Souvenirs d'un médecin d'autrefois

lundi 18 janvier 2021

 

Une noisette, un livre
 
Les danseurs de l’aube
Marie Charrel


 

Allemagne 2017. Dans le brouillard des manifestations anti G20, deux êtres hors de l’espace et du temps se connaissent à peine et rien ne semblait pouvoir les réunir : lui est blond, allure androgyne, Allemand ; elle est brune, allure enflammée, Rom. Ils vont pourtant devenir célèbres malgré eux : un journaliste reporter d’images diffuse un cliché exceptionnel qui fait rapidement le tour du monde. Sur fond d’aurore, il saisit l’instant où leurs pieds et leurs bras vont rejoindre l’illisible, leurs âmes vont s’unir pour un flamenco dans toute sa quintessence de la liberté. Imperio et Dolores renaissent d’un lointain passé…

Lukas enfermé dans un corps où il n’arrive pas à se reconnaître, Iva enfermée dans une société qui ne cesse d’exclure son peuple. Tous les deux vont se fondre dans cette danse reflétant tous les écorchés vifs par la flamme des notes et des mouvements. De Hambourg à Grenade, le couple va mettre ses pas dans celui d’une figure russe : Sylvin Rubinstein. D’origine juive, il va entrer dans la résistance en Pologne, en Allemagne pendant la seconde guerre mondiale et sera un danseur émérite du flamenco, se travestissant en femme pour venger sa sœur jumelle adorée qui a été déportée avec leur mère dans le camp d’extermination de Treblinka.

Un oublié de l’histoire que fait revivre Marie Charrel dans un somptueux roman où la grâce rejoint la disgrâce du monde, où l’élégance de la danse rejoint l’inélégance de la guerre, où la liberté devient un chant sur toute la diversité des êtres et de ceux qui embrassent la vie. C’est charnel et platonique, bruyant et silencieux, statique et virevoltant.

Autre personnage avec une dimension incroyable est celle de l’officier de la Wehrmacht, Kurt Werner, qui a sauvé plus d’une fois le résistant danseur de flamenco ainsi que beaucoup d’autres en allant contre son pays ou plutôt contre la dictature nazie. Raconter c’est soulever le tapis où sont occultés ces combattants allemands qui avaient la haine des SS et d’Hitler et ont mené une résistance dans un courage exemplaire. Kurt Werner est passé à travers les crocs de boucherie et a pu célébrer la défaite du III° Reich.

« Les danseurs de l’aube », un moment magique qui réunit l’art et l’histoire, les ombres et les lumières au rythme de mots et de pas livresques. Un verdadero duende !

« C’est une drôle de chose, le corps. Une enveloppe, qu’on idolâtre ou qu’on ravage, dans l’espoir que la vie y palpite un peu plus fort, ou seulement pour la beauté du geste ».

« Lukas tourne autour d’Iva. Il ôte l’élastique nouant ses cheveux et les jette en arrière. Un halo doré rebondit sus ses mèches blondes. Il se laisse tomber au sol, jaillit. Au flamenco il mêle une gestuelle venue d’ailleurs, contemporaine. Intime. Il suit le rythme d’Iva. Ses longues jambes au galbe ferme, dressées sur des chaussures de femme, frémissent, ploient, dessinenet des courbes voluptueuses. Iva recule, se jette vers lui, entame une valse insensée ».

« Elle lui révèle une autre façon d’être au monde, la simplicité avec laquelle les peaux savent dialoguer, la douceur que l’on peut accorder aux autres, comme à soi-même. La sensualité née de l’abandon ».

Les danseurs de l’aube – Marie Charrel – Editions de l’Observatoire – Janvier 2021

mercredi 13 janvier 2021

 

Une noisette, un livre
 
Là où tout se tait
Jean Hatzfeld

 


Comme le rappelle Jean Hatzfeld, le génocide des Tutsis au Rwanda est l’un des plus meurtriers de l’histoire par rapport à sa durée : 800.000 morts pour 100 jours ! Du 7 avril au 17 juillet 1994 et qui faisait suite à la Guerre civile rwandaise entre le FPR (fondé par les exilés Tutsis dont Fred Rwigema, puis Paul Kagame) et les FAR (l’armée du Rwanda composée de Hutus et soutenus par la France).

Dans cette inhumanité totale, des hommes et des femmes ont tenté l’impossible : sauver une vie. A l’instar de ce qui s’est passé durant la Shoah, des êtres humains ont fait preuve de courage pour cacher, faciliter la fuite de ceux qui étaient condamnés à l’exécution barbare de l’intolérance. En 1994 ce sont des Hutus qui ont tendus leur cœur vers des Tutsis. Un fait méconnu et même s’il existe dorénavant une reconnaissance officielle beaucoup sont totalement ignorés. Parce qu’il est toujours difficile de parler, parce qu’un Hutu qui a sauvé peut encore passer pour un traître, parce qu’un hutu aux yeux des Tutsis est peut-être encore un ennemi. On n’efface pas en un jour le sang qui a giclé sur tous les chemins du Rwanda qui s’est coagulé dans les immondes trous reconvertis en charniers de l’horreur.

Jean Hatzfeld, que l’on ne présente plus tant ses écrits sur le Rwanda ou les Balkans font date, a rassemblé à Nyamata les témoignages de ces hommes et femmes qui auraient pu tout perdre en sauvant leur prochain. Le risque était immense car tout Hutu qui sauvait un Tustsi était condamné à « être coupé ». Des histoires rassemblées comme des nouvelles en transcrivant sans artifice le récit, ce qui donne une immense émotion à lire ces mots sortant du ventre, une langue étrange où pleuvent les métaphores. Ils ont survécu au génocide et c’est déjà extraordinaire ; mais en bravant le danger, ils ont donné espoir en l’humain, un humain capable du pire côtoie l’humain capable du meilleur.

