mercredi 30 septembre 2020

 

Une noisette, une rentrée littéraire #21
 
Les caves du Potala
Dai Sijie

 


En 1949, Mao Zedong instaure la République Populaire de Chine. A Lhassa, c’est une invasion sanguinaire, là où était revenu le treizième dalaï-lama en 1913. C’est dans son ancienne demeure que des gardes rouges retiennent prisonnier l’ancien peintre du chef spirituel : Bstan Pa qui a dessiné, notamment, une fresque monumentale. Il pensait terminer ses jours dans les anciennes écuries du Palais, où a été hébergé son superbe cheval, mais il est amené dans une des caves, horrible lieu de tortures et de supplices qui lui rappelle une de ses visites auprès d’un Lungshar, adepte de la médecine traditionnelle chinoise. Ses yeux lui avaient été arrachés. Le crime que l’on reproche au vieux peintre est non seulement sa proximité avec le dalaï-lama mais aussi celui d’avoir osé peindre une femme nue.

De la spiritualité à la barbarie, qui l’emportera… parce que pour lutter contre les douleurs et les humiliations, Bstan Pa se remémore son enfance, son apprentissage et toute sa carrière dans ce haut lieu bouddhiste entouré de sagesse, de prières, de nature libre et de beauté. Une méditation pure et authentique en totale dichotomie avec ces très jeunes étudiants de l’école des beaux-arts qui s’y connaissent bien mieux en armement et outils de torture qu’en tankas.

Un roman – roman qui oscille entre récit historique et carnet de voyage – qui m’a fait découvrir un univers quasi inconnu pour moi, celui de l’art tibétain et de toute sa richesse en pigments et symboles. Dans une langue où les mots semblent prendre une couleur différente selon la tonalité de la narration, découle une harmonie extraordinaire malgré la dureté insoutenable des exactions commises par des êtres sans foi, ni loi. Une façon de rappeler ces décennies rouge sang et l’intolérable torture qui, hélas, perdure dans le monde d’aujourd’hui.

« Dans l’eau, les vibrations du reflet des montagnes persistèrent longtemps après que la femme y eut plongé. Des rides concentriques comme un impalpable et lancinant écho de son corps nu, de ses seins, de ses hanches et de ses cuisses, se répercutèrent jusqu’à la rive où je dessinais. J’étais là pour réaliser des esquisses, en vue de peindre une fresque au monastère de Darzêdo. La pureté de l’eau me permettait de voir le sable ocre et les cailloux, gros comme des œufs d’oiseaux préhistoriques, qui tapissaient le fond du lac ».

Les caves de Potala – Dai Sijie – Editions Gallimard/Collection Blanche – Septembre 2020 – Rentrée littéraire 2020

mardi 29 septembre 2020

 

Une noisette, un livre
 
L’inconnue du 17 mars
Didier van Cauwelaert
 


Lucas a tout perdu. Divorcé, il a perdu son emploi suite à un litige avec une de ses élèves, il n’a plus d’appartement et désormais sa résidence est la rue. De Clichy, il est parti s’installer vers la Motte-Piquet près d’une grille d’aération du métro, tant qu’à faire, autant aller dans un quartier chic !

Mais ce mois de mars 2020 va être un nouveau tournant dans sa vie : un virus envahit le monde et la France va se confiner. Lucas est presque joyeux, voir déambuler les gens, pressés de faire des réserves ou/et fuir le fracas des fragments viraux. Il bien décidé à ne pas être confiné dans un centre d’urgence. En traversant la rue en courant, il est renversé par une voiture. Quand il se réveille, il est à l’intérieur du véhicule conduit par une ravissante dame qui ne lui semble pas vraiment inconnue. Une fois arrivés tous les deux dans le domaine qui a été la résidence d’enfance de Lucas avant qu’un drame n'éclate, Audrey – c’est ainsi qu’elle se nomme – lui raconte qu’elle est une « mangeuse d’amour ». tout semble porter à croire qu’elle est effectivement une déesse venue des Pléiades…

Sur fond de crise sanitaire, Didier van Cauwelaert nous plonge dans un conte fantastique – dans toute la polysémie du vocable – où l’humour côtoie une certaine colère face à ce que le monde vit depuis le début de l’année. En France, le 17 mars a marqué un tournant et nous naviguons tous un peu dans l’inconnu. L’écrivain apôtre de la bienveillance – l’une des meilleures solutions pour répondre aux crises de la société – essaie de raison garder et nous incite à évacuer nos peurs, à prendre conscience de préserver au plus vite notre planète, à regarder au-delà de soi ; de se débarrasser de cet « orgueil masochiste » sans oublier l’éternelle richesse de la littérature et de l’amour.

Mais cela n’empêche pas notre écrivain d’envoyer quelques piques mordantes savamment rythmées sur la bureaucratie courtelinesque, sur cet esprit français si attaché au jacobinisme, sur les envolées guerrières des dirigeants souhaitant arborer des casques imaginaires, sur cet esprit morbide qui enveloppe des petits croque-morts en herbe, sur la jouissance des experts manipulant des marionnettes pour répandre peur et confusion, sans oublier la récupération politique et la profusion des adorateurs du complotisme entretenu.

Cet esprit imaginatif et facétieux est un excellent remède contre cette morosité augmentée depuis le 17 mars, ce sont des vitamines livresques qui dopent l’énergie et ouvrent l’espoir du renouveau.

Prenez soin des autres, prenez soin de vous et laissez vous embarquer avec cette inconnue du 17 mars pour retrouver un souffle d’accalmie dans les turpitudes d’une société elle-même virale.

« Et puis, le jour de gloire est arrivé. Le robot ménager qui nous servait de président avait annoncé d’un ton gaullien, dans toutes les télés autour de moi, qu’il déclarait la guerre au virus, en conséquence de quoi plus personne n’aurait le droit de sortir à compter du 17 mars à midi, hormis les flics et les soignants. Ça aussi, ça m’avait fait sourire. Mobilisation générale à domicile. On avait envoyé nos aïeux se faire occire loin de chez eux ; aujourd’hui on casernait les citoyens sur leur canapé, armés de leur zapette pour compter les morts en direct ».

« Il fallait que la planète ferme pour que les cœurs s’ouvrent ».

« C’est très commode le complotisme. C’est une vague décharge à ciel ouvert, où il est difficile de pratiquer le tri sélectif. L’hystérie des extrémistes et les élucubrations paranos y neutralisent par contagion les alertes dérangeantes, les vérités illicites, les arguments trop convaincants pour être réfutés autrement que par l’opprobre et l’amalgame ».

« Ce qui est mortifère, c’est votre politique d’économies en matière de santé ».

