Une noisette, un livre
Les choses humaines
Karine Tuil
Un
couple, Claire et Jean Farel. Tous les deux au sommet de leur gloire. Elle,
l’essayiste féministe, lui le journaliste vedette d’une grande chaine de
télévision. Ensemble ils ont un fils, Alexandre, qui lui aussi est sur le
chemin des avenirs les plus radieux. Une grande différence d’âge sépare le
couple, chacun a vécu une vie avant de se rencontrer et Jean collectionne les
conquêtes. Un jour Claire décide de quitter le foyer conjugal, lassé d’une union
devenue trop terne et rencontre un professeur de son âge en instance de divorce
qui a deux filles. Une histoire qui peut sembler classique mais qui est une
suite de rebondissements car le destin va basculer du côté de l’enfer à cause
de ce qui fait tourner et détourner le monde : le sexe.
Véritable
radioscopie du XXI° siècle, ce roman confirme tout le talent de Karine Tuil,
qui sait glisser une fiction et des personnages de roman dans l’actualité de
ces dernières décennies en rappelant certains événements qui ont marqué à
jamais les citoyens du monde. Je dis du monde car cette histoire est
universelle : les attentats, les hommes de pouvoir profitant de jeunes
stagiaires, les viols, les mécaniques judiciaires… et le grand tribunal des
réseaux dits sociaux. Au milieu, toutes les errances des êtres, tenaillés
par les directives d’une société impitoyable, obnubilés par les blessures de
l’enfance, partagés entre les sentiments de l’esprit et les pulsions du corps.
Karine
Tuil fait partie des écrivains qui captivent le lecteur aussi bien sur la forme
que sur le fond.
Sur
le fond, j’aime cette écriture palpitante qui fait claquer les mots, cette
façon d’aligner les paragraphes avec à la fois harmonie et violence et enfin ce
phrasé qui est la marque de l’auteure de « L’invention de nos vies ».
Sur
la forme, j’aime cette brillante analyse de toute la complexité humaine. Un
exemple : Claire est une militante féministe mais quand elle se retrouve
confrontée à un crime, quand ses idéaux vont à l’encontre de ce qui se passe
dans sa famille la plus proche, elle se retrouve prise dans un étau avec ses
convictions bafouées.
Le
plus prodigieux est peut-être qu’il n’y a aucune leçon de morale, l’auteure
suivant le principe « nemo judex in causa sua » ; lors du procès
d’assise, car l’histoire ira
jusque-là, elle narre les deux plaidoiries, partie civile et
défense, sans à aucun moment prendre position. Le tout est bluffant car
soi-même on a l’impression d’être assis dans le fauteuil du juge, comme si on
écoutait chaque témoignage, comme si on voyait à la fois la victime et
l’accusé. Et de là, toute la difficulté d’émettre un verdict, de porter un
jugement. Un rythme qui va crescendo à l’image de toute la pression et du
trouble qui peuvent envahir les cours de justice.
Autre
tribunal qui, celui-là, n’a pas de lois et qui sévit depuis plus d’une
décennie : celui des réseaux dits sociaux. On connait le point de vue de
Karine Tuil sur ce sujet et elle en tisse une parfaite toile tout le long de
son roman : phénomène arachnéen d’une belle attractivité mais où chacun
peut se retrouver dans son propre piège, confronté à la vindicte
populaire, en se trouvant chacun
légitime pour insulter et imposer sans ménagement son point
de vue. Une faute d’orthographe, une faute de frappe, une phrase hors de son
contexte reprise en boucle, une affaire qui éclate sans connaître les faits
exacts, et c’est un essaim d’internautes qui se jettent sur une proie qui peut
se retrouver harcelée et même menacée de mort. Apogée de la violence verbale.
De
la violence verbale à la violence physique, le viol qui est un crime qui ne
cesse de se répandre et même utilisé comme arme de guerre. Dans le livre,
c’est une scène qui va faire basculer tous les personnages et pas seulement le
violeur et sa victime. Un dédale de sentiments adverses, de contradictions,
d’incertitudes et de descente aux enfers par des pulsions diaboliques et qui
peut remettre en cause toute une vie et toutes les perceptions dont on se fait
d’elle.
Ces
choses humaines qui se font et se défont, ces choses humaines dans toute
l’ambiguïté des sentiments et des approches, ces choses humaines qui sont la
vie.
« Vous savez ce qu’on dit ?
La Légion d’honneur est le dernier Viagra des hommes de pouvoir ».
« La vie n’est qu’une longue
perte de tout ce qu’on aime ».
Les choses humaines – Karine Tuil –
Editions Gallimard – Août 2019
Livre lu dans le cadre des
Explorateurs 2019 de Lecteurs.com
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