Ce livre est précieux car ces « Justes » sont rares. Rares parque ‘ils se taisent ou parce qu’ils sont morts. Les raconter, c’est faire honneur à la bravoure de l’âme, c’est les faire revivre. C’est aussi un hymne à l’amour car les couples mixtes étaient chassés, persécutés ; on demandait à un mari de tuer sa femme Tutsi, s’il ne le faisait pas, les deux étaient assassinés. Les enfants avec. Ou alors, les enfants devenaient à leur tour des tueurs.

Des mots qui sont une signature éternelle pour Isidore Mahandago, Eustache Niyongira et Edith Mukayiranga (la gentillesse invincible), Marcel Sengati, François Karinganire, Jean-Marie Vianney Setakwe et Espérance Uwizeye, Silas Ntamfurayishyari…

Là où tout se tait – Jean Hatzfeld – Editions Gallimard – Janvier 2021

jeudi 7 janvier 2021

 

Une noisette, un livre
 
Ces excellents Français
Anne Wachsmann

 


Anne Wachsmann a embrassé le monde de la justice en revêtant l’épitoge. Tout comme son père et son grand-père. Sa famille est alsacienne, juive alsacienne et c’est en retrouvant par hasard une boîte avec divers documents et une correspondance entre son père, Jean-Paul,  et son grand-père, Poldi, que l’avocate a décidé de retracer l’histoire de toute sa famille sous l’occupation allemande.

Une famille qui contrairement à beaucoup n’a pas été décimée par la « solution finale » ordonnée par l’ogre nazi et ses ogrillons collaborationnistes français. A la fin de l’ouvrage, l’avocate souligne que la France, et grâce à des excellents Français, n’a pas été aussi touchée par les rafles que d’autres pays européens : 25% de la population juive a été envoyée dans les camps de la mort contre 99% en Pologne, 75% aux Pays-Bas, 55% en Belgique… Néanmoins tous ont vécu la peur au ventre – et c’est un euphémisme – jusqu’en 1945. D’un premier exil intérieur, toute l’Alsace devait être vidée des Juifs, ils vont se retrouver un peu éparpillés sur le territoire mais le lieu principal de la famille direct sera Néris-les-Bains dans l’Allier, à l’instar de beaucoup d’autres.

Après une introduction un peu laborieuse, l’intérêt du livre prend un immense envol à partir du premier chapitre jusqu’au dernier, les ultimes paragraphes du document résonnant de justesse et d’émotion. Avec de nombreuses illustrations, photos de famille, documents d’époque, c’est un travail gigantesque qu’a effectué Anne Wachsmann. A travers l’histoire d’une généalogie, c’est la totale immersion des années d’occupation en France et de la dévastation en Europe. A titre personnel, j’avais l’impression d’entendre mes parents me raconter ce qu’ils ont vécu – bien que n’étant pas juifs : exode, bombardements, délations, cartes de rationnement, la « pétainisation » de la France, propagande, les excellents français côtoyant les âmes les plus vils, le marché noir, les profiteurs, la faim, le froid, les privations, les sirènes, le couvre-feu, les voisins ou connaissances qui se font arrêter, les départs vers des destinations inconnus, la résistance, la peur… le tout amplifié atrocement lorsque vous étiez juifs. Là, c’était l’humiliation, les contrôles, le port de l’étoile jaune, le droit de n’avoir aucun droit, ne plus pouvoir travailler (ou presque), subir les injures, les coups. Etre obligé de se faire tamponner sur ses papiers : JUIF avec les descriptions physiques. Jusqu’à l’extermination finale.

Chaque membre de la famille a pu passer à travers les griffes du diable, souvent en prenant de nombreux risques et certains sont même entrés héroïquement dans la résistance.

A côté de la narration de cette vie, de cette survie quotidienne entre 1939 et 1945 s’ajoute l’histoire de l’Alsace, de sa population qui a dû basculer encore vers l’Allemagne, seule région totalement annexée au III° Reich !

Juste un bémol que je me permets de souligner lorsque l’auteure relate le décès de l’académicien Henri Bergson le 3 janvier 1941. Il n’y a pas eu qu’un « simple éloge funéraire au domicile du défunt prononcé par Paul Valéry ». Au sein de l’Académie française où on retrouvait à la fois farouches opposés au nazisme et collaborationnistes, la séance du 9 janvier n’a pas été facile car rendre hommage à un confrère juif était un risque énorme. Néanmoins, Paul Valéry alors directeur de séance a lu un courageux discours qu’il avait écrit en sa mémoire devant les 10 académiciens présents qui sera, ensuite, envoyé aux absents. Dés la fin du discours Valéry leva la séance en signe de deuil pour marquer les esprits en sachant qu’il enfreignait les règles autorisées. Et accompagnera Bergson pour son dernier voyage au sein d’un cortège réduit au minimum.

Un ouvrage non seulement à lire pour sa richesse informative mais aussi qui serait à diffuser au sein des établissements scolaires pour non seulement rappeler ce que personne ne doit oublier mais aussi pour montrer tous les mécanismes qui s’entrechoquent lorsque la haine se met à gouverner un pays.

Ces excellents Français, une famille juive sous l’occupation – Anne Wachsmann – Préface de Jean-Louis Debré – Editions La Nuée bleue – Octobre 2020

 

 

 

 

mardi 5 janvier 2021

 

Une noisette, un livre
 
Contre nature
Cathy Galliègue

 


Elles sont trois. Loin des trois déesses, tout au moins comme celles de la légende. Mais elles sont des femmes, des femmes qui vont voir leur destin basculer le jour où chacune commet l’inénarrable. La case prison est inévitable. A l’intérieur des murs, enfermement du corps, enfermement de l’âme dans un cadre où il vaut mieux passer pour une dominante que pour une blessée de la vie.