« Le temps a pris un rythme étrange. A la fois dilaté, répétitif et suspendu. Le matin, dans la bibliothèque de Charles, j’assimile en ordre dispersé les écrits qui l’ont conduit à mettre au point sa thérapie. De jour en jour s’accroît la sensation d’être confiné dans l’infini. L’infini du savoir, des lois de la nature et de la physique sans cesse amendées, étendues. L’infini de la bêtise, des peurs et des magouilles qui, perpétuellement, en freinent l’expansion. L’infini des grandes intuitions et des bonnes volontés qui tentent de contrecarrer la censure ».

« Elle s’offrait comme un rêve incarné, un logiciel de plaisir qui me comblait en me laissant sur ma faim. C’était le but. Ça faisait partie du coaching. Il fallait que je retrouve la force vitale, l’estime de soi, le sens de l’enjeu, l’envie et les moyens de changer le monde. Faire l’amour avec cette entité biologique inconnue, c’était renouer avec moi, avec ce jeune idéaliste qui avait pris la vie pour un roman de Chateaubriand et qui s’était laissé broyer par les drames, les désillusions, l’injustice et l’orgueil maso ».

L’inconnue du 17 mars – Didier van Cauwelaert – Editions Albin Michel – Septembre 2020

lundi 28 septembre 2020

 

Une noisette, une rentrée littéraire #20
 
La terre des loups
Jeanne-Marie Sauvage-Avit


 

Malgré ses compétences indéniables, Jessy Delmass, une trentenaire volontaire, est licenciée de son poste de directrice artistique suite à un changement de direction. Au lieu de s’appesantir sur son sort, elle prend cette adversité comme une occasion pour se reconstruire, changer de vie ; quitter Lyon et se retrouver dans sa bergerie savoyarde. Et reprendre à peindre ! Cette bergerie a une histoire : pendant la deuxième guerre mondiale, le peintre Steffen Witzberg s’est réfugié avant de devoir fuir jusqu’en suisse. Sa traversée des Alpes s’est effectuée avec un adolescent, Raymond Boissenet qui est toujours de ce monde. Il va révéler qu’il possède un tableau de l’artiste. Entre temps, le village de Haute-Savoie est menacé par un projet touristique de grande ampleur, les résidents s’y opposent, un comité se crée mais l’argent manque. Jessy, décidée à jouer toutes les cartes, va tenter d’imiter le style de Witzberg  afin de le vendre au meilleur prix. Mais tout ne se déroule pas comme prévu…

Ce roman m’avait principalement interpelé pour son titre « La terre des loups » et pour se dérouler dans les Alpes. Mais point de loup, juste une évocation et, à la place, nous faisons connaissance de braves malamutes. Par contre, la montagne est très présente, narrée aussi bien côté hiver que côté été avec ce souffle indescriptible des sentiers de randonnée et des paysages qui font prendre au moral de la hauteur. Parce que si, en fait, le thème principal est la peinture, ce récit déploie toute une palette de tons, de nuances, de descriptions, tant que votre roman devient une fenêtre ouverte sur la magnificence alpine. S’ajoute le parcours attachant de la protagoniste qui, malgré les incidents de vie, ne se résigne pas et continue la tête haute à suivre ses idéaux et convictions. Ode à la nature et à ceux qui la représentent.

Agréable moment de lecture assuré loin des fracas du monde.

La terre des loups – Jeanne-Marie Sauvage-Avit – Editions Charleston – Août 2020 – Rentrée littéraire 2020

 

jeudi 24 septembre 2020

 

Une noisette, une rentrée littéraire #19
 
L’Année des deux dames
Catherine Faye – Marine Sanclemente

 


Décembre 1933, un langoustier vogue vers les côtes africaines. A son bord deux femmes : Odette du Puigaudeau et Marion Sénones. Les deux stylistes, qui forment un couple, n’ont aucune expérience d’aventurières mais veulent fuir une société patriarcale. Direction la Mauritanie et le désert.

Près d’un siècle plus tard, deux écrivaines voyageuses vont suivre leur pas dans ce carrefour entre le Maghreb et l’Afrique subsaharienne, d’où un pays pluriethnique,  où perdurent une culture nomade et le sens de l’hospitalité mais en proie à quelques dérives.

Ce récit a un double intérêt : celui de mettre en lumière deux femmes oubliées et offrir une vision réaliste d’un pays où il n’y a pas que du sable, même si certains lieux, comme la ville de Chinguetti, risquent un jour d’être engloutis par des vagues dorées, en une nouvelle version de l’Atlantide.

Pourtant, Odette et Marion sont loin d’être ignorées en Mauritanie et leur passage ont marqué plusieurs générations, tant, que 1934 est nommée « L’année des deux dames ». Elles laissent des précieux documents qui serviront de carnet de route à nos deux autres dames contemporaines qui au fil de leur pérégrination découvriront quelques secrets.

Moins de méharée que dans la version originale mais en gommant tous les clichés primitifs de l’époque et en remettant la Mauritanie dans son contexte actuel, entre un passé chargé d’histoire et une envie de perdurer une culture nomade indéniable. Au fil des pages ou des pas, l’admiration pour les deux dames des années 30 s’essouffle un peu à cause du côté un peu méprisant – voire totalement – envers certains peuples. Par exemple, la Mauritanie renferme à la fois les Maures « blancs » et les Maures « noirs » mais ces derniers seront totalement occultés par Odette et Marion, et, elles n’hésitent  pas dans leurs carnets, à traiter de « pouilleux » certains hommes… Le contexte colonial est terriblement présent avec ce sentiment de domination même si elles partaient à la recherche de l’autre.

Catherine et Marine marchent ensemble à la rencontre d’une terre, à la rencontre de femmes et d’hommes qui, pour certains, ont connu les deux anciennes voyageuses. Le tout avec toute la noblesse d’un peuple accueillant le mieux possible les deux femmes que rien, ou presque, ne semble effrayer. Si ce n’est la fatigue d’une journée à dos de chameau ou la chaleur écrasante.

Ah quel beau voyage je viens de faire, et, en refermant le livre j’avais l’impression d’avoir reçu le souffle des aèdes du désert et retrouvé une partie de mes lointaines origines.


« Boutilimit abrite la deuxième plus grande collection de manuscrits du pays. Nous avons découvert son existence sur un dessin de Marion classé aux archives. La bibliothèque renfermerait des écrits de poésie, mathématiques, théologie, philosophie, médecine, datant pour certains du XIII° siècle (…) Nommée selon une plante graminée de la région, le tîlîmît, elle est considérée comme la capitale intellectuelle du pays. Y vit une majorité de Maures dotés d’une grande érudition en matière de religion, communément appelés marabouts, l’un des nombreux groupes ethniques de la société mauritanienne ».

