à cette lumière qui les a fait naître : la vie dans toute l’universalité de la nature.
« Nous avons grandi ensemble pendant les courts étés et les longs hivers australs. Nous avons appris ensemble du vieux Wenchulaf que la vie doit être prise avec reconnaissance ».
« Ce petit brin de laine noire sent le bois sec, la farine, le lait et le miel, tout ce que j’ai perdu. Alors, assis, je hurle de toutes mes forces, je hurle pour que Aukamañ sache que je suis tout près et que je vais vers lui. Je hurle parce qu’on n’oublie jamais la voix de la douleur ».
Histoire d’un chien mapuche – Luis Sepùlveda – Traduction : Anne-Marie Métailié – Illustrations : Joëlle Jolivet – Editions Métailié
 

jeudi 24 janvier 2019


Une noisette, un livre


 La Maîtresse de Carlos Gardel

Mayra Santos-Febres




Le terme et la danse « tango » étant originaire de la communauté noire d’Amérique Latine, quoi de plus fort que le récit d’une liaison entre Carlos Gardel et une jeune portoricaine à la peau d’ébène.

Micaela Thorné (avec un tel prénom rien ne l’épouvante) est une jeune femme, studieuse élève infirmière voulant devenir médecin, vivant auprès de sa grand-mère adorée, Mano Santa, guérisseuse et infaillible en botanique.
Au crépuscule de sa vie, elle se revoit, elle, la jeune rêveuse, héritière des secrets dont celui du cœur-de-vent combattant les griffures et autres symptômes de la syphilis, comme ces griffes de l’acanthe de la nymphe grecque provoquées par la vengeance d’Apollon. Son apollon fut Carlos Gardel, une rencontre passionnée en 1935, un total de 27 nuits brûlantes passées avec lui lors de la tournée à Porto-Rico du célèbre chanteur.

C’est un long pas de deux qui commence et qui se termine comme une mordida, avec un balanceo entre la fougueuse relation de Micalea et Carlos et la condition des femmes noires dans l’archipel des Grandes Antilles avant la seconde guerre mondiale.
Mayra Santos-Febres décrit avec une volupté incroyable, cette liaison éphémère mais ô combien intense. Des bas quartiers aux hôtels de luxe, la protagoniste va suivre son amant, le soigner, le désirer, le saisir, le prendre. Des heures de plaisir au son du tango, d’abrazos, des empujadas pour mieux se connaître, se sentir, faire corps contre corps.

A côté de la sensualité, à côté des corps, l’esprit escalade aussi des sommets d’envies, de rêves, de liberté, d’émancipation ; en tant que femme, en tant qu’individu de couleur noire. Au début, quand elle arrive avec sa grand-mère à l’hôtel de luxe où réside Carlos Gardel, elles sont obligées de passer par un circuit caché, tortueux, pour accéder à sa suite, inconcevable que des personnes noires franchissent le même passage que les blancs et les riches. Mais quand elle devient LA maîtresse du roi du tango, elle peut devenir reine de quelques jours, arpentant les espaces qui jusque là lui avaient été refusés…

Se chante également un hymne à la nature, à la vertu des plantes, au savoir des autochtones, à cette communion entre eux et la terre ; une leçon de phytologie appliquée et un exemple de respect envers ce que notre planète peut nous offrir, nous apporter en soins à côté de la médecine.

Formidable espejo où se reflète un magnifique portrait de femme dans le cœur de l’Amérique Latine et au vent des amours aussi prodigieuses que ténébreuses. Un cœur-de-vent sensuel dans les épines de l’acanthe aux sons du tango. Langoureusement superbe !

« Miel épais. Densité du musc. Les ondes de sa voix m’ont enveloppée, comme un bain d’onguents, la caresse d’un baume ».

« Ce dont je me souviens comme si c’était aujourd’hui, c’est sa voix s’insinuant entre mes doigts. La chanson a remonté mon bras jusqu’à ma poitrine où elle s’est lovée. Ce son gargouillait comme un épais jet d’eau, mais aussi comme une véritable caresse qui, sans contact, œuvrait pourtant de toute autre façon dans cette voiture : une sensation tactile qui me faisait vibrer de l’intérieur ».