Pascale, Vanessa, Leïla. C’est cette dernière qui va rapprocher les deux autres. Qui sont-elles ?

Pascale est une mère infanticide que, forcément, la vox populi condamne à mort. D’ailleurs elle se déteste. Enfermée dans un corps gigantesque, elle rejette tout de sa personne. On peut la croire affabulatrice mais toutes les failles vont progressivement être découvertes. En attendant, sa vie en prison est du même enfer que celui d’avant, toutes se moquent de cet aspect difforme qui baisse la tête dès qu’un regard se pose sur elle.

Justement Vanessa n’est pas la dernière à se foutre de sa gueule, et même, à lui porter des coups. La belle jeune femme cache pourtant également son corps ; corps souillé, détruit lors de tournantes à répétition. Pour éviter les multiples viols dans la cave de l’immeuble elle a signé un pacte avec ses agresseurs acceptant l’inacceptable. Elle seule se retrouvera condamnée.

Leïla, elle, a un parcours sans histoire. Tout pour réussir jusqu’à son mariage... Bibliothécaire de métier elle continue à exercer son savoir dans les murs, parler avec les autres détenues, faire découvrir les livres, animer des rencontres. Quand Vanessa semble irrécupérable, elle lui met d’office un roman dans les mains : Vernon Subutex. Un choc ! Pour Pascale, ce sera Autant en emporte le vent. Choc également. Le début de la résilience. Par la lecture et par l’écriture. Les trois se mettent à raconter. A nous raconter.

Cathy Galliègue signe tout simplement une histoire bouleversante, une fiction aux teintes réelles et qui permet une immersion dans l’univers carcéral féminin. Elle nous guide progressivement à l’intérieur de ces trois femmes, nous ouvre des fenêtres pour voir au-delà des faits, au-delà des apparences.

Et au-delà des qualités romanesques et scripturales, ce livre renferme de salutaires valeurs : le rôle de la littérature, de la lecture dans les prisons, l’urgence d’aider les prisonniers à entamer une réinsertion et la nécessité pour chacun d’entre nous à ne pas subir : ces trois femmes ont trop accepté, ont trop caché les coups reçus, ont trop gardé pour elles les intimidations, les humiliations, la violence physique et verbale. Ne pas se taire pour ne pas se retrouver dans les ténèbres de l’enfermement.

Pour la forme, souligner encore la plume de Cathy Galliègue qui captive l’esprit comme un aimant, inclassable et singulière, une écrivaine que l’on aimerait voir entrer dans la cour des grands !

Un roman dur mais qui apporte une lueur d’espoir et un appel pour améliorer les conditions des femmes, celles qui sont encore libres, celles qui ne le sont plus. Puisse cette histoire traverser les couloirs éducatifs, les salles des pas perdus, les prétoires et tout simplement aller de mains en mains pour comprendre et arrêter de juger sans connaître.

« Me voilà de retour au bon vieux mitard. Cette fois, elles m’ont pas loupée. Sept jour ! J’ai même pas lutté, même pas protesté, je me suis laissé embarquer dans leur cloaque, où je suis supposée apprendre par cœur ce que le mot discipline veut dire, et m’y plier désormais. Il faudra qu’un jour on m’explique comment on peut devenir meilleure en étant enfermée, seule, vingt-trois heures sur vingt-quatre, couchée sur le flanc, les yeux balayant neuf mètres carrés, où le lit, l’unique chaise et la table sont rivetés au sol, où l’esprit ne peut que devenir fou, occupé à rien d’autre qu’à sa propre observation dans une mise en abyme des pensées qui s’affrontent les unes aux autres, qui se parlent, s’inventent des histoires, fouillent le passé en espérant y retrouver un vieux truc oublié. Pas de télé, pas de livre. Un cahier et un stylo. Comment ne pas perdre la boule pour de bon, quand une journée ne signifie plus que trois repas par jour, une heure de promenade solitaire, dans une cour à part, à ruminer la haine, à la mastiquer, comme un vieux morceau de barbaque plein de gras, et à même pas pouvoir la cracher ? »

Contre nature – Cathy Galliègue – Editions Seuil – Octobre 2020

dimanche 3 janvier 2021

 

Une noisette, un livre
 
Montagne – Anthologie
Les plus belles pages de l’Antiquité à nos jours
 


Les musiciens – en particulier Wagner, inspiré par la fabuleuse architecture de Montserrat, et Strauss avec sa symphonie alpestre – ont loué la montagne et son pouvoir de nous rapprocher des cieux. Parfois c’est hélas les ombres d’un crépuscule. Mais c’est aussi une infinie promesse de l’aube sur cette immensité : une roche nue qui s’offre sans pudeur à nos yeux mais qui s’habille de blanc pour que l’humain découvre son intimité au fur et à mesure qu’il tente de s’y rapprocher.

Seulement, les notes ne suffisent pas. Les mots offrent un rythme supplémentaire à toute la majesté des hauteurs. Depuis l’Antiquité un mariage inaltérable lie les écrivains et les alpinistes, des écrivains épousent l’alpinisme et des alpinistes prennent la plume. Contemplateurs, randonneurs, grimpeurs, les déclarations d’amour foisonnent dans des serments qui unissent ces êtres se donnant corps et âmes à la fois dans la souffrance et la joie, dans le franchissement des limites et les rêves les plus étoilés.

Frédéric Thiriez, déjà auteur d’un « Dictionnaire amoureux de la montagne » aux éditions Plon, s’est fait à nouveau plaisir – non égoïste – en rassemblant 80 auteurs livrant de magnifiques pages sur cette merveille archéologique sortie des entrailles de la terre. En bon maître de piste – ou ouvreur de voies – il présente brièvement chaque plume et explique chaque extrait qui, pour certains, sont de véritables tentations pour de futures débauches de lecture. Et d’évasion.

