Souvenirs d'un médecin d'autrefois

samedi 14 septembre 2019


Une noisette, un livre


 Les choses humaines

Karine Tuil




Un couple, Claire et Jean Farel. Tous les deux au sommet de leur gloire. Elle, l’essayiste féministe, lui le journaliste vedette d’une grande chaine de télévision. Ensemble ils ont un fils, Alexandre, qui lui aussi est sur le chemin des avenirs les plus radieux. Une grande différence d’âge sépare le couple, chacun a vécu une vie avant de se rencontrer et Jean collectionne les conquêtes. Un jour Claire décide de quitter le foyer conjugal, lassé d’une union devenue trop terne et rencontre un professeur de son âge en instance de divorce qui a deux filles. Une histoire qui peut sembler classique mais qui est une suite de rebondissements car le destin va basculer du côté de l’enfer à cause de ce qui fait tourner et détourner le monde : le sexe.

Véritable radioscopie du XXI° siècle, ce roman confirme tout le talent de Karine Tuil, qui sait glisser une fiction et des personnages de roman dans l’actualité de ces dernières décennies en rappelant certains événements qui ont marqué à jamais les citoyens du monde. Je dis du monde car cette histoire est universelle : les attentats, les hommes de pouvoir profitant de jeunes stagiaires, les viols, les mécaniques judiciaires… et le grand tribunal des réseaux dits sociaux.  Au milieu, toutes les errances des êtres, tenaillés par les directives d’une société impitoyable, obnubilés par les blessures de l’enfance, partagés entre les sentiments de l’esprit et les pulsions du corps.

Karine Tuil fait partie des écrivains qui captivent le lecteur aussi bien sur la forme que sur le fond.
Sur le fond, j’aime cette écriture palpitante qui fait claquer les mots, cette façon d’aligner les paragraphes avec à la fois harmonie et violence et enfin ce phrasé qui est la marque de l’auteure de « L’invention de nos vies ».
Sur la forme, j’aime cette brillante analyse de toute la complexité humaine. Un exemple : Claire est une militante féministe mais quand elle se retrouve confrontée à un crime, quand ses idéaux vont à l’encontre de ce qui se passe dans sa famille la plus proche, elle se retrouve prise dans un étau avec ses convictions bafouées.

Le plus prodigieux est peut-être qu’il n’y a aucune leçon de morale, l’auteure suivant le principe « nemo judex in causa sua » ; lors du procès d’assise, car l’histoire ira jusque-là, elle narre les deux plaidoiries, partie civile et défense, sans à aucun moment prendre position. Le tout est bluffant car soi-même on a l’impression d’être assis dans le fauteuil du juge, comme si on écoutait chaque témoignage, comme si on voyait à la fois la victime et l’accusé. Et de là, toute la difficulté d’émettre un verdict, de porter un jugement. Un rythme qui va crescendo à l’image de toute la pression et du trouble qui peuvent envahir les cours de justice.

Autre tribunal qui, celui-là, n’a pas de lois et qui sévit depuis plus d’une décennie : celui des réseaux dits sociaux. On connait le point de vue de Karine Tuil sur ce sujet et elle en tisse une parfaite toile tout le long de son roman : phénomène arachnéen d’une belle attractivité mais où chacun peut se retrouver dans son propre piège, confronté à la vindicte populaire, en se trouvant chacun légitime pour insulter et imposer sans ménagement son point de vue. Une faute d’orthographe, une faute de frappe, une phrase hors de son contexte reprise en boucle, une affaire qui éclate sans connaître les faits exacts, et c’est un essaim d’internautes qui se jettent sur une proie qui peut se retrouver harcelée et même menacée de mort. Apogée de la violence verbale.

De la violence verbale à la violence physique, le viol qui est un crime qui ne cesse de se répandre et même utilisé comme arme de guerre. Dans le livre, c’est une scène qui va faire basculer tous les personnages et pas seulement le violeur et sa victime. Un dédale de sentiments adverses, de contradictions, d’incertitudes et de descente aux enfers par des pulsions diaboliques et qui peut remettre en cause toute une vie et toutes les perceptions dont on se fait d’elle.

Ces choses humaines qui se font et se défont, ces choses humaines dans toute l’ambiguïté des sentiments et des approches, ces choses humaines qui sont la vie.

« Vous savez ce qu’on dit ? La Légion d’honneur est le dernier Viagra des hommes de pouvoir ».

« La vie n’est qu’une longue perte de tout ce qu’on aime ».

Les choses humaines – Karine Tuil – Editions Gallimard – Août 2019

Livre lu dans le cadre des Explorateurs 2019 de Lecteurs.com



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