« Notre sang n’est pas d’une couleur différente, il est rouge. Son rythme n’est autre que celui qu’impose un cœur, qui lui-même n’est rien d’autre qu’un muscle qui se dilate et se contracte, qui ne répond à aucun autre stimulus que ceux qu’impose la biologie ».

La Maîtresse de Carlos Gardel – Mayra santos-Febres – Traduction : François-Michel Durazzo – Editions Zulma – Janvier 2019




mercredi 23 janvier 2019


Une noisette, un livre


 Félix et la source invisible

Eric-Emmanuel Schmitt




Les pierres, le vent, la nature… autant d’esprits, autant de forces pour donner aux êtres vivants une énergie pour suivre le chemin de vie.

Eric-Emmanuel Schmitt poursuit sa série du « Cycle de l’invisible » avec pour protagonistes un garçon de douze ans et sa maman, et, en filigrane, l’animisme, une religion sans en être une, mais une forme de spiritualité, sûrement. Une psyché orientée vers la nature, du processus conscient au processus inconscient.

Suite au décès de son voisin épicier, la maman de Félix, Fatou, perd peu à peu toute vitalité, à tel point que son fils pense qu’elle est morte. Heureusement, il y a Madame Simone qui va prendre les rênes du café et les clients habituels comme Robert Larousse (je vous laisse deviner pourquoi ce nom, si je raconte tout, plus aucun charme de découverte). Cependant, son état empire et Félix décide d’appeler oncle Bamba, seul membre supposé de la famille. Parce que Félix est sans père, il a juste été reconnu par le… Saint-Esprit, un superbe Martiniquais qui s’est juste contenté, au départ, d’un acte de chair. S’ensuit une recherche du pourquoi du comment avec l’aide de marabouts plus spécialisés par l’accumulation de billets que par des soins d’apaisement de l’âme. Bamba ne sachant plus quoi faire décide de faire appel au Saint-Esprit… La deuxième partie du livre commence, de Belleville, la famille part au Sénégal, sur les terres des ancêtres de Fatou, Papa Loum et Archimède le chien devenant les maîtres de cérémonie de l’imperceptible.

Cette nouvelle approche spirituelle par l’aède des religions, est d’une finesse d’esprit qui laisse le lecteur avec le sourire, surtout si ce denier ne songe qu’à communier avec la nature (dixit un écureuil arboricole). Une méthode profane mais qui transforme l’écriture en une foi, donnant à chaque opus une envie de découvrir par d’autres ouvrages les racines des différentes croyances terrestres.

Que vous y croyez ou que ne vous n’y croyez pas, que vous soyez flûte ou violoncelle, vous ne pourrez que succomber à la légèreté de la narration, telle une légère brise de palabres, adopter l’humour aussi fin qu’un brin d’herbe au printemps, imaginer en vrai le petit Félix, humer l’invisible.
L’écrivain qui déclare « ne pas écrire mais s’assoir » a certainement épousé le plus confortable des fauteuils pour livrer sur un plateau des histoires où les belles âmes se rencontrent. De l’animisme spontané (celui de l’enfance) à l’animisme civilisé (la vision de l’invisible par le visible), Félix nous transporte doucement vers une paix intérieure et qui fait rêver par ces temps où l’homme ne songe que trop à ensevelir plutôt que de s’élever.

« Son défaut à mes yeux était de n’en avoir aucun ».

« Or, quand on n’a plus de passé, on n’a plus de présent non plus ,et encore moins d’avenir ».

« Maman pointait le doigt vers un baobab colossal, massif, ventru, aussi large que haut, si puissant qu’on avait l’impression qu’il avait été posé sur cette terre rousse plusieurs millénaires avant par des titans. L’énorme base, constituée de troncs agrégés les uns aux autres, s’achevait en une couronne de branches irrégulières, sans feuilles, qui suçaient l’azur, comme si l’arbre, posé à l’envers, plongeait ses racines dans le ciel ».

« L’esprit soigne l’esprit ».