 Depuis Adrien, pour le plus ancien, jusqu’à Robert Macfarlane, le benjamin et écrivain que je découvre grâce à cet ouvrage. Ce banquet de tous les Ouréa réunit noblesse et prouesse, sport et littérature, imaginaire et témoignage, poésie et prose ; la fine fleur des aventuriers et contemplateurs : Jean-Jacques Rousseau, Horace-Bénédict de Saussure, Goethe, Friedrich Von Schiller, Lord Byron, Alfred de Vigny, Alexandre Dumas, Alphonse de Lamartine, George Sand, Eugène Labiche, Jules Michelet, Leslie Stephen, Emile Javelle, Henry Russel, Alexandra David-Neel, Dino Buzzati, Roger Frison-Roche, Hermann Buhl, Maurice Herzog, Gaston Rébuffat, Louis Lachenal, Lionel Terray, Walter Bonatti, Pierre Mazeaud, Reinhold Messner, Catherine Destivelle, Paolo Motelli, Jean-Marie Choffat, Erri de Luca, Sylvain Tesson, Amélie Nothomb, Jean-Christophe Rufin, Frédéric Gros, Stéphanie Bodet, Odette Nernezat pour ne citer que quelques-uns de ce florilège.

Mont-Blanc oblige, les Alpes se taillent la part du lion et tous les auteurs restent européens. Une suite plus planétaire serait judicieuse pour dresser un panorama de tous les sommets livresques ; ode à la nature, éloge du courage, partage d’aventures… une belle succession de pages pour honorer ces conquérants nécessaires de l’inutile et rendre hommage à ces monts et merveilles.

 

« En s’élevant au-dessus du séjour des hommes, on y laisse tous les sentiments terrestres »

Jean-Jacques Rousseau

« Tu possèdes une voix, Montagne puissante, qui abolit / Les lois du mensonge et de l’infortune dans le monde entier / Non comprise par tous, mais que les sages, les grands et les justes / Interprètent, rendent sensible, ou sentent profondément ».

Percy Shelley

« Quel que soit l’avenir de l’humanité, quel que doive être l’aspect du milieu qu’il se créera, la solitude, dans ce qui reste de la libre nature, deviendra de plus en plus nécessaire aux hommes qui, loin du conflit, des opinions et des voix, veulent retremper leur pensée (…). Heureusement, les montagnes ont toujours les plus douces retraites pour celui qui fuit les chemins frayés par la mode. Longtemps encore on pourra s’écarter du monde frivole et se retrouver dans la vérité de sa pensée, loin de ce courant d’opinions vulgaires et factices qui troublent et détournent jusqu’aux esprits les plus sincères ». 

Elisée Reclus

« Un phénomène singulier vient prouver à quel point la couleur des Dolomites est insaisissable : à notre connaissance, elles constituent le seul spectacle de la nature que les peintres, même les meilleurs, n’ont pas réussi à rendre ».

Dino Buzzati

« Ouvrez vos yeux et vos oreilles. Fermez vos transistors / Pas de bruits. Pas de cris. Pas de moteurs. Pas de klaxons / Ecoutez la musique de la montagne (…) Récoltez de beaux souvenirs, mais ne cueillez pas les fleurs / N’arrachez surtout pas les plantes, il pousserait des pierres / Il faut beaucoup de brins d’herbe pour tisser un homme ».

Samivel

« Pour moi, je voulais donc descendre. J’ai posé la question à Maurice la question de savoir ce qu’il ferait dans ce cas. Il m’a dit qu’il continuerait. Je n’avais pas à juger ses raisons ; l’alpinisme est une chose trop personnelle. Mais j’estimais que s’il continuait seul, il ne reviendrait pas. C’est pour lui et pour lui seul que je n’ai pas fait demi-tour ».

Louis Lachenal

« Vivant aux portes du ciel, j’avais oublié que j’appartenais à la terre »

Lionel Terray

« La montagne m’a appris à ne pas tricher, à être honnête avec moi-même et avec ce que je faisais »

Walter Bonatti

Montagne, anthologie – Les plus belles pages de l’Antiquité à nos jours – Ouvrage sous la direction de Frédéric Thiriez – Préface de Pierre Mazeaud – Editions du Mont-Blanc – Octobre 2020

 

 

lundi 28 décembre 2020

 

Une noisette, un livre
 
L’espion et le traître
Ben Macintyre

 


L’espionnage fait partie des plus vieux métiers du monde. En 1825 avant J.C., Ramsès avait déjà élaboré de fins stratèges d’espionnage et de contre espionnage, comme révéler à l’ennemi des fausses informations.  Dans l’empire romain sous Domitien, les « frumentarii » participaient aux services secrets pour renseigner l’empereur. La légende raconte qu’un « frumentarius » arriva à retrouver au III° siècle l’évêque d’Alexandrie Denys et à le faire arrêter. Bien plus tard, Napoléon disait qu’un « espion bien placé vaut mille combattants ».

Parfois détestés, parfois adorés, disons tout de suite que les espions ne restent pas inaperçus dans la mémoire collective : héros de la Grande Histoire ou pitoyables traîtres, ils passent pour des menteurs avec un art du double discours à faire pâlir la plus habile des langues de bois. L’historien et journaliste Ben Macintyre s’est penché sur l’un des  personnages les plus emblématiques dans les relations est/ouest du vingtième siècle : Oleg Gordievsky.