« La magie des mots, des vers et des sons est au cœur de l’identité mauritanienne ».

« Une fois les chameaux déchargés, les deux khaïmas installés, les matelas posés au sol, le cérémonial du thé peut commencer. Partagé cinq à dix fois par jour, il devient notre langage. Coutume intemporelle. C’est dans ces moments-là que malgré la barrière de la langue, on perçoit l’autre. Par le regard, l’attente, l’habitude ».

« Ce que craint par-dessus tout notre hôte, bien qu’il le dise seulement à demi-mot, c’est que les manuscrits tombent un jour aux mains des terroristes.
-       Tous ces ouvrages livrent une version tolérante de l’islam. Quand Chinguetti est passée en zone rouge, nous avons échappé au pire. Si les livres étaient amenés à disparaître, rien ne prouverait que l’islam a un jour été une religion de paix et non un fanatisme politique utilisé pour manipuler les opinions.
Pour Seif, leur préservation n’est pas le caprice d’un amoureux des mots, mais une responsabilité pour l’humanité. Avant de nous quitter, il souhaite nous réciter un poème en arabe, il nous livre le récit d’un combattant courageux dont la ténacité a fini par payer et l’a mené sur le chemin de la gloire. Sur le pas de la porte, il nous demande de lui souhaiter le même destin dans sa quête de reconnaissance de la mémoire écrite. Avant de nous livrer, comme un secret de Polichinelle :
-       Croyez-moi, Mesdames, c’est l’unique moyen d’en finir avec ceux qui répètent que l’Afrique n’a pas d’Histoire ».

L’Année des deux dames – Catherine Faye / Marine Sanclemente – Editions Paulsen – Septembre 2020 – Rentrée littéraire 2020

 

 

 

 

 

 

 

mardi 22 septembre 2020

 

Une noisette, une rentrée littéraire #18
 
Les Lumières d’Oujda
Marc Alexandre Oho Bambe

 


Un titre de roman à l’image des mots qui défilent, virevoltent, s’accrochent autour d’un crépuscule pour secouer l’humanité vers une aube d’espérance. Un livre qui parle, qui slam, qui puise au plus profond de l’être humain pour en faire jaillir le meilleur.

Mano, le héros est à Rome, pour peu de temps. Il est rattrapé par la police et reconduit dans son pays natal, le Cameroun. Déçu, il retrouve néanmoins l’amour de sa grand-mère Sita, celle qui lui a inculqué toute la bienveillance pour l’offrir au monde. Puis, il s’engage dans une association qui œuvre à la fois pour les réfugiés mais également pour éviter les départs qui se soldent trop souvent par des échecs voire des tragédies, la Méditerranée devenant le plus grand cimetière humain en ce XXI° siècle. De là, il ira au Maroc, il s’associe au père Antoine qui aide les échoués des errances et tombe amoureux d’Imane, femme libre qui a pour binôme sa sœur jumelle Leïla, puis ira au Liban, en Grèce, en France pour apporter son témoignage et construire un réseau d’entraide au-delà des frontières.

Cette épopée faite de larmes et d’espoir est un chant d’humanité, une déclaration universelle des droits de l’homme, une signature pour la liberté, un hymne à l’amour et un appel à la solidarité. Sans oublier la beauté du verve face aux désordres du monde.

Marc Alexandre Oho Bambe c’est un écrit qui claque mais pour construire et non pour détruire.

C’est une plume rebelle mais sans haine.
C’est le jour et la nuit qui rassemble les bras des étoiles pour éclairer nos âmes.
C’est un cri de révolte tout en donnant de l’espoir.

Migrant, réfugié, blessé sans frontières, peu importe le vocable que la société va te coller au dos, tu es avant tout un être humain.

Qui fuit, sans fuir.
Qui résiste dans le silence.
Qui veut vivre. Vivre mieux. Libre et sans guerre. En mangeant à sa fin.

Seulement la grande faucheuse est  sans pitié. Comme les passeurs qui profitent de ta détresse. Combien de disparus, combien de morts ? Combien retournent à la case départ ?Combien se retrouvent dans la même misère ?

Pourtant, le rêve existe. Il peut devenir réalité.
Il suffirait parfois d’une main, d’un geste.

Ce geste est dans ce livre. Multiplié en phrases, en rythmes. Capitaine Alexandre est maître de son âme par la poésie qui inonde tout autour de lui.

Aider n’est pas un sprint, c’est « une course de fond ». Comme ce roman qui est chemin à suivre, à adopter, à partager. Pour une humanité avant toute chose.

Superbement humain. Humainement superbe.

«Je m’étais engagé. Dans l’association d’Aladji, luttant pour éviter les départs vers les cimetières de sable et d’eau. Le désert et l’océan sont pleins de nous, poussières de nègres. Noires étoiles. Filantes ».

« J’ai pleuré devant leur courage, leur rage d’exister et leur folie d’espérer. Encore. Traverser. Y arriver. Fuir la misère et la faim promises par des Etats qui n’en sont pas. Des Etats indignes de leur jeunesse exsangue, jeunesse qui n’en peut plus, de suffoquer et d’être obligée de faire comme elle peut, jamais comme elle veut ».

« Je redécouvrais en fait ce que je savais déjà : notre humanité est en guerre contre elle-même. Et les plus faibles en meurent chaque jour, chaque nuit. Dans une indifférence sidérante ».

« Vivre libre est une quête, une conquête même, qui dure toute la vie ».

 « Ciel couleur d’orange
Criblé d’espoir
Que je cultive
En marchant sur la Terre
Tant d’émotions Et de mois du monde
Dans ma voix qui silence
Je parle pourtant
Parler, c’est d’abord écouter
Oui, écouter, écouter l’autre
L’autre qui a toujours
Quelque chose de nous
Et quelque chose à nous dire aussi
Nous dire d’elle, de lui
De son île à elle, à lui, de son pays, de sa culture
De ses bonheurs, de ses malheurs
De sa mémoire, de son histoire ».

Les lumières d’Oujda – Marc Alaxandre Oho Bambe – Editions Calmann Levy – Août 2020 – Rentrée littéraire 2020

 

 

dimanche 20 septembre 2020

 

Une noisette, une rentrée littéraire #17
 
L’historiographe du royaume
Maël Renouard

 


Années 50. Abderrahmane Eljarib est né la même année que le futur monarque Hassan II et, à l’âge de 15 ans, bien que d’extraction humble par rapport à l’ensemble des élèves, il est placé au Collège royal dans la même classe que l’aîné des princes.