Félix et la source invisible – Eric-Emmanuel Schmitt – Editions Albin Michel – Janvier 2019



mardi 22 janvier 2019


Une noisette, un livre


 Feluda mène l’enquête

Satyajit Ray




Je bénie de noisettes les maisons d’édition qui ont le goût exquis de publier des ouvrages hors des sentiers battus, qui permettent de faire voyager les êtres sédentaires ; lire c’est s’évader un peu, c’est saluer le monde.

Confort et satisfaction garantis avec le premier tome de la publication de trois aventures de Feluda, le personnage principal de feu l’illustre cinéaste bengali mais, hélas, méconnu en Europe pour ses écrits. Feluda est un détective privé, moitié Sherlock Holmes, moitié Tintin, qui a toutes les qualités de l’homme parfait (nous sommes en pleine fiction évidemment). Deux autres acolytes complètent la recette miracle : Topshe, le neveu de Feluda, qui est le narrateur ; Jotayu, l’écrivain à succès qui semble être le contraire de Feluda, une sorte de Mister Watson en fait…

Trois aventures se succèdent : La forteresse d’or, Grabuge à Kedarnath, Péril en paradis. Des situations rocambolesques, de l’iréel à temps complet mais un voyage bien réel dans l’Inde et ses trésors. Du Rajasthan au Cachemire, en passant par l’Uttarakhand, vous allez prendre le train, gravir des montagnes, fouler des sentiers de pierres, respirer les grands espaces, contempler les monuments, être un pèlerin tout en restant dans votre fauteuil. C’est une plongée (enfin plutôt une escalade) vers des terres qui font rêver, vers des parfums inconnus, et, tout en cherchant les détails de l’enquête, on devine une poésie aux accents persans (sans ç).

On note la patte du réalisateur, soucieux du moindre détail comme s’il enfilait le costume d’un accessoiriste pour mieux représenter l’environnement dans lequel évolue ce trio intrépide. A lire ces trois épisodes on peut supposer que Satyajit Ray aimait diversifier ses méthodes d’investigation car aucun ne commence de la même façon avec cette impression du pur hasard qui ne manque pas de charme.
Finesse, humour et effluves désuètes font de ces enquêtes une délicieuse lecture pour grands et moins grands. On piaffe d’impatience en attendant la prochaine publication courant 2019 !

A lire, à pied, à cheval ou à dos de chameau, une évasion intemporelle jusqu’aux sources du Gange.

« Je ne pourrais exprimer par les mots l’état d’esprit qui était le mien en voyant enfin se dérouler devant moi, après une si longue ascension, un terrain plat. Je peux seulement dire que j’ai ressenti un mélange d’incrédulité, d’espoir et de joie, auquel se sont ajoutés un profond sentiment de gratitude et une étrange sérénité. C’est peut-être ce qui provoque chez les pèlerins cet excès de dévotion à leur arrivée à Kerdarnath ».

« Monter à cette altitude à pied, il n’y a vraiment pas de quoi en faire une montagne ».

Feluda mène l’enquête – Satyajit Ray – Traduction : Philippe Benoît – Editions Slatkine & Cie – Décembre 2018



dimanche 20 janvier 2019


Une noisette, un livre


 Ce qu’il reste de nos rêves

Flore Vasseur




Autant le dire de suite, quand j’ai abordé cette lecture j’étais tel un être pénétrant à petits pas dans une grotte, une profondeur inconnue au sol glissant et parois abruptes sans peintures rupestres. J’étais en totale solitude avec mon livre dans les pattes dans un univers obscur, en manque d’oxygène, bref de l’underground le plus total. Car si votre serviteur utilise les réseaux sociaux et la toile de l’Arachné des temps modernes (pas ceux de Charlie Chaplin), l’ensemble des www. et autres 2.0 me sont aussi étrangers qu’une veillée automnale de cloportes.

Pourtant, après quelques hésitation et glissades, la greffe a pris : la personnalité d’Aaron Swartz et le style de narration de Flore Vasseur, qui semble vivre dans le fantôme du jeune prodige, ont eu raison de ma perplexité.