Gordievsky est né en 1938 à Moscou dans une famille liée au pouvoir soviétique, son père étant un officier du KGB. Sa mère, bien que croyante, suivait le concept idéologique de son mari bien que des doutes s’infiltraient en son for intérieur. C’est donc naturellement que le jeune Oleg s’oriente vers les services secrets d’autant que son frère a déjà rejoint les rangs du service soviétique du renseignement. Travailleur, brillant, polyglotte, il franchit rapidement les étapes jusqu’à obtenir en 1963 un poste à l’ambassade soviétique de Copenhague. Ce pied dans un pays de l’Ouest va progressivement faire basculer les sentiments de Gordievsky envers les dirigeants de sa nation, d’autant plus qu’il était à Berlin lors de la construction du mur en 1961. Il prend goût aux écrits interdits et à la musique classique occidentale. Et à la liberté qui semble s’épanouir dans les démocraties européennes. Ce sentiment se décuplera en 1968 lors des événements de Prague et c’est progressivement qu’il va travailler pour les services britanniques du M16, d’abord lors d’un premier contact lors de son affectation au Danemark, puis de façon spectaculaire lorsqu’il obtiendra un poste à l’ambassade de Londres. Double langage, double jeu, espion pour l’Ouest, traître pour l’Est, jamais Gordievsky ne faiblira et gardera seul son secret, refusant d’avouer à sa deuxième épouse et mère de ses deux filles – qui travaille pour le KGB – qu’il est passé de l’autre côté du mur. Mais, les agents doubles existent des deux côtés et un certain Aldrich Ames va mettre la puce aux grandes oreilles de Moscou… l’opération PIMLICO démarre.

Cette biographie c’est un roman, c’est un film. C’est du John le Carré à la sauce hitchcokienne ! Malgré la complexité de l’histoire et la quantité d’acteurs qui s’agitent de Moscou à Washington en passant par Londres et autres points stratégiques, la lecture se déroule comme un long tapis rouge sans jamais savoir où la course se termine tant la réalité dépasse la fiction. Qui dit biographie dit radiographie et c’est un scanner livresque qui passe au rayon X l’histoire soviétique, de Staline jusqu’à la perestroïka de Gorbatchov. Avec des tacles qui ne sont pas loin d’être toujours d’actualité. L’auteur n’oublie pas de mettre en lumière toutes les ombres s’engouffrant dans l’âme de Gordievsky, aussi bien son exil définitif que les difficultés intimes liées à ses mensonges permanents auprès de son entourage le plus proche. Pourtant il aimait Leïla Aliieva mais son métier est resté au-dessus de l’amour. Espionnage et trahison sur toute la gamme.

Sueurs garanties pour cet espion qui venait du froid.

« Dans l’espionnage comme en amour, une certaine distance, un léger doute, une tiédeur apparente peuvent stimuler le désir. Pendant les huit mois de frustration qui suivirent le déjeuner à l’hôtel Osterport, l’enthousiasme de Gordievsky ne cessa de grandir ».

« On attribua à Lénine l’invention du terme « idiot utile », poleznyi dourak en russe : il décrit une personne qui peut être utilisée pour diffuser de la propagande sans en être consciente ou pour servir les intérêts d’un manipulateur ».

« La paranoïa est la fille de la propagande, de l’ignorance, du secret et de la peur. L’antenne de Londres [ambassade soviétique] en 1982 était un des lieux les plus paranoïaques du globe. Une organisation souffrant d’un état d’esprit d’assiégé qui ne relevait en fait que du pur fantasme ».

« Dans un organisme vertical et veule, une chose est plus dangereuse que de révéler sa propre nullité : attirer l’attention sur la stupidité de son supérieur ».

« Les faucons de Washington alimentaient les faucons du Kremlin qui voyaient venir la fin du monde ».

« Fou de rage et humilié, ignorant encore comment Gordievsky s’y était pris, le KGB se lança dans une campagne de désinformation, de « fake news ».

L’espion et le traître – Ben Macintyre – Traduction : Henri Bernard – Editions Pocket – Août 2020

mardi 22 décembre 2020

 

Une noisette, un livre
 
Les protégés de sainte Kinga
Marc Voltenauer

 


Il serait bien réducteur et simpliste de dire que cette nouvelle enquête de Marc Voltenauer via son inspecteur Andreas Auer ne manque pas de sel. Car elle ne manque pas non plus d’épices explosives et autres ingrédients gustatifs pour faire ce de thriller psychologique un plat de choix ; si l’œuvre de l’écrivain suisse commence à prendre de l’épaisseur, cet opus est encore plus réussi que les précédents, véritable chevauchée fantastique au cœur des Alpes et les profondeurs des âmes humaines.

Deux siècles séparent deux évènements : l’arrivée en 1826 d’un juif polonais à Bex pour travailler dans les mines de sel, et, dans les années 2010,  une  prise d’otages – des élèves d’une classe de l’enseignement secondaire et les membres d’un groupe identitaire –  dans ces mêmes mines par un étrange personnage apparaissant sous les traits de Charlot. Apparemment rien ne peut présager que le deuxième est source du premier. Pourtant c’est ce que devra tenter d’élucider l’inspecteur Andreas Auer avec l’équipe mise en place pour négocier avec les terroristes et libérer les captifs. Quel est ce sibyllin Charlot qui au fur et à mesure ne semble pas correspondre à l’habituel profil des preneurs d’otages et qui forcerait presque l’empathie, notamment pour le négociateur en chef, Bakary ?

J’ignore où Marc Voltenauer puise son imagination mais le résultat est à vous couper la noisette ! D’une base qui s’avère classique – une prise d’otages - l’auteur transforme ce thriller en un condensé d’histoire et de psychologie, mettant en scène une myriade de personnages qui pourtant n’apparait jamais de trop, tous s’entrecroisent, du dix-neuvième au vingt-et-unième siècle.

