mercredi 28 août 2024

 

Noisette singulière

Les grandes patries étranges

Guillaume Sire

 


Joseph n’est pas un enfant comme les autres. Atteint d’hyperesthésie, il a le don de deviner, de prévoir et même, à l’âge adulte, de faire stopper une meute de chiens enragés. Inconsolable à la mort de son père durant la Première guerre mondiale, il se promet de venger son père. Sa mère, seule avec son enfant est secouru par un curé communiste qui lui trouve une place comme femme de ménage dans une maison close dirigée par une espagnole appelée La Cardinale.

Quand Joseph et sa mère déménagent, leurs voisins du dessous sont juifs. Une petite fille Anima semble étrange mais à l’opposé de Joseph, rien ne semble l’atteindre. Joseph en tombe amoureux et est prêt à tout pour la séduire et…la sauver. Pianiste virtuose, elle part à Paris sans laisser d’adresse. Puis la Seconde guerre mondiale éclate. Entre la France et l’Allemagne, l’épopée de Joseph n’est pas terminée.

Une fresque surprenante où l’érudition s’entrecroise avec la simplicité. Une kyrielle de personnages s’entrechoquent, disparaissent, reviennent sans jamais laisser le lecteur dans l’impasse. Guillaume Sire, à l’instar d’un peintre avec des petites touches, glisse avec virtuosité quelques éléments historiques – le clocher de Notre-Dame de la Dalbade à Toulouse, la guerre civile espagnole, les faux revenants à l’hôtel Lutetia – dans un océan de rebondissements frisant parfois le burlesque, un peu à la Pierre Lemaitre.

Guillaume Sire a cette valeur qui fait la différence dans la littérature : il n’hésite pas à prendre des risques pour sans cesse se renouveler, créer la surprise en refusant la monotonie de la facilité.

Seule question qui reste en suspens : pourquoi ce titre ?

Les grandes patries étranges – Guillaume Sire – Éditions Calmann-Lévy – Août 2024

mardi 27 août 2024

 

Noisette catalane 

L’hôtel du Rayon Vert

Franck Pavloff

 


Cerbère, dernière ville avant la frontière franco-espagnole. Cerbère, drôle de nom, celui d’un chien des enfers. Mais en catalan, rien de démoniaque puisque la villégiature se nomme Cervera. Mais l’enfer a existé lors de la Retirada et Walter Benjamin s’est suicidé à quelques kilomètres… Côte vermeille où le sang a coulé.

Comment rendre hommage à ces femmes et ces hommes qui ont fui la guerre, la dictature ? En réunissant ceux d’hier – Walter Banjamin, Antonio Machado – et ceux d’aujourd’hui : ceux qui gardent dans leurs gênes cet exil et ceux qui sont obligés depuis les côtes africaines de fuir la misère ou la violence. 

Franck Pavloff réunit plusieurs personnages imaginaires : une photographe s’inspirant de Germaine Krull, un violoniste renommé ; enfant adopté car sa mère a été jetée d’un avion lors de la dictature chilienne et son père reste inconnu ; une jeune femme inclassable sortant de prison ; un libraire de Collioure et un responsable du poste d’aiguillage, militant syndicaliste qui aide les migrants avec sa fille trapéziste. Par les voies ferrées, par les voix de chacun, tous vont se retrouver progressivement en suivant les pas du poète espagnol et du philosophe allemand. Avec comme point central, l’hôtel du Rayon Vert en forme de paquebot comme l’a imaginé dans les années 30 Léon Baille.

Dans cette si délicieuse atmosphère catalane se déploie un roman pétri d’humanité où les mots coulent comme réconfort aux bruits du monde. Un retour sur le passé pour déclamer un chant fraternel à l’avenir grâce à des individus de tout âge et d’horizons différents. Tout va les rassembler, peu importe leur statut social et leur âge, chacun appelle à la paix en invoquant l’espoir et la résilience. Un roman comme une méditation sous les ors de la poésie et d’un célèbre chant des oiseaux interprété par celui qui avait comme prénom le mot paix : Pau. Pau Casals, bien sûr.