Aaron Swartz était la statue de la liberté à lui tout seul. Surdoué, informaticien, militant, activiste, il voulait sauver le monde par Internet, rendre accessible la culture pour tous. Idéaliste, il a mis en place de nouveaux procédés informatiques et écrit multiples textes, parfois se transformant en pamphlétaire pour la bonne cause. Mais, il est repéré par les autorités américaines et sa liberté ne tient plus qu’à un fil. Il choisira un autre monde, qu’il pourra ou non changer, en se suicidant à l’âge de 26 ans.

On découvre un enfant, un adolescent, un jeune adulte doué, hyper doué et, forcément, hyper sensible. On le croyait asocial et pourtant il aimait son prochain et était capable d’empathie. Mais sa vie, c’était l’informatique et les livres. Il lisait et créait. Il créait et lisait. Il pensait que l’outil Internet pouvait libérer l’homme sans penser que c’était peut-être l’esclavage qui se profilait. On se prend d’affection pour ce jeune homme, peut-être pour sa singularité, peut-être par l’exquis portrait croqué par Flore Vasseur dans un style d’écriture et de présentation fécond.

La journaliste et auteure qui s’était déjà penchée sur les lanceurs d’alerte avec des documentaires sur Edward Snowden et Lawrence Lessig ne pouvait qu’essayer de retracer le bref parcours de cet idéaliste, et ce, avec la bénédiction de Jean d’Ormesson. Oui, vous avez bien lu. Elle part aux Etats-Unis pour rencontrer ses proches, ses parents Susan et Robert, Larry Lessig, le défenseur d’un Internet libre, le militant Ben Wikler, ses amis, en tentant de prendre l’enveloppe d’Aaron Swartz, en marchant sur ses pas, s’immisçant dans son empreinte, se fondant dans cette société américaine où derrière le tout réussite, la misère sociale est sans fin, sans espoir de renouveau. Avec un grand questionnement sur le pouvoir, les pouvoirs, la démocratie.

Vaste réflexion sur le numérique, ses forces, ses faiblesses, ses dangers avec les prédateurs des géants du web. Avec le sentiment que lâcher un peu les écrans, prendre du recul sur les cascades virtuelles, n’est peut-être que le seul moyen de garder un peu liberté. Et de rêves aussi.

« Dans la vie, il y a peu de réponses et encore moins de justes ! N’hésite jamais à poser toutes les questions que tu veux et à qui tu veux. Tu testeras les connaissances de ton interlocuteur et lui rendras service. Ne cherche pas à plaire, mais à progresser ».

« Les livres sont des trésors. Car il s ont toutes les réponses à la vie ».

Ce qu’il reste de nos rêves – Flore Vasseur – Editions Les Equateurs – Janvier 2019

Flore Vasseur lors du lancement de son livre le 10 janvier 2019


samedi 19 janvier 2019


Une noisette, un livre


 Des hommes couleur du ciel

Anaïs Llobet




La Haye, juin 2017. Un attentat sanglant est commis dans la cantine d’un lycée néerlandais. Rapidement la piste tchétchène est évoquée, le poseur de bombe serait un élève venant du Caucase.
Car au milieu de ce tumulte, existe bien une famille venant de cette région du monde, une région oubliée de tous, meurtrie pas les répressions, ensevelie dans de sombres pensées. Il y a deux frères : Oumar et Kirem. Mais aussi un cousin Makhmoud. Oumar a passé son baccalauréat, il est attentionné, réservé, travailleur. Il a son double, son autre face cachée, celle d’un jeune homme homosexuel qui boit de l’alcool, porte des pantalons moulants, passe des soirées dans un club gay, s’enivre de sexe contre un mur ; il n’est plus Oumar, il est Adam. Kirem est beaucoup plus rebelle, plus violent même si pas autant que Makhmoud. Ce sont eux qui vont commettre l’attentat mais c’est Oumar/Adam qui va être le nerf de l’histoire.