Si les thrillers conventionnels m’ennuient ou m’horripilent lorsque l’hémoglobine coule à flots, autant ceux qui englobent autre chose qu’une simple enquête ou un chemin meurtrier d’horreurs me captivent. « Les protégés de sainte Kinga » est une descente historique dans ces mines de sel de Bex, un diaporama souterrain du travail des mineurs d’hier et d’aujourd’hui avec une multitude de thèmes qui ne peuvent qu’interpeler le lecteur : l’antisémitisme et le racisme sous toutes ses formes, l’homophobie, l’exil, l’extrémisme politique et les identitaires, la religion. Sans oublier l’hommage à Charlie Chaplin… Avec une écriture impeccable et un travail impressionnant de recherches Marc Voltenauer posent des mots comme des molécules chargées de transmettre des messages presque codés dans nos esprits pour dénoncer l’intolérance, la bureaucratie et apporter un noyau de tolérance dans nos petites cellules crises. Mais pour combattre les grandes causes, jusqu’où peut-on aller ? Si chacun endosse le costume de justicier, le risque est de tomber dans le même piège que celui que l’on combat avec la possibilité d’un mélange cacophonique ne faisant qu’un terrain de paradis pour les assassins.

Oscillant entre deux périodes, l’histoire met en relief que les événements d’aujourd’hui puisent très souvent dans les sources du passé, que les gènes sont transmissibles et que rien n’efface les blessures du temps. Tout se retrouve, tout s’enchevêtre à l’instar d’un immense ordinateur s’infiltrant dans les profondeurs des toiles humaines. Et rien de plus efficace qu’un Andreas Auer pour décrypter et nous emmener sur les hauteurs du frissonnement des âmes.

Ah j’oubliais, comme dans la Chauve-Souris et les invités du prince Orlofsky, une guest-star fait son apparition, tel un entracte avec le plus noble des mousquetaires, je nomme Alexandre Dumas !

Le sel de la terre en un roman…

Les protégés de sainte Kinga – Marc Voltenauer – Editions Slatkine & Cie – Octobre 2020

samedi 19 décembre 2020

 

Une noisette, un livre
 
J’irais nager dans plus de rivières
Philippe Labro
 


Nage libre avec Philippe Labro. L’homme se dévoile dans les flots d’une vie riche mais pas forcément celle d’un long fleuve tranquille ; les courants bienveillants, les surprises en cascades mais aussi les turbulences du corps et de l’âme. Pour lui, mais principalement pour celles et ceux qui ont croisé sa route et qui ont semé des petits cailloux. Petits cailloux devenus grands et qui s’érigent en une montagne avec une avalanche de souvenirs qui, se transformant en encre, vont couler doucement dans les veines d’un livre qui semble palpiter dès qu’on le touche.

De confidences en confidences, d’anecdotes en anecdotes et… de citations en citations, Philippe Labro en parsèment tout le long de son récit et même le titre en est une. Mais le plus important est ce diaporama qui défile sur plusieurs décennies pour célébrer anonymes et personnages de renom, sans flagornerie aucune, juste raconter avec les images véhiculées par celui qui observe en tant que journaliste, réalisateur, écrivain. Avec à chaque fois quelque chose, pas forcément de Tennessee mais commençant avec les mêmes lettres : la tendresse.

Churchill, Chirac, De Gaulle, Giscard, Mitterrand pour les politiques, sans oublier les pages sur Dominique Baudis qui valent à elles seules tout le livre, bel hommage à un homme injustement livré aux chacals pour les affamés de vengeance et de militantisme nauséabond ; Hallyday, Trintignant, Luchini, Gainsbourg, Wolfe, Gary, Picasso pour les artistes ; et les inclassables comme Françoise Giroud ou l’Abbé Pierre, et tous les anonymes qui œuvrent secrètement pour le bien de tous. Philippe Labro prend soin des infirmiers, du personnel hospitalier, des médecins qui chaque jour apportent une aube de lumière dans les crépuscules des destins.

Dans cette rivière de palabres, l’eau ayant remplacé l’arbre, une autre source jaillit ; celle de la musique, ou mieux, celle des musiques : rock, variété, jazz, classique, l’éclectisme d’une gamme allant de Mozart à Hallyday (après tout la date du 5 décembre les unis), de Beethoven à Cohen, jusqu’à une playlist finale qui ne demande qu’à être complétée. C’est toute l’énergie d’un Bob Dylan, la séduction d’un Franck Sinatra et la bienveillance d’un Claudio Abbado.

En refermant ce livre j’ai emporté des images de l’Ouest américain, du Quercy, de Paris ; des notes d’une symphonie ou d’un rock endiablé ; un tableau de Picasso et le regard d’un visiteur dans un musée ; le sourire d’une infirmière et la voix de Simone Veil ; les vers de la Fontaine et la magie de Luchini, le bruissement d’un journal et l’envolée d’un oiseau ; les acclamations d’un Paris libéré et l’assassinat de Kennedy ; les journées à broyer du noir et l’éclaircie d’un matin ; le temps qui passe et le temps des souvenirs… pour nager dans les flots de la vie, grimper sur les sommets de la culture, danser sur les joies du monde, penser à nos chers disparus et continuer à cueillir l’inattendu.

Borgiessement vôtre,

« La poésie, c’est un chant ».

« L’humilité est une force, le sourire est une arme ».

« Tous les jours, matin, midi et soir, nous croisons des femmes, des hommes, des enfants qui font acte de courage mais ne le savent même pas, ou, s’ils le savent, ne le disent pas ».

« Le vrai héros ne cultive pas la starité. En 1940, les vrais héros ignoraient jusqu’à ce mot ».

« L’ego vertigineux disparaît face à la vérité de la douleur ou de la mort possible. L’ego a besoin d’une bonne santé. L’ego surdimensionné est une maladie de riches (…) La lutte pour la vie dispense de toute ivresse égocentrique ».

« Les rencontres sont les cadeaux de la vie ».