Quelques années plus tard, il se retrouve au service du nouveau roi et oscillera durant toute sa carrière entre grâce et disgrâce. Au moment où il espère une consécration il est envoyé à Tarfaya – là où Saint-Exupéry fut nommé chef d’aérodrome –  comme « gouverneur académique », titre pompeux pour une fonction qui ne sera que virtuelle, le territoire n’ayant pratiquement aucune école sur son sol.

En septembre 68 le destin de notre narrateur énigmatique emprunte une nouvelle direction. Alors qu’il s’attend à ce que le souverain lui jette l’opprobre, il est nommé officiellement « historiographe du royaume ».

C’est là que lecteur plonge dans un tourbillon éblouissant, tel un nouveau conte des Mille et Une Nuits avec des personnages mis en miroir, principalement Hassan II, Moulay Ismaïl, Mohammad Reza Pahlavi et Louis XIV. Nombreuses sont les tournures empruntées au conte par cet Aladin des temps modernes à la plume merveilleuse qui se fond dans un personnage qui semble avoir réellement existé.

Une plume merveilleuse qui a la faculté de se transformer en pointe de fer dans une encre de velours. Sous des apparences fortes élégantes et respectueuses, se glissent des remarques et épigrammes délicieusement révélateurs de la nature ambiguë d’Hassan II, ce monarque qui, par exemple, rejetait les courtisans mais ne tolérait pas que quelqu’un lui tînt tête.

Mais le plus judicieux est de mettre en parallèle, par le biais de célébrations chimériques, Hassan II et l’un des fondateurs du Maroc moderne : Moulay Ismaïl, aussi bâtisseur que sanguinaire dont le mythe et le parcours ne sont pas sans rappeler Louis XIV. De Meknès à Versailles, il manquait un autre lieu mythologique, celui de Persépolis où se déroulèrent en 1971 des cérémonies somptueuses pour commémorer les 2500 ans de la monarchie perse. Faste et mégalomanie.

Mais au fait, qu’est-ce qu’un historiographe ? Le protagoniste répond largement à la question lors d’un échange jubilatoire avec un Delhaye, professeur d’histoire et camarade de la même promotion que Georges Pompidou à l’Ecole normale supérieure. Le terme apparait en français vers la moitié du XVI° par le controversé Antoine Furetière mais son usage remonte plus d’un siècle auparavant. Une sorte d’histoire dans l’histoire que d’être officiellement le biographe d’un souverain. Racine, Voltaire, Boileau sont les plus connus, sans oublier un autre académicien qui fit date dans l’histoire de l’institution, Pellisson, et dont le parallèle que fait l’auteur avec son héros est troublant. Grâce et disgrâce, et inversement…Si la tradition s’est pratiquement éteinte après la Révolution française, il s’en est fallu de peu pour que Chateaubriand le devînt sous la Restauration. A la place, point de tentation de Venise mais l’appel de Rome pour devenir Ambassadeur de France près le Saint-Siège.

Ce premier roman de Maël Renouard est absolument splendide tant par sa forme, qui rappelle les Mémoires du Comte de Saint-Simon, que pour sa richesse historique naviguant sur les ailes des belles lettres et de toutes les subtilités qui font honneur à la langue française dans cette recherche du temps perdu au royaume chérifien. Des élégies livresques sur le théâtre du monde.

« Cette révolution de palais avait été montée de telle sorte que l’opinion internationale pût croire qu’elle émanait de la volonté des élites de notre pays, sinon du peuple lui-même. Elle était en réalité l’œuvre de grands notables prêts à sacrifier l’indépendance au profit de leurs intérêts ».

« Quand j’arrivai à Tarfaya, le jour était près de finir. Je m’arrêtai à l’entrée de la ville, le long de la plage. Le premier des innombrables crépuscules marins auxquels j’allais avoir tout le loisir d’assister n’a pas quitté ma mémoire. Une bande de nuages sombres surplombait au loin la mer, et dessinait comme une chaîne de montagnes inconnue, derrière laquelle le soleil disparut ; mais, dans une étroite ouverture que ces nuages dessinèrent au-dessus de l’horizon, ses feux rougeoyants brillèrent à nouveau, un instant ; puis ils s’éteignirent, et la nuit s’établit peu à peu. Déjà je reconnaissais la muraille blanche du fortin espagnol que l’on m’avait assigné pour demeure ».

« J’allais vers elle ; et pour lui marquer combien son apparition était extraordinaire, je lui demandai, comme dans le conte de La Fille du sultan des Baumes : « Etes-vous djinn, ou être humain ? » Elle plongea son regard dans le mien, sans d’abord dire un mot, et en paraissant faire une infinité de réflexions. Puis elle répondit, en me souriant : « Comme toi, je suis de la race d’Adam ». Je ne puis exprimer la joie que j’eus de percevoir tout l’à-propos dont elle était capable, et l’entente qui ne manquerait pas de s’établir entre nos esprits ; et je crus voir qu’elle était, pour sa part, satisfaite de l’effet qu’avait produit sur moi sa réponse ».

« Nous étions décidément un pays de rumeurs ; un pays où la rumeur était reine, si bien que même le roi était son sujet ».

L’historiographe du royaume – Maël Renouard – Editions Grasset – Septembre 2020 – Rentrée littéraire 2020

lundi 14 septembre 2020

 

Une noisette, une rentrée littéraire #16
 
Le Fil rompu
Céline Spierer

 


Haute couture romanesque pour un tissu d’histoire cousu en trois générations, Céline Spirer déploie un long fil sur un siècle de tragédies et de reconstructions depuis presque les monts Oural jusqu’à outre-Atlantique.

Ethan, un jeune adolescent new-yorkais vit avec ses sœurs et sa mère avec la tristesse d’avoir vu son père une dernière fois en mangeant une glace sans jamais le revoir. La famille est morose suite à ce départ sans explication, sans aucune nouvelle et la mère sombre souvent dans une mélancolie lugubre, s’il fallait nommer une couleur pour la définir ce serait un gris cendré.

Dans un autre appartement, vit une vielle dame répondant au nom de Janik et ne fréquentant personne. Sa démarche est indécise, ses vêtements inadaptés et pourtant il lui reste une noblesse dans sa façon de bouger, de regarder. Par hasard, Ethan et Madame Janik se rencontrent dans la cour de l’immeuble et pour la première fois un étranger sera invité à franchir le seuil de son appartement, une habitation à l’aspect désordonné mais où sont renfermées dans une pièce close des toiles achetées aux enchères il y a près de quarante ans. Les échanges sont  sibyllins mais peu à peu les deux êtres prennent confiance, les confidences vont suivre.