Il y a aussi Alissa, professeure de russe dans ce même lycée. Elle a son passeport hollandais et se fait appeler Alice. Elle n’ose parler de sa véritable identité, de sa religion même à son compagnon Hendrik. Car, elle est Tchétchène ; prise entre deux cultures malgré son intégration ; car il en faut peu pour qu’elle ne se sente pas tout à fait comme ceux qui l’entourent ; au moindre regard, au moindre soupçon, elle est l’étrangère.  Alissa connait les deux garçons, ils se ressemblent autant physiquement qu’ils sont éloignés psychiquement. De Kirem, elle n’obtient rien, que des copies écrites en tchétchène et non en russe, elle ne les lit plus, elle les a juste mises de côté.

Les enquêteurs vont demander l’aide de cette professeure, notamment comme interprète. A la douleur d’avoir perdu des élèves dans la tragédie, s’ajoute la terrible réalité d’Oumar soupçonné alors qu’il est l’opposé d’une terroriste. Mais il se tait, s’enferme.

Un récit qu’il faut bien lire attentivement jusqu’à la dernière phrase pour en saisir toute sa dimension. Car à côté du roman, c’est la journaliste Anaïs Llobet qui s’exprime, la reporter qui connait la Russie, la Tchétchénie  et ses farouches persécutions d’homosexuels. Rien n’est rédigé au hasard, c’est un diaporama sur les différences, les conflits, l’intolérance. C’est aussi  une description sans œillères de l’exil, ce déracinement qui est une déchirure pour ceux qui partent et un terrain de haine chez certains regards occidentaux. La ville de La Haye n’a pas été choisie par un jeu de loterie . La journaliste la connaît bien mais cette cité porte également un immense symbole car de nombreuses institutions internationales y ont leur siège : la Cour de Justice (CIJ), la Cour Pénale (CPI), l’Organisation pour l’Interdiction des Armes Chimiques (OIAC), etc.

Quand on referme ce livre si poignant, déchirant, on se met à rêver d’un monde meilleur, plus ouvert sur l’autre. On rêve de ces couleurs arc-en-ciel qui ouvrent le spectre des lumières de tolérance, on pense à l’Afrique du Sud qui a pris cet emblème après la fin de l’Apartheid. On souhaite que ces hommes couleur de ciel, deviennent l’avenir de l’humanité… Un roman pour comprendre l’autre, les autres ; un roman pour expliquer l’enfer réel des dictatures et le rejet de toute singularité, un roman pour apprendre à nous occidentaux d’éviter la condescendance afin de percer les abcès de la violence

« Oumar se souvient de Taïssa, ses yeux secs et impassibles, ses mains chaudes même au creux de l’hiver, la peau douce malgré l’absence de caresses.
Mère-rempart, elle levait le menton vers le plafond de la cave, comme si elle défiait les avions de faire tomber leurs bombes sur ses enfants. Oui, il se souvient de ce regard qui ne vacillait pas, de son calme face aux grands-mères qui la harcelaient de reproches. Elle gardait la tête froide et les voisins s’en remettaient à elle. Taïssa avait la parole juste, le cœur acéré. Chacun savait que, si elle n’avait pas ses fils à élever, elle serait déjà dans les forêts, à se battre épaule contre épaule avec son mari Souleiman.
Oumar essaie de retrouver ce sentiment de fierté qui a nourri son enfance. Cette certitude d’avoir la seule mère qui vaille, loin des autres souris plaintives de la cave, faiblissante et affamées. Quand il suffisait de regarder Taïssa pour que la guerre n’existe plus ».

Des hommes couleur de ciel – Anaïs Llobet – Editions de l’Observatoire – Janvier 2019


jeudi 17 janvier 2019


Une noisette, un livre


 Famill

Audrey Dana




C’est l’histoire d’une enfance pas comme les autres, d’une poussée vers le monde des adultes en dehors de toutes les normes, en dehors de toutes les imaginations. C’est celle d’une petite fille née d’un amour éphémère entre une mère absente, évasive, foutraque, et d’un père aimant mais volage comme une plume au vent.