J’irais nager dans plus de rivières – Philipe Labro – Editions Gallimard / Collection Blanche – Octobre 2020

lundi 14 décembre 2020

 

Une noisette, un livre
 
Les Libellules rouges
Reiko Kruk-Nishioka

 


9 août 1945 : un champignon atomique s’élève dans  le ciel de Nagasaki, trois jours seulement après la même irruption sur Hiroshima. Les Américains ont lâché la bombe létale, la bombe dévastatrice, la bombe qui va tuer pendant des années des milliers de civils, des milliers d’innocents. Le 14 août, le gouvernement japonais capitule et l’armée américaine occupe le pays.

C’est cette page d’histoire effrayante que raconte Reiko Kruk-Nishiola, une narration authentique parce que l’artiste est une rescapée des bombardements atomiques ; elle a vu de ses propres yeux l’explosion, le désespoir, la panique, les morts, les blessés, les êtres humains petits et grands se tordant de douleur. Avec son souvenir de petite fille, elle se met en scène avec le personnage de Keiko, une intrépide enfant qui se passionne pour de drôles d’oiseaux : les Libellules rouges.

Les Libellules rouges est le nom donné aux appareils de l’école d’aviation où habite la petite fille. Son cœur bat fort pour un prince rouge à l’écharpe blanche et encore plus quand elle a le privilège de monter à bord d’un biplan pour un baptême de l’air personnalisé. Elle aime grimper dans les arbres, observer l’horizon, aller vers l’interdit. Seulement, la guerre gronde et les pilotes pacifiques deviennent des combattants. Reiko les voit partir pour ne jamais revenir, elle scrute ce monde des adultes fait de secrets, de mensonges et d’actes inavouables. Elle apprend la vie mais encore plus lorsque peu avant midi, un jour d’été, à vingt kilomètres de chez elle un nuage s’élève dans le ciel. On suppose que c’est la répétition de ce qui s’est passé à Hiroshima quelques jours auparavant. Mais tout le monde ignore ce que sont ces nouvelles flammes de l’enfer… Elle, toujours seule malgré sa famille va trouver une sœur de cœur avec sa cousine Ryôko qui a perdu ses parents dans le pandémonium. Mais que réserve l’avenir ?

Une écriture simple, d’une grande sensibilité, augmente l’émotion et le triste constat de la vésanie humaine. Seulement, derrière l’horreur, se glisse une poésie extrême, une délicatesse des descriptions, une sobriété des sentiments qui sont trop pudiques pour s’exprimer à mots découverts. Les illustrations représentées par l’auteure elle-même apportent un complément imaginaire à une histoire pourtant bien réelle. Tristement réelle et justement racontée pour qu’elle ne soit jamais oubliée. Les guerres qui s’effacent dans le temps finissent pas être partiellement reconstituées mais rarement abordées dans leur totalité. Là, c’est un regard d’enfant qui se porte vers le monde des adultes, des grands qui ne savent pas reconnaître leurs propres bêtises qui ne font que recommencer.

Le récit est complété par une préface de Frédéric Mitterrand relatant sa rencontre avec Reiko Kruk-Nishiova, notamment pour une mise en scène de l’opéra Madame Butterfly, et, par une interview tout aussi captivante du bonze Daijo Ôta, ancien élève pilote des Libellules rouges et témoin direct des bombardements atomiques de la seconde guerre mondiale.

Un roman, un document, une leçon d’histoire où se mêlent les ténèbres de la mort et les lumières de la vie.

« Keiko essaie de se débarrasser de la cendre qui lui est tombée sur la tête, d’épousseter celle qui se pose sur ses épaules, mais la transpiration rend tout collant. C’était le 9 août 1945, il allait être midi ».

Les Libellules rouges – Reiko Kruk-Nishiova – Traduction : Patrick Honnoré – Illustrations de Reiko Kruk-Nishiova – Préface de Frédéric Mitterrand – Editions Globe – Octobre 2020

lundi 7 décembre 2020

 

Une noisette, un livre
 
La chambre des dupes
Camille Pascal

 


Venez, accourez, je vous invite pendant quelques heures à observer les coulisses d’une histoire française au temps de Louis XV. Une histoire de quelques années entre Versailles, Paris, Choisy, Fontainebleau et Metz dans les flots du libertinage royal et des dessous d’une coterie prête à tourner casaquin ou gilet selon l’orientation des dentelles des favorites et des souffles du monarque.

Le jeune roi Louis XV est effondré. Sa maîtresse, la marquise Pauline de Vintimille se meurt après avoir accouché de Louis. Issue d’une très vieille noblesse française, la Maison de Mailly, elle avait d’autres sœurs : Louise qui fut la maîtresse du roi avant de rencontrer Pauline et Marie-Anne, marquise de la Tournelle qui deviendra la duchesse de Châteauroux, protagoniste de ce roman foisonnant, errant d’alcôves en alcôves dans une véracité historique exemplaire.

Rapidement, Louis XV tombe éperdument amoureux de Marie-Anne et n’hésite pas à user de tous les stratagèmes pour réussir à satisfaire les frémissements de son épée anatomique. Mais il doit s’armer de patience car la belle Marie-Anne n’est pas disposée à révéler ses charmes cachés et va s’assurer de recevoir moult avantages et garanties avant de dévoiler ses talents d’amante. Dans un royaume où les incursions intimes sont affaires d’Etat, l’un et l’autre s’appuieront sur deux êtres de confiance, l’un chaste, l’autre beaucoup moins : le cardinal de Fleury et le duc de Richelieu, ce dernier étant un personnage de roman à lui tout seul. Le roi de France et la future duchesse jouissent ensemble d’une volupté retrouvée jusqu’au jour où Louis XV tombe gravement malade, ses jours semblent comptés surtout avec l’aide d’un Diafoirus plus vrai que nature. L’Eglise, les rivales, les courtisans, la Reine et sa suite, tous orchestrent une sarabande vertigineuse devant l’imminence d’une danse royale macabre. Mais, entre deux saillies, le Duc de Richelieu veille…

Camille Pascal signe un roman époustouflant. Drôle et acrobatique, voluptueux dans la forme et rigoriste dans le fond, agitant la plume sur des personnages aussi historiques que modernes car, curieusement, peut-être bien férocement actuels. Cabrioles de mots au royaume des fantaisies de l’amour, de ses divins mensonges et trahisons qui ravissent l’esprit et font jaillir l’élégance de la langue française quand elle s’habille avec subtilité. « La chambre des dupes » s’est délicatement couchée dans la verve d’un Georges Feydeau mais veillée par l’éruditon d’un Alain Decaux.