L’hôtel du Rayon Vert – Franck Pavloff – Éditions Albin Michel – Août 2024

 

 

 

 

vendredi 23 août 2024

 

Noisette commémorative


Danse avec tes chaînes

Anaëlle Jonah

 


De l’île de la Réunion à la Creuse. Une histoire oubliée mais toujours extrêmement blessante pour les enfants qui ont connu ce déracinement forcé sans jamais revoir leur famille. Ce n’est pas si loin, les faits se sont passés entre 1962 et 1984… Quelques autres départements ont accueilli – en moins grand nombre – ces enfants, deux mille quinze selon le chiffre officiel, devenus pupilles de l’État, la plupart, après un passage dans un centre d’accueil, était envoyé dans des fermes où l’éducation était synonyme d’esclavage. Évidemment, le langage officiel se résumait à « c’est pour votre bien » !

En août 2019, Jean-François Samlong avait écrit un roman poignant Un soleil en exil, lui-même ayant échappé de peu à ces coups de pied au cul éducatifs en terre inconnue. Pour la rentrée littéraire 2024, la jeune journaliste Anaëlle Jonah signe une histoire similaire, tout aussi bouleversante pour dénoncer ces faits anciens et rendre hommage à la vaillance de ses enfants ayant passé en quelques heures de l’insouciance au terrible monde des adultes.

Deux sœurs, deux frères. Tous les quatre sont arrachés à leur mère, ils ne la reverront jamais. Au moins, ils sont ensemble mais pour combien de temps encore lorsqu’ils arrivent sur le sol de la métropole. Paris, ça fait rêver, Notre-Dame notamment. Mais, de la ville lumière ils ne verront rien, ils sont emmenés loin, dans un département qui s’appelle la Creuse… et seront séparés. Deux, dont Marie-Thérèse la narratrice deviendront corvéables à merci dans une ferme. Mais la petite est rebelle, elle encaisse les coups mais se jure de s’en sortir. Le désir d’affranchissement lui donnera du courage et sur les ailes de la liberté elle écrit son nom. Son frère Joseph deviendra poète. Ce qui s’appelle danser avec ses chaînes.

Une narration tellement prenante que les personnages semblent avoir réellement existé puisque les situations, elles, sont véridiques. Après un début un peu laborieux qui aurait pu faire croire que l’autrice avait perdu l’orientation de sa plume, la suite devient captivante. Le lecteur se fond progressivement dans les pages avec des moments d’effroi par rapport au vécu de ces enfants privés des leurs dans la dureté de la tâche et la lutte continuelle contre les coups.  

Danse avec tes chaînes – Anaëlle Jonah – Éditions Fayard – Août 2024

 

 

 

 

jeudi 22 août 2024

 

Noisette d’exil

 

Traverser les montagnes et venir naître ici

Marie Pavlenko

 


Astrid a tout perdu et n’a qu’un désir : partir. Dans une région inconnue. Peu importe le confort, pourvu qu’elle soit loin de tout en terre inconnue ; la résilience se fera au sein du Mercantour dans une maison qu’elle n’a même pas visitée. Affronter la rudesse des hivers, la rusticité de l’habitat, lui offrira peut-être une parenthèse dans la douleur de la perte de ses êtres chers. Ce qu’elle ne pouvait imaginer c’est qu’elle va recueillir dans la neige, lors d’une de ses sorties en solitaire dans la montagne, une jeune femme syrienne se cachant de la police des frontières avec une vie non désirée dans son ventre.

Elle trouvera la bienveillance d’une voisine – potière dans ses heures perdues – et une attitude narquoise d’un voisin bien trop curieux. L’enfant va naître entre ces deux femmes perdues mais tout ne se passe pas comme prévu. À Astrid de prendre en main cette force du destin qu’elle a rencontrée sur son chemin.

