Une noisette, une rentrée littéraire #8
Térébenthine
Carole Fives
Il
y a Lucie. Luc. Et aussi toi. Toi qui veux devenir artiste dans une société où
l’art est considéré de plus en plus comme presque inutile, réservé à une
poignée de bobos, de bourgeois ou de snobs. En plus, tu es femme. Double peine.
Pourtant, tu t’accroches et tu t’inscris à l’Ecole des Beaux-Arts de Lille pour
te retrouver au sous-sol, là où il existe encore une liberté créative sans le
dictat professoral. Tu suis les cours, néanmoins, mais tu aimes retrouver cette
poignée d’élèves dans cet espace sale, froid, gris. Dans ce lieu nommée
« Térébenthine » par d’autres étudiants. Oui, toi et tes quelques
amis, vous peignez encore et une forte odeur se dégage de vous. Mais c’est ce
n’est pas de la térébenthine, trop cher, c’est de l’alcool à brûler. Brûler
comme peut-être vos ailes qui risquent de subir ce sort.
Tu vas raconter, à la deuxième personne du singulier, ce parcours semé de touches de résignations, de coups de pinceau de révolte, de traces d’espoir, d’efforts en reflets, du clair dans ta tête mais de l’obscur autour de toi. Pas facile de suivre ce chemin, parsemé d’ornières entre le dédain, le machisme, le harcèlement, la superficialité. L’éphémérité aussi. Arriveras-tu à terminer ton cursus ? Arriveras-tu à franchir tous tes obstacles ? Et pour tes amis, Lucie et Luc, que sont-ils devenus ? Le vent va-t-il les ôter, les emporter ?
Un roman qui sonne vrai, qui sonne juste. Parce ce que Carole Fives l’a vécu. Elle raconte sous une forme narrative originale, cette traversée artistique de tous les dangers, de tous les mirages, espérance en nature morte et rage de tenir bon sur cet échafaudage branlant.
Un
roman très féministe mais sans tomber dans l’angélisme. Si pour un homme
embrasser la carrière des arts plastiques est déjà un sacerdoce, pour une
femme, elle devra, avec supplément offert, faire face à la misogynie, aux
regards libidineux masculins et… aux injonctions des autres femmes qui ne sont
pas toujours du meilleur soutien sur l’échelle de la pédagogie : le
personnage de Véra Mornay est à lui seul à accrocher dans une galerie !
Dans un style aérien, Carole Fives, taille, sculpte, moule les mots. Elle les fait tourner, rajoute des ombres pour mieux mettre en lumière des dialogues percutants. Ecriture incisive, mordante. Impression de voir l’auteure en une Niki de Saint Phalle ayant accroché des mots au-dessus des ses pages blanches et les tirant au fusil pour qu’ils se jettent, se rassemblent en un texte que le lecteur adoptera même s’il entre dans cet univers inconnu des arts et de ses assemblages.
Térébenthine, une peinture vivante
« Loin d’être un
espace de liberté absolue, la toile est ce lieu où un geste en impose un autre,
puis un autre, et où enfin le chaos s’ordonne. C’est un dialogue silencieux, tu
te confies et la toile te répond, les échanges s’intensifient, jusqu’à ce que
tu la gifles de tes coups de pinceau, de tes coups de raclette. La toile
résiste et t’apprend que seule tu ne peux rien, qu’entre elle et toi il va
falloir trouver un accord, même précaire, même fragile ».
« Toute l’intelligence du monde ne peut rien y faire, l’art est avant tout une affaire d’émotion ».
« La voix de Lucie
rompt le silence :
- Monsieur ?
Monsieur ?
- Oui ?
Une remarque ?
- Vous
nous montrez toujours des œuvres réalisées par des hommes. Est-ce que c’est
voulu ou est-ce que vraiment il n’y a aucune artiste femme ?
La lumière se rallume,
Urius caresse son catogan pour vérifier que ses cheveux sont bine là.
- Bien
sûr qu’il y a des artistes femmes, quelle question !
- Je
suis soulagée, vraiment, continue Lucie, mais alors pourquoi n’en parlez-vous
jamais ?
- J’avoue
ne pas y avoir prêté attention, répond Urius. J’ai construit mon corpus
d’œuvres en ne retenant
que les jalons essentiels de l’histoire de l’art du XX° siècle et… ».
Térébenthine – Carole Fives – Editions Gallimard / Collection Blanche – Août 2020 – Rentrée littéraire 2020
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