Royalement orgasmique, « orgamisquement » royal !

« Qu’adviendrait-il alors de son bon gouvernement et de cette sage diplomatie qui lui avait permis de tenir la France éloignée tout à la fois de la guerre et de la banqueroute ? Ces écervelés savaient-ils les efforts qui lui avaient été nécessaires pour relever le royaume de la ruine et embrouiller à ce point la carte diplomatique de l’Europe qu’aucune chancellerie ne s’y retrouverait plus ? Un homme l’inquiétait particulièrement, c’était le duc de Richelieu, dont l’ambition politique n’avait d’égal que le priapisme. Ce fou usait de son nom comme d’un brevet de gouvernement, prétendait à tout avec une insolence et un aplomb qui révulsaient le vieux manœuvrier passé maître dans l’art de dissimuler et de feindre depuis le grand séminaire. Richelieu, non content de se faire annoncer par l’odeur insoutenable des parfums dont il s’inondait, traînait après son char plus de femmes déshonorées que paris ne comptait de cocus ».

« Si les chaises donnaient des airs de grandeur à des hommes qui en manquaient cruellement, les nouvelles, elles, étaient alarmantes et les mines alarmées ».

« Louis XV voulait aimer Marie-Anne à Fontainebleau en prince de la Renaissance, comme Henri II y avait aimé Diane de Poitiers. Ce même jour, à Worms, l’Autriche, l’Angleterre, le Hanovre, la Saxe et le Piémont-Sardaigne signaient un traité par lequel les puissances coalisées se promettaient d’arracher l’Alsace, la Lorraine et les Trois-Evêchés à la France, mais le roi Louis XV n’en savait rien ».

« On apprenait aussi par un autre courrier que la maison de campagne du cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg et grand aumônier de Sa Majesté, avait été livrée au pillage par toute une compagnie de hussards sans aucun égard pour les immunités d’un prince de l’Eglise. La mesure était comble. Déshonorer tout un couvent de religieuses était déjà indigne de bons chrétiens, mais priver un cardinal romain de son argenterie tout en brisant ses porcelaines de Chine et ses précieux trumeaux de glace à coups de crosse portait un peu loin la barbarie ».

La chambre des dupes – Camille Pascal – Editions Plon – Rentrée littéraire 2020 – Août 2020

 

mardi 1 décembre 2020

 

Une noisette, un livre
 
Le monde selon Joseph Conrad
Maya Jasanoff

 


Joseph Conrad né Josef Teodor Konrad Korzeniowski est avant tout un marin avant d’être un écrivain. C’est cette histoire que narre Maya Jasanoff pour relater comment le célébrissime auteur a puisé son inspiration au sein de sa carrière maritime.

Si l’Asie du sud-est a été le territoire le plus fréquenté par Conrad, il n’en demeure pas moins que l’Afrique a laissé des traces dans l’esprit de l’aventurier, en particulier le Congo, pays où s’est d’ailleurs immiscée l’écrivaine pour s’imprégner dans les pas de Joseph Conrad.

Cette nouvelle biographie permet de confirmer combien Conrad était sombre. Déjà par sa naissance, le décès prématuré de sa mère, le romantisme de son père, la fuite, les exils puis l’engagement pour naviguer sur les flots de l’humanité mais qui ont fait plonger le jeune Joseph dans le cœur des ténèbres humaines.

De « La folie Almayer » à « Nostromo » en passant par l’incontournable « Lord Jim » Conrad n’a cessé, entre cynisme, humour et violence, de décrire tous les contours d’une civilisation, notamment dans ses dérives colonialistes et mercantiles. Mais l’autre aspect plus spectaculaire est sa vision du monde futur, celui où les Etats-Unis deviendraient maître, où le capitalisme allait se transformer en jungle dans toutes les vésanies de la mondialisation.

Biographique. Mais pas seulement. Ce sont aussi des récits de voyage, si bien racontés que parfois c’est presque une houle qui va déborder des pages. Conrad devient soudain moins énigmatique, plus transparent dans ses tourments à l’image d’un George Orwell ou d’un Stefan Zweig.

Les vents ont continuellement accompagné Joseph Conrad, des vents sombres, des vents mauvais provoquant tempêtes et dépressions mais peut-être qu’une douce brise lui est venue quand il rencontré Jessie George et qu’elle est devenue sa femme. Mais à vous lecteurs de découvrir toutes ces navigations intérieures avec la capitaine Maya Jasanoff qui vous embarquera au bord de son vaisseau pour un voyage à travers le temps et pourtant surprenant d’actualité.

« Le problème pour Conrad n’était pas que les « sauvages » fussent inhumains. C’était que n’importe quel humain pût être un sauvage ».

« En écoutant son ami colombien, Joseph Conrad savait une chose à coup sûr : l’avenir serait américain. Cela ne lui plaisait pas du tout ».

« Désormais, prédisait-il, plus aucune guerre ne sera menée pour une idée. L’argent était tout ».

Le monde selon Joseph Conrad – Maya Jasanoff – Traduction : Sylvie Taussig – Editions Albin Michel – Novembre 2020

 

 

  Noisette d’invitation à la valse Je vous dédie mon silence Mario Vargas Llosa     Un livre posthume pour sa traduction française...