Le titre est déjà un roman, le roman l’est beaucoup plus. Une fresque quasi pastorale au milieu de la montagne – la vraie, pas celle de cartes postales – qui se cogne à la tragédie de l’exil et des drames de la vie. Un parallèle excessivement bien construit – même si à force le lecteur peut perdre un peu la notion du temps – et créatif par la forme.  

Le lecteur se trouve happé par ce récit authentique, pétri d'humanité, beau et tragique, traçant deux superbes portraits de femme et décrivant avec précision la douleur de la fuite – ou de la perte – le courage qu’il faut avoir pour résister aux avaries de la vie et le contraste des âmes humaines entre l’aide humanitaire et la dénonciation. Un livre qui était nécessaire.

« Soraya s’est endormie au lever du jour. Qu’il est doux et lointain, le temps où elle savait dormir, rêver. Quand elle marchait des heures durant, la fatigue la terrassait, mais ici, elle reste à la maison. Mange. Elle entend pleurer et hoqueter le fruit de ses entrailles. Paumières closes, paupières ouvertes, ombre, lumière, Sherine et son petit corps inerte, Ibtissam et ses lèvres bleues, Fatima et son visage béant. Dormir est si anodin. Les chiens dorment, et même les lézards, les araignées. Soraya, elle, ne dort pas. Elle a peur que ce soit pour toujours ».

Traverser les montagnes et venir naître ici – Marie Pavlenko – Éditions Les Escales – Août 2024

 

 

 

 

mercredi 21 août 2024

 

Noisette archéo-politique


Conque

Perrine Tripier

 


Deuxième roman pour la jeune romancière Perrine Tripier qui avait fait son entrée parmi les grands avec Les guerres précieuses. Dès le second opus, l’écrivaine montre qu’elle ne va pas se cantonner dans un seul domaine mais offrir un éventail de toutes les imaginations possibles.

D’exploratrice du passé intime elle se convertit en une exploratrice du passé universel. Dans un temps qui doit être le nôtre, nous découvrons un pays digne géographiquement du désert des Tartares – la mer en prime – et où règne en maître un Empereur absolu. Jadis, ce lieu a été la villégiature d’un peuple antique : les Morgondes, des guerriers-marins millénaires, des êtres qui fascinent l’Empereur dont il se proclame un descendant.

Des vestiges sont découverts et l’Empereur nomme une historienne et universitaire de renom, Martabée, et non le vulgarisateur  Darius. Pour Martabée, cette promotion signe à la fois l’espérance et le doute, la joie et la crainte… Cadeau impérial ou cadeau empoisonné…

Perrine Tripier d’une sagacité hors-pair et d’une plume virevoltante décortique ce qu’est le fléau de la post-vérité. Par cette fiction en forme de fable, elle décrit le fil tenu qui existe entre vérité et histoire, ce fil agité par le pouvoir politique. L’historienne respecte le passé, l’Empereur veut en faire un conte merveilleux. Le résultat peut devenir effroyable. Royaume imaginaire mais parfois si proche de la réalité.

« Conque » est une histoire qui vous emporte, vous surprend ; permet de créer des parallèles avec le présent et le passé et déploie des images dans un subtil jeu subliminal. C'est aussi une histoire d'écriture qui porte au sommet l'art des belles lettres, qui se fiche des modes et de la popularité ; une plume créative où l'encre se love dans les mots pour faire jaillir poésie et narration. C'est un voyage vers l'inconnu, vers le fantasmagorique et pourtant si concret dans ses formes abstraites.

« Le chantier ne pouvait être mené à bien qu’à grand renfort de millions bien ordonnés. L’Empereur, galvanisé par la découverte, fouetté par les cris guerriers de ses ancêtres, souleva des montagnes pour créer les fonds, ou plutôt instaura de nouvelles taxes. L’on grommela, l’on tapa du poing, mais, quelque part, le peuple comprit l’importance du projet. On se mit à attendre les résultats du chantier avec impatience. Qu’est-ce qu’ils vont trouver là ? »

Conque – Perrine Tripier – Éditions Gallimard – Août 2024

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