Un soir au casino, une belle américaine est remarquée par un gars flambant neuf. Elle est mère d’une petite fille et enceinte, le séducteur décide sur le champ de donner son nom au futur bébé. De cette union naîtront ensuite deux autres enfants dont la narratrice. Mais l’amour plus léger que la brise ne durera pas toujours, le père partira vers d’autres conquêtes féminines tout en gardant un œil sur sa progéniture, quelquefois présent, souvent absent. Quant à la maman, elle pourrait être assimilée à un ectoplasme dormant, rêvant à des folies de grandeur entre quelques bouffées d’herbes ou autres. Bienvenue au royaume du désordre et des sentiments étranges.

Le système D fonctionne forcément à plein régime pour la jeune Audrey, entre colère et espoir, entre désengagement et résistance. Heureusement elle tient encore la branche de la vie grâce au père qu’elle adore et qui sait comment la faire avancer malgré la désagrégation de la vie familiale. Sans oublier sa sœur chérie et son frère si singulier, si attachant dans ses particularités. Sans éducation, elle se forgera la sienne autour d’êtres loufoques, des hasards de l’existence, d’enfants en danger, des animaux et de ses grands arbres qu’elle aime tant, de cette nature qui semble se modeler à son âme, elle, l’enfant sans racines. De pieds dans la boue, elle arrivera à faire briller les étoiles mais avec une détermination qui force l’admiration.

Un récit qui se lit sans que l’on puisse s’arrêter, qui fait tourner la tête devant tant de situations ubuesques pour une petite fille en mal d’amour et de confort minimum. Aucune leçon à donner, juste un début de vie à raconter. Parce que le destin est incroyable, parce que par deux fois la mort a fermé sa porte. La désormais actrice et réalisatrice ne tourne pas en rond, elle y va franco avec son crayon pour raconter l’incroyable, elle écrit à l’image de ses débuts de vie : sans fioritures, sans ambages, avec seulement les éclairs de tout ce qu’elle a vécu. Et c’est là que réside toute la puissance de sa narration : la sincérité. Un récit aussi attachant que des noisettes prêtes à cueillir… pour dévorer la vie à pleines dents.

« Les enfants sont vraiment des mendiants de l’amour. Faut dire, il y a une grosse carence à la maison ».

« L’inconnu m’excite et je cherche désespérément la lumière ».

« Transforme tes soupirs en sourires, force-toi un peu au début… C’est en perdant des plumes qu’on se rend compte qu’on a des ailes ».

Famille – Audrey Dana – Editions Les Equateurs – Janvier 2019

lundi 14 janvier 2019


Une noisette, un livre


 Des loups et des hommes

Caroline Audibert




Luperca. Cette louve qui a sauvé Romulus et Rémus d’une mort certaine est une légende mais par la mythologie elle représente ce que la nature a créé et qu’on ne peut dissocier : les hommes et les animaux, ces derniers étant présents sur terre bien avant le premier Homo. Une louve ancêtre pour bâtir non seulement Rome mais les fondements de la terre, du mont Palatin aux hauteurs du Mercantour.

Ce Mercantour où dans le début des années 90, Jacques Audibert  retrouve le cadavre d’un loup. Dans le secret le plus total, le loup est examiné, autopsié, son ADN prélevé. D’où vient-il ? Qui est-il ? Où allait-il ? C’est le début d’une nouvelle odyssée, celle d’un loup qui était revenu dans l’Ithaque du Mercantour, la toile de la nature se reformant et c’est cette histoire que nous raconte Caroline Audibert, la fille de Jacques.

Autant le dire de suite, ce récit est un enchantement. Enchantement par l’écriture, enchantement  par la rigueur des recherches, enchantement pour l’objectivité dont fait preuve l’auteure, ne mettant jamais dos à dos loups et éleveurs mais essayant de comprendre les deux parties.
Si vous avez eu la chance un jour de fouler le sol des alpages, vous vous y retrouverez instantanément en tournant les pages. C’est aller un peu plus vers le ciel, c’est sentir l’humus, ce sont des pierres qui roulent sous vos pieds, le froissement des végétaux, c’est la découverte d’une fleur, d’un papillon inconnu, l’espoir de rencontrer un animal dit sauvage et, aussi, l’écoute de la nature, celle de tous les bruits, de tous les silences, de tous les souffles représentant la liberté.