Avec beaucoup de flash back, le lecteur découvre l’existence d’une Katarzyna, originaire de Kalisz en Pologne et réfugiée aux Etats-Unis, au début du XX° siècle, où elle rencontrera un jeune homme ambitieux et peu scrupuleux qui adoptera néanmoins l’enfant qu’elle porte. Une petite fille va naître, Edith, qui cherchera à connaître sa véritable histoire après l’assassinat de sa mère. Mais lorsqu’elle part à la recherche de ses origines dans l’Est de l’Europe, la montée du nazisme devient effroyable avec comme conséquence une guerre dévastatrice. Comment Edith va-t-elle pouvoir s’en sortir et qui est réellement cette Madame Janik ?

Si votre serviteur est loin d’être un amateur des sagas familiales, c’est pourtant avec une attention toute particulière qu’il a avalé ce roman fleuve coulant sur les terres polonaises et allemandes, puis se jetant dans l’Atlantique pour amplifier le récit époustouflant de trois générations prises dans les tourbillons de l’histoire.

Un roman qui surfe sur les sentiments cachés, les blessures inguérissables, le silence des voix et les non-dits des âmes à la fois errantes et emprisonnées par le vécu.

Beaucoup d’émotions également entre la relation qui se forme entre un jeune garçon, d’une grande maturité, et cette dame âgée si craintive et si peu portée aux confessions. Les descriptions des attitudes de deux protagonistes sont si précises et détaillées que ce n’est plus un livre qui est devant vos yeux mais un écran où se déroule une épopée livresque.

Quant à l’écriture, c’est une broderie, des mots piqués sur les fluctuations des destins, un raccommodage minutieux pour réparer tous les fils cassés par les mains destructrices des hommes.

« Elle se passa une main sur le visage avant de se tourner vers Jozef, le menton tremblant : « Ne cède pas à la tentation de réécrire l’histoire, insista-t-il. C’est un chemin dangereux, en plus de ne mener nulle part ».

« Il ne se formalisait jamais du contenu de ses déclarations, non par politesse ou par pitié, mais parce qu’il comptait parmi ces êtres patients qui s’intéressaient sincèrement aux autres. Un garçon sensible, qui préférait la compagnie d’une vieille femme sur le déclin à celle d’un ordinateur. Madame Janik se demandait parfois s’il y avait la matière à s’inquiéter. L’enfance filait bien assez vite pour qu’on ne cherche pas délibérément à l’écourter ».

Le Fil rompu – Céline Spierer – Editions Heloïse d’Ormesson – Août 2020 – Rentrée littéraire 2020

vendredi 11 septembre 2020

 

Une noisette, une rentrée littéraire #15
 
Les funambules
Mohamed  Aïssaoui

 


Qui sont ces funambules que va rencontrer notre narrateur ? Des artistes assurément. Des artistes pour tenter de rester debout sur le long fil de l’existence qui menace de se rompre et même qui, souvent, s’est brisé. Certains chutent inexorablement, d’autres se raccrochent aux balanciers que d’aucuns tendent depuis les associations qui aident hommes et femmes à se reconstruire sur ce périlleux chemin suspendu sur leurs vies, car vivre pour ces blessés de la vie est une acrobatie perpétuelle.

Le narrateur est biographe pour anonymes. Il est parfois une prête-plume pour une personnalité, politique ou autre, qui n’a « pas le temps » d’écrire elle-même… mais à la demande d’un éminent neuropsychiatre il a va recueillir le témoignage des écorchés de la vie, ceux qui n’osent avouer leurs fêlures ou qui ne savent comment les exprimer, de ceux qui voudraient « vivre comme tout le monde », une phrase prononcée par une funambule et qui résonne comme un électrochoc.

Du narrateur, on ne connaîtra son prénom qu’à la toute dernière phrase mais on sait qu’il est, lui aussi, porteur d’une fêlure, celle de l’exil. Un exilé de l’enfance parti de « chez lui » qui est désormais un « là-bas ». Depuis, il lui semble qu’il n’habite « nulle part ». Il va parcourir les centres d’accueils, les entités caritatives, s’entretenir avec ceux qui donnent de leur temps et ceux qui reçoivent des souffles d’humanité. En même temps, il continue à fréquenter des âmes errantes comme Le Philosophe, à s’occuper de sa mère, sa seule famille, qui n’est plus que l’ombre d’elle-même, et à tenter de retrouver Nadia, un amour perdu parlant « toutes les langues de la vie ».

Les Restos du Cœur, ATD Quart Monde, les Petits Frères des Pauvres, le Collectif Les Morts de la rue, sont les organisations qui vont être visitées par le biographe et qui met en lumière l’immense courage de ceux qui essaient de réparer le fil cassé, un fil qu’il faut continuer à saisir malgré l’absence de l’amour reçu pendant l’enfance, malgré la violence d’un conjoint, malgré le chômage, malgré le rejet et le regard des autres. Aux bénévoles de rendre moins périlleux le fragile équilibre, eux aussi nécessitent une sacrée dose d’énergie et du don de soi.

Mohammed Aïssaoui signe un livre d’une humanité inouïe et rend hommage à ces oubliés de la société. Pourtant, comme le souligne le titre d’un chapitre, « la misère a un visage et un prénom ». Une âme également et une histoire à raconter. Tout porte à croire que le journaliste écrivain a lui aussi une histoire à nous dire mais il a préféré s’épancher sur celle des autres. Une noblesse également dans l’écriture, toute en humilité et sans voyeurisme, juste mettre en lumière les cœurs assombris et d’expliquer ce qui semble inexplicable.

Une ode à la bienveillance, un socle d’humilité, une voix pour rompre le silence, qui apportent une aube sur ceux qui naissent et grandissent en cherchant un fil plus solide face aux souffrances, puissent ces funambules devenir des jongleurs de vie.

« Pour peu qu’on veuille bien prendre la peine de se pencher dessus, chaque vie est exceptionnelle et mérite d’être contée, avec sa part de lumière, ses zones d’ombres et ses fêlures ».

« On arrive toujours à trouver de la nourriture, mais quand on n’a plus de toit, on se retrouve à la rue, et ça devient dramatique. Les situations sont tragiques. Le funambule perd son fil et ne peut plus remonter dessus. L’équilibre est presque définitivement rompu. Plus de chez soi. Que sommes-nous sans un lieu où nous reposer, où nous retrouver, où accueillir ? »

« Quand vous avez partagé un café ou une conversation avec ces cabossés, ils ne vous quittent jamais vraiment, on traîne avec eux comme on traîne son passé. Il n’y a pas de promesses dans la relation, juste un moment passé ensemble à additionner des solitudes avec l’illusion que moins plus moins donne un peu plus ».

