Souvenirs d'un médecin d'autrefois

lundi 2 septembre 2019


Une noisette, un livre


 Un soleil en exil

Jean-François Samlong




2015. Ceci n’est pas une date mais un nombre. Celui des mineurs « déportés » de l’île de la Réunion vers la métropole, de 1962 à 1984. Des enfants, parfois en très bas âge, arrachés à leur famille pour repeupler des territoires souffrant d’un déclin démographique et donner des bras aux fermes de la Creuse, de la Corrèze, du Cantal… Des enfants séparés de la fratrie, corvéables à merci. Mais selon le député de l’île de la Réunion, Michel Debré et « père » de la loi (même si déjà des idées similaires avaient été évoquées sous la III° république), c’était pour le bien être de tous, en particulier des enfants pour leur donner un savoir, un métier… genre coups de pied au cul éducatifs…

Jean-François Samlong, originaire de la Réunion et ayant lui-même échappé de peu à ce gouffre de l’exil, narre une histoire poignante et terrifiante. Si l’aspect romancé est le choix de l’auteur, il n’en demeure pas moins que les faits sont réels et tragiques.

Le lecteur fait la connaissance d’Heva des années après les faits. Elle est mariée, a deux enfants et a décidé de relater son parcours pour montrer au monde ce qu’ont subi des centaines d’enfants. Elle sait que par l’écriture on peut également se reconstruire, que les mots ont cette puissance de transmettre et pouvoir réapprendre à aimer. Et à s’aimer. Sans angélisme et sans haine, elle va mettre des mots sur les maux, mettre des pansements de vocables sur les blessures qui suintent encore. Nous sommes le 18 février 2014.

Si le récit est crépusculaire, un personnage solaire se dessine tout au long de la narration, c’est justement celui d’Heva Lebihan, jeune adolescente prise dans les mailles du filet de la République Française avec ses deux jeunes frères : Manuel et Tony. Leur père est en prison pour homicide volontaire et leur mère agonise après un avortement clandestin. Tous les ingrédients sont réunis pour que les services de l’Etat les interceptent pour les parachuter dans la région de Guéret. Séparés, Heva sera la plus chanceuse pour être accueilli chez une certaine Dame Clery (de son vrai nom Fischol) et d’un sieur Jérôme. Tout est glacial, sévère mais la jeune réunionnaise ravale ses larmes et fait preuve d’un courage exemplaire. Monsieur Jérôme tombe malade et il devra la vie à Heva. Reconnaissant, il va tout faire pour que l’adolescente retrouve ses frères avec l’aide de l’infirmier, d’un inspecteur au grand cœur et du directeur du foyer de l’enfance qui, à titre personnel, s’insurge contre de telles pratiques colonialistes. Madame Clery va aussi la soutenir car elle sait trop bien ce que signifie que perdre les siens, la Shoah ayant décimé sa famille. Quant à Monsieur Jérôme lui aussi, sait combattre, ancien résistant il s’est échappé pendant la Deuxième Guerre mondiale d’un camp de la mort.
Toute l’ingéniosité de l’écrivain que de mettre ces deux tragédies en parallèle ; si on ne peut les comparer, des enfants sont morts par suicide ou suite à des maltraitances, des violences sexuelles ont été commises, et combien de mineurs ont été internés d’office et ont péri dans l’anonymat le plus assourdissant…

Un roman bien sombre mais qui se veut réconciliant, et cet espoir est d’autant plus beau que beaucoup de questions se posent encore sur ce scandale français. 22 ans de transferts d’enfants, d’orphelins, de mineurs isolés, basculés du jour au lendemain dans un univers inconnu et sans recevoir aucun amour. Une route de l’exil forcé où les corps survivent mais où les âmes s’éparpillent.
« Un soleil en exil », une lecture incontournable et peut-être un nouveau tremplin pour redonner de l’espérance à ces nombreux exilés dont l’enveloppe de l’enfance fut enlevée pour la jeter trop tôt dans un monde impitoyable d’adultes.


« Comme le miroir réfléchit la lumière, ma mémoire doit réfléchir les pensées qui me hantent, sans que les sanglots m’étouffent ».

« Mes frères m’attendaient quelque part, derrière le silence de la brume creusoise, je le savais bien, à moi de marcher vers eux dans l’air vif, le froid, sans accorder trop d’importance aux incertitudes qui me feraient vaciller, et surtout ne pas imaginer le pire, je le retrouverais ».

« En jetant un œil dans la cuisine, je me suis dit que la majorité d’entre nous avaient cru pouvoir échapper à l’enfer dans l’île, sans penser que nous allions en connaître un plus terrifiant toute notre vie, sans le soleil à l’horizon, ni une étoile, tous réduits au silence ».

« Quand on creuse dans l’inconnu, chaque réponse se gonfle de doute et chaque doute se gonfle d’anxiété ».

« L’essentiel, c’est de rester du côté de l’humanité ».

Un soleil en exil – Jean-François Samlong – Editions Gallimard / Collection Continents noirs – Août 2019

Aucun commentaire:

  Noisette intime Le silence des ogres Sandrine Roudeix   "Il y a des romans qui sont comme des forêts. On les regarde de loin....