L’épopée romanesque va faire remonter progressivement les traces du retour du loup en France, arrivant probablement d’Italie (Luperca bis), décrire les phases d’adoption des nouveaux territoires et ses modes de déplacements dans la montagne, cette montagne aux couleurs de son pelage. Hélas, sa présence va semer la terreur parmi les troupeaux de brebis et le désespoir des éleveurs. Autant on souhaite que la nature reprenne ses droits, autant on ne peut rester insensible à la détresse de ces bergers devant un troupeau dévasté. Car ces bergers ne pratiquent pas une agriculture intensive, ils respectent leurs bêtes et tentent de leur offrir la meilleure vie possible en les faisant brouter dans les alpages, en leur faisant voir le ciel et le soleil. Une agriculture responsable loin des usines d’élevage où les animaux sont enfermés nuit et jour. Comment faire concilier les deux protagonistes, comment accepter le loup sans qu’il rentre dans la bergerie ?

C’est un travail sans relâche, parfois de Sisyphe, à la fois pour ceux qui veulent protéger la nature et ceux qui veulent maintenir une agriculture répondant aux normes de la bienveillance animale.
Du mythe d’Arcadie à la parabole des deux loups (histoire en forme de leçon de vie, envoyée par un détenu et à découvrir page 247), une lecture qui engage une réflexion sur le rôle de l’homme et ses limites. Car est-ce à lui seul de décider si telle espèce doit continuer à vivre ou non ? Est-ce à lui de prendre tous les pouvoirs ? Certainement pas. La nature reprend ou reprendra ses droits, parfois pour le pire à cause de la main de l’homme et non de la patte de l’animal.
A constatation s’ensuit à trouver des solutions. En dehors de la collaboration, le dialogue  à entretenir entre bergers et défenseurs des loups, le meilleur atout pour aider l’homme est à nouveau un animal : le patou, ce montagne des Pyrénées qui sait défendre moutons et brebis comme son bien le plus précieux. Et puis, l’ancêtre du chien est le loup…

Vers la fin de l’ouvrage, on monte encore un peu plus haut sur les pentes de l’humanité avec l’histoire touchante de l’agent du parc national du Mercantour qui pense, en marchant, à ces dizaines et dizaines de familles juives qui ont traversé ces montagnes pour fuir l’horreur et qui, hélas, n’ont pu éviter la fatalité en arrivant en Italie. Puisse ce migrant afghan qu’il rencontre avoir un meilleur avenir. Humains, animaux nous sommes tous disposés à franchir l’impossible pour conquérir la liberté.

« Des loups et des hommes », est une symphonie pastorale où pour paraphraser Henri-Frédéric Amiel, chaque démarche du loup est un état d’âme, avec la nature comme seule confidente. Une longue réflexion morale sur l’homme, la nature et la vie avec l’animal qui partage la plus longue histoire avec l’être humain, malheureusement pas toujours d’amour.
Un document où Caroline Audibert devient ce que Romain Gary était pour les éléphants, la référence aux « Racines du ciel » est d’ailleurs récurrent tout le long du roman. Mais je tiens à souligner la similitude avec l’un des plus beaux poèmes de l’ère romantique, celui d’Alfred de Vigny : le loup se transforme d’animal sauvage en héros, l’animal devient supérieur à l’homme. Avec toujours la même référence antique de la louve maternelle. Destinées humaines, destinées animales…

« Si tu fous la paix à la nature, elle s’équilibre elle-même ».

« Nos loups ont en eux ce parfum de vieux monde. A s’en approcher, on peut peut-être le sentir de nouveau et retrouver quelque chose du mythe fondateur, cette part ensauvagée de notre psyché ».