Les funambules – Mohammed Aïssaoui – Editions Gallimard/Collection Blanche – Septembre 2020 – Rentrée littéraire 2020.

 

 

mercredi 9 septembre 2020

 

Une noisette, une rentrée littéraire #14
 
Hourra l’Oural encore
Bernard Chambaz

 


 

« Quel est le secret de la ronde
Qui mène le diable et son train
Quel est le secret de ce monde
Où le travail n’a pas de frein
Comme l’enthousiasme inonde
Son incompréhensible cœur
L’avenir ici qui se fonde 
A la vertu d’une liqueur »

Ce sont les poèmes de Louis Aragon dans « Hourra l’Oural », écrits lors du long séjour en URSS du poète, qui ont inspiré Bernard Chambaz pour son voyage à travers la Russie, principalement dans la région de l’Oural, en train et en car. Mais d’Aragon, la critique est parfois rude notamment par rapport à son aveuglement sur le régime soviétique et ses piques contre Boris Pasternak. Ce sont donc les empreintes de l’auteur du  Docteur Jivago qui vont davantage accompagner le lecteur dans un récit où se mêlent les références incontournables de l’histoire russe avec ses œuvres d’art se comptant à l’infini, l'histoire politique et la vie des citoyens russes d’aujourd’hui.

Point de vélo mais des déplacements en train, car, tramways et taxis pour parcourir l’immense région où se trouve l’invisible frontière entre Europe et Asie établie par Pierre le Grand. Cette façon de voyager permet à l’auteur de faire des rencontres inattendues et d’avoir une vision authentique sur la société russe d’aujourd’hui, toujours confronté à son histoire avec cette âme tant tournée vers la tragédie.

Des monts Oural, peu de sommets vertigineux – aucun ne dépasse les 2000 mètres – mais cette vieille formation géologique regorge de richesses dans son sous-sol et d’histoires sur sa partie émergée.

Un périple totalement dépaysant et narré de façon directe, sans fioritures et effets de plume. Même sans connaître la région on imagine des paysages façonnés à l’image du peuple russe, entre magnificence et résignation, entre richesse et désespoir. Sans langue de bois aucune, sont abordés les années « rouge » les années Eltsine, avec la visite soit de musées, soit l’immersion dans des lieux où se sont formés les personnages, soit sur des sites où ont coulé et coulent encore la sueur ouvrière.

Empruntons avec Bernard Chambaz les chemins des vestiges du camp de Perm-36, des lieux saints comme le monastère de Verkhotourié, de l’assassinat des Romanov ou des fantômes radioactifs de la centrale de Majak, première catastrophe nucléaire de l’empire soviétique.

Entre deux trajets, entre un paysage de neige ou quelques mois plus tard une atmosphère pluvieuse, c’est un Kalinka qui sonne à nos oreilles – son auteur Larionov étant né à Perm – ou bien la voix de Chaliapine, ami de Gorki

Mais reste avant tout Boris Pasternak et sa descente aux enfers, de ses lieux d’écriture jusqu’à sa dernière demeure où frémissent encore les ultimes instants du poète maudit.

Un voyage par monts et par mots.

« L’Oural sera pour Pasternak une sorte de renaissance et, au passage, il y puisa certainement les sensations qui feront de son roman, Le Docteur Jivago, un chef-d’œuvre. Lui qui voulait parler au nom de la forêt, il y  acquis la qualité d’écoute nécessaire. Lui qui aimait tant la neige, il y découvrit sa dimension épiphanique ».

« La nuit avance au rythme de Chalamov. A l’approche de l’arrivée, un brin de mélancolie nous saisit. On va se quitter, on sait que, selon toute probabilité, nous n’aurons plus l’occasion de nous rencontrer. Oleg nous offre une carte postale pieuse, « en ma mémoire ». La dernière image que j’emporte de lui me serre encore le cœur : il est en retrait, au bout du quai, il s’assure que la personne qui doit venir nous chercher est bien là ».

Hourra l’Oural encore – Bernard Chambaz – Editions Paulsen – Août  2020 – Rentrée littéraire 2020

lundi 7 septembre 2020

 

Une noisette, une rentrée littéraire #13
 
Le Métier de mourir
Jean-René Van der Plaesten

 


Mais qui est donc ce soldat qui surveille un check-point dans le Sud-Liban pendant la guerre civile ? Sibyllin, il porte le nom d’une montagne de la vallée d’Aoste et semble vouloir garder tous ses secrets au plus profond de son âme. Seuls, quelques anciens collègues du temps de l’Indochine ou de ses fonctions dans l’armée israélienne ont quelques éléments de sa vie. Né en Pologne, il est un survivant du camp d’extermination de Treblinka, personne ne sait comment il a survécu car toute sa famille y a péri. Sa vie consacrée à la guerre est une succession de « déchirures, de ruptures, de cassures ». Seul au monde il continue pourtant de croire en la vie. Il sait pourtant qu’il peut disparaître à tout moment et l’arrivée d’un jeune volontaire français, Favrier, lui fait espérer un espoir de transmission : sans enfant il se dit que ce jeune homme pourrait devenir le fils qu’il n’a pas eu.

Belleface est un bon chef, dur mais juste. Un baroudeur hors norme qui pourrait avoir vécu toutes les époques, de la traversée des Alpes avec Jules César jusqu’à l’Indochine. Intuitif, il est avare de paroles et de gestes, attache de l’importance aux détails et semble ne s’émouvoir de rien. Pourtant, le soir sous sa tente, une certaine mélancolie l’accapare et seul l’opium lui procure un apaisement lorsqu’il repense à sa tendre enfance entre un père médecin et une mère violoncelliste ou à la femme, Ruth, qu’il a aimé de tout son cœur et qui a été assassinée par un terroriste alors qu’elle rentrait chez elle. Seul ou avec ses hommes, maintes fois il fait référence à son livre de chevet, L’Ecclésiaste, mais l’ouvrage auquel il tient le plus est une vieille bible qui a appartenu au Père Tarkowski.

Ce roman a des accents de « Désert des Tartares » ? Belleface aussi seul que l’officier Giovanni Drogo, même s’il a vu maintes fois les ennemis arriver et les verra encore. Mais son combat est la mort, cette grande faucheuse qui sévit autour de ses proches comme une malédiction. Tourmenté entre sa décision de ne pas avoir eu d’enfant dans ce monde sanguinaire et l’absence de descendance, le soldat fonde des espoirs de survie après la mort, de son histoire, de son expérience à travers ce jeune Favrier. Il a cette préscience de deviner qu’il fera un excellent militaire. Pour cela il va le former et il passe du temps avec lui, aussi bien pour des conseils stratégiques que pour lui confier quelques secrets, même si à dose homéopathique. C’est là, tout le tragique des personnes qui se retrouvent seules au monde et qui voient la mort inéluctable effacer, non seulement toute trace familiale génétique mais également le patrimoine historique personnel fait de peines et de joies, de succès et d’échecs, de sentiments et de convictions.

Par une narration qui vous prend aux tripes, ce récit noble et admirable sur la dignité humaine baigne dans une atmosphère terriblement romantique, entre des amours perdues, des histoires de transmission et la magnificence d’un paysage baigné entre rayons solaires et balles dévastatrices. Vaste réflexion sur le métier de soldat, de ceux qui s’engagent sachant que servir c’est aussi mourir et sur les affres d’un homme qui, malgré son métier de dureté, ne reste pas insensible à son sort, à ceux des autres. A celui du monde aussi.

 Un roman à vous faire mettre au garde à vous.

« C’était déjà bien de rester dans le souvenir de quelqu’un. Compter aux yeux d’une personne, cela voulait dire qu’on avait servi à quelque chose lors de notre passage sur terre ».

« Les hommes veulent croire que ce sont leurs pères qui leur enseignent la vie, tout cela pour se donner de l’importance et garder l’illusion qu’ils maîtrisent l’ordre des choses et la marche du temps, mais en réalité, songeait-il, ce sont les mères qui apprennent à leurs fils les lois de l’existence. Tout se transmet et s’est toujours transmis par les femmes, et c’est ainsi depuis l’aube de l’humanité ».

« Le regret de n’avoir personne qui lui survive l’effleura de nouveau mais il chassa vite cette idée. Car il éprouvait la certitude que le monde à venir serait tout aussi meurtrier que celui dans lequel il avait vécu. Dans ces conditions, à quoi bon lancer et promouvoir dans l’existence des enfants qui finiraient, un jour ou l’autre, par se déclarer la guerre et la faire ? »

« Mourir, c’était juste s’en aller après avoir fait quelques tours dans le manège de l’existence ».

« La justice des hommes, c’est une blague. Elle est rendue à la tête du client. Selon que tu es puissant ou misérable, tu auras droit à une justice différente (…) Il y a trop de dérogations dans la justice des hommes, de la clémence lorsqu’il faudrait de la sévérité, et de la rigidité lorsqu’il faudrait de l’intelligence ou de la clairvoyance ».

« Survivre à la Shoah, c’était non seulement apprendre à vivre avec la colère, mais aussi accepter l’obligation de prendre une revanche sur la vie. C’était un devoir dont il était redevable envers les siens, envers tous ceux qui avaient péri dans le camp de Treblinka ».

« Favrier aimait et admirait ce fatalisme oriental qu’il avait découvert en arrivant à ras-el-Bayada. Il y voyait comme une réponse à l’agitation parisienne qu’il ne supportait plus lorsqu’il avait pris la décision de quitter la France ».

Le Métier de mourir – Jean-René van Der Plaetsen – Editions Grasset – Août 2020 – Rentrée littéraire 2020

vendredi 4 septembre 2020

Une noisette, une rentrée littéraire 


Les premières 12 noisettes du domaine 



Comme la rentrée littéraire 2020 est un excellent cru livresque, petit récapitulatif des premières cueillettes de l'automne avant les suivantes...


1 - Une farouche liberté, par Gisèle Halimi et Annick Cojean - Editions Grasset

https://squirelito.blogspot.com/2020/08/une-noisette-un-livre-une-farouche.html

La femme, la liberté guidant le peuple


2 - Aline et les hommes de guerre, par Karine Silla - Editions de l'Observatoire 

https://squirelito.blogspot.com/2020/08/une-noisette-un-livre-aline-et-les.html

Hommage d'une guerrière de la paix en Casamance 


3 - On ne touche pas, par Ketty Rouf - Editions Albin Michel

https://squirelito.blogspot.com/2020/08/une-noisette-un-livre-on-ne-touche-pas.html

Effeuillage sexy d'automne 


4 - Ce qu'ici-bas nous sommes, par Jean-Maris Blas de Roblès - Editions Zulma

https://squirelito.blogspot.com/2020/08/une-noisette-un-livre-ce-quici-bas.html

Conte fantasmagorique par un petit prince de la fantaisie


5 - Une piscine dans le désert, par Diane Mazloum - Edtions JCLattès

https://squirelito.blogspot.com/2020/08/une-noisette-un-livre-une-piscine-dans.html

Onirisme en terre libanaise


6 - Frères soleil, par Cécilia Castelli - Editions Le Passage 

https://squirelito.blogspot.com/2020/08/une-noisette-une-rentree-litteraire-6.html

La Corse et ses versants indomptables 


7 - Presque génial, par Benedict Wells - Editions Slatkine

https://squirelito.blogspot.com/2020/08/une-noisette-une-rentree-litteraire-7.html

Road trip nord américian et romantisme allemand


8 - Térébenthine, pas Carole Fives - Editions Gallimard

https://squirelito.blogspot.com/2020/08/une-noisette-un-livre-terebenthine.html

Peinture vivante aux Beaux-Arts 


9 - Les Corps insurgés, par Boris Bergmann - Editions Calmann Levy

https://squirelito.blogspot.com/2020/08/une-noisette-unerentree-litteraire-9.html

Le corps dans tous ses états d'âme


10 - Rosa Dolorosa, par Caroline Dorka-Fenech - Editions La Martinière

https://squirelito.blogspot.com/2020/08/une-noisette-unerentree-litteraire-10.html

Un lacrimosa livresque 


11 - Le Palais des orties, par Marie Nimier - Editions Gallimard 

https://squirelito.blogspot.com/2020/09/une-noisette-unerentree-litteraire-11.html

Bain d'orties pour romance piquante 


12 - Noces de jasmin, par Hella Feki - Editions JCLattès/LaGrenade

https://squirelito.blogspot.com/2020/09/une-noisette-unerentree-litteraire-11.html

L'amour sur les ailes d'une révolution de la liberté


Que le livre soit en vous et belles lectures à toutes et à tous.

Livresquement vôtre,

mercredi 2 septembre 2020

 

Une noisette, une rentrée littéraire #12
 
Noces de jasmin
Hella Feki

 


4 janvier 2011, Sidi Bouzid. Mohamed Bouazizi meurt après s’être immolé par le feu deux semaines auparavant. Vendeur ambulant, il essayait de subvenir aux besoins de sa famille mais il était de plus en plus racketté par les services officiels et en ce jour de décembre on lui confisque une énième fois sa charrette et sa balance. C’est la fois de trop dans ce pays « où le pauvre n’a pas le droit de vivre » selon ses propres propos. C’est le début de la révolution tunisienne, celle que l’on nommera également la révolution de jasmin.