« Ne rêve-t-on pas tous d’une Arcadie sans tombeau, de naissances sans mort, d’amours sans fin, de vies sans perte, d’alpages sans loup ? Mais voilà que le loup est revenu, qu’il plante ses crocs dans les agneaux. Le loup brise le mythe. « Moi aussi, j’existe, même en Arcadie », dit le loup. Il s’en donne à cœur joie dans la moutonnaille. Peut-être est-elle trop grande, d’ailleurs, cette moutonnaile, pour un seul gardien ? Peut-être faut-il garder des troupeaux plus petits, à la mesure d’un homme ? Peut-être faut-il réinventer un monde à la bonne mesure ? Et finalement se résoudre à peindre le tableau d’après et ne pas feindre l’ignorance. Faire du savoir une sagesse et non une tragédie ».

Des loups et des hommes – Caroline Audibert – Editions Plon / Collection Terre Humaine -  Octobre 2018
Photos Caroline Audibert, Cédric Robion

La mort du loup – Alfred de Vigny

Les nuages couraient sur la lune enflammée
Comme sur l’incendie on voit fuir la fumée,
Et les bois étaient noirs jusques à l’horizon.
Nous marchions sans parler, dans l’humide gazon,
Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes,
Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des Landes,
Nous avons aperçu les grands ongles marqués
Par les loups voyageurs que nous avons traqués.
Nous avons écouté, retenant notre haleine
Et le pas suspendu, ni le bois, ni la plaine
Ne poussait un soupir dans les airs ; Seulement
La girouette en deuil criait au firmament :
Car le vent élevé bien au dessus des terres,
N’effleurait de ses pieds que les tours solitaires,
Et les chênes d’en-bas, contre les rocs penchés.
Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés.
Rien ne bruissait donc, lorsque baissant la tête,
Le plus vieux des chasseurs qui s’étaient mis en quête
A regardé le sable en s’y couchant. Bientôt
Lui que jamais ici on ne vit en défaut,
A déclaré tout bas que ces marques récentes
Annonçait la démarche et les griffes puissantes
De deux grands loups-cerviers er de deux louveteaux.
Nous avons tous alors préparé nos couteaux,
Et, cachant nos fusils et leurs lueurs trop blanches,
Nous allions pas à pas en écartant les branches
Trois s’arrêtent, et moi, cherchant à ce qu’ils voyaient,
J’aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient,
Et je vois au-delà quatre formes légères
Qui dansaient sous la la lune au milieu des bruyères,
Comme font chaque jour, à grand bruit sous nos yeux,
Quand le maître revient, les lévriers joyeux.
Leur forme était semblable et semblable la danse ;
Mais les enfants du loup se jouaient en silence,
Sachant bien qu’à deux pas, ne dormant qu’à demi,
Se couche dans ses murs l’homme, leur ennemi.
Le père était debout, et plus loin, contre un arbre,
Sa louve reposait comme celle de marbre
Qu’adorait les romains, et dont les flancs velus
Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus.
Le loup vient et s’assied, les deux jambes dressées
Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées.
Il s’est jugé perdu, puisqu’il était surpris,
Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ;
Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante,
Du chien le plus hardi la gorge pantelante
Et n’a pas desserré ses mâchoires de fer,
Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair
Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles,
Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles,
Jusqu’au dernier moment  où le chien étranglé,
Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé,
Le loup le quitte alors et puis il nous regarde.
Les couteaux lui restaient au flanc jusqu’à la garde,
Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang ;
Nos fusils l’entouraient en sinistre croissant.
Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,
Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,
Et sans daigner savoir comment il a péri,
Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.

J’ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre,
Me prenant à penser, et n’ai pu me résoudre
A poursuivre sa louve et ses fils qui, tous trois,
Avaient voulu l’attendre, et, comme je le crois,
Sans ses deux louveteaux la belle et sombre veuve
Ne l’eût pas laissé seul subir la grande épreuve ;
Mais son devoir était de les sauver, afin
De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,
A ne jamais entrer dans le pacte des villes
Que l’homme a fait avec les animaux serviles
Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher,
Les premiers possesseurs du bois et du rocher.

Hélas ! Ai-je pensé, malgré ce grand nom d’hommes,
Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes !
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C’est vous qui le savez, sublimes animaux !
A voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse
Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse
Ah ! Je t’ai bien compris, sauvage voyageur,
Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au cœur !
Il disait « Si tu peux, fais que ton âme arrive,
A force de rester studieuse et pensive,
Jusqu’à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté.
Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »

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