Le jasmin, fleur et emblème de la Tunisie par excellence, symbolise la tolérance, l’amitié, l’amour. Cette révolution qui réclamait la liberté et la fin d’un régime ayant droit de mort sur les citoyens est le sujet de ces « Noces de jasmin » qui met en lumière des personnages voulant vivre librement, démocratiquement et qui ont tous une histoire d’amour dans leurs veines.

Peu de personnages mais tous sont singuliers. Mehdi, le jeune journaliste intrépide qui se retrouve en prison et va subir les foudres des tortionnaires du pouvoir, Essia, la jeune femme rencontrée quelques semaines avant le début du soulèvement, Yacine le père d’Essia qui a épousé Julie une française. Et puis, un autre personnage, La Cellule avec sa mémoire infaillible déposée sur les murs de pierre de la prison… Tour à tour ils racontent ce qu’ils vivent ou ce qu’ils ont vécu. Mais tous ont un dénominateur commun : l’amour. L’amour entre Mehdi et Essia, l’amour de Yacine envers Julie, l’amour de la grand-mère d’Essia, la Mama Maïssa et même, curieusement, La Cellule qui aura pour secret les billets érotiques de Mehdi, billets qui le sauveront, doublement. Doublement par rapport à son énigmatique gardien et par l’évasion de l’esprit pour supporter les douleurs du corps.

Chacun a son histoire particulière dans l’histoire tunisienne : la colonisation, l’indépendance, l’arrivée de Bourguiba et la proclamation de la République, puis les années Ben Alli où l’emprisonnement des opposants, la torture et le contrôle de la presse sont légion. Mehdi, emprisonné ne va jamais faillir. Avec Essia, ils vont n’avoir qu’un seul objectif : se retrouver, s’aimer. Intensément, à l’instar du désir de liberté et de renouveau qui souffle dans les cœurs des tunisiens.

Hella Feki tient dans sa main une richesse : une plume amoureuse qui bien que traçant des lignes avec une encre noire de sang met en couleurs l’amour qui tient en vie les êtres dont le cœur palpite de courage et d’altruisme. Une sensualité omniprésente à commencer dès que vous avez le livre en main, une couverture avec un toucher peau de pêche, et qui continuera jusqu’à la dernière phrase lorsque la chaleur des corps enlacés semble dégager des effluves de jasmin.

Si la beauté de l’écriture pouvait sauver le monde, Hella feki ferait partie de ces écrivains à intégrer dans une confrérie pacifique portant les ailes livresques de la liberté. Face à l’insoutenable.

« C’est peut-être cela la vraie jouissance, crier la plainte d’un bonheur insoutenable »

« Quand je suis triste, je me réfugie dans l’un de mes livres préférés, ceux dont les pages caressent doucement, font sourire, nous aident à être plus forts, emmènent ailleurs, et apaisent, face à l’incertitude de l’obscurité. J’aime m’inviter au retrait du monde et à l’égoïsme enfantin de la lecture. J’aime cette magie de pouvoir se transporter en pensée dans l’univers et les émotions de quelqu’un ».

« Ecrire, c’est comme l’amour. C’est nu ».

« Il est seul. Fait comme un rat. Le gardien s’est barré. Ils sont tous partis. Mehdi est à ma merci. Il est à moi. Et ses secrets aussi. Enfouis au plus profond de ma paroi. J’écoute, je regarde, je commente, j’enterre. Ces mots. Ces pierres de mots. Qui s’encastrent dans les miennes ».

« Des cendres d’un homme et d’un peuple est née une révolution. Ce matin, nous nous éveillons, braises de satin. Notre ardeur est le devoir. Tunis, c’est l’histoire du Phénix ».

Noces de jasmin – Hella Feki – Editions JCLattès / Collection La Grenade – Août 2020 – Rentrée littéraire 2020

mardi 1 septembre 2020

 

Une noisette, une rentrée littéraire #11
 
Le palais des orties
Marie Nimier

 


Quand une princesse piquante sortie du réseau woofing débarque dans une ferme entièrement consacrée à l’ortie, tout porte à croire que l’on peut se frotter au roman. Et sans risque de démangeaisons aucune, bien au contraire.

En pleine campagne, presque au milieu de nulle part et de partout, se dresse une ferme atypique, gérée par Nora et Simon, ce dernier ayant hérité du domaine familial. Mais l’élevage n’étant plus rentable et face aux dettes, le couple a décidé de s’investir dans une production unique : l’ortie avec des champs à perte de vue dans ce territoire sans prétention. Ils ont deux enfants, Anaïs et Noé et représentant parfaitement une famille française du monde agricole. Ayant besoin de bras à moindre coût, ils font appel au réseau woofing et quelque temps plus tard ils accueillent une jeune femme, Frédérica qui offrira ses bras contre le gîte et le couvert.

Ce n’est pas le travail qui fait peur à Fred et très rapidement elle s’adapte à la vie rurale sans compter ses heures. Elle séduit tout le monde par sa présence, même les animaux sont sous le charme. Nora est troublée, s’interroge. Cette fille a un pouvoir et comment lui résister. Elle s’inquiète pour son couple, craint que Simon en tombe amoureux. Pourtant, c’est tout autre chose qui va se produire dans une passion brûlante.

Marie Nimier offre une très belle fiction, curieusement tout en douceur malgré l’honneur fait à une plante ayant mauvaise réputation, et qui en réalité, a de nombreuses vertus. Celle qui ressort après la lecture, est la satisfaction d’avoir passé un bon moment avec la sensation d’avoir parcouru les pages comme si on visionnait, à l’ancienne, une série de diapositives sur la vie d’une famille sans particularité et qui soudain se trouve confronté à l’inattendu sous les auspices de l’amour et de ses passions.

Avec une facilité et simplicité déconcertantes, l’autrice laisse couler les mots dans un calme olympien contrastant avec le feu qui foisonne dans le cœur des amantes, cet amour charnel qui navigue autant sur les rêves que sur les craintes.

Atmosphère singulière par une plume riche en sentiments avec un côté légèrement désuet qui ajoute un charme non négligeable à cette romance des champs.

Le Palais des Orties – Marie Nimier – Editions Gallimard/Collection Blanche – Août 2020 – Rentrée littéraire 2020

  Noisette spectrale   Fantômes Yokai Philippe Charlier   Philippe Charlier est l’homme qui, en fouillant les ténèbres, fait jaillir...