mardi 3 septembre 2019


Une noisette, un livre


 Un père sans enfant

Denis Rossano




« Ma naissance et ma mort, voilà toute mon histoire. Entre mon berceau et ma tombe, il y  a un grand zéro ».

Cette phrase de Napoléon II, duc de Reichstadt aurait pu être prononcée par Klaus Detlef Sierck, tant il y a de similitude entre le fils de Napoléon Ier et celui du réalisateur Douglas Sirk, né Hans Detlef Sierck. Une enfance baignée dès le plus jeune âge dans la politique, une mort prématurée ; l’un, Metternich qui envoie vers la mort le jeune roi de Rome en refusant qu’il rejoigne sa mère pour des soins, l’autre, Goebbels, qui le condamne au trépas en le séparant de sa mère et en le précipitant vers le front russe. L’un comme l’autre auront à peine connu leur père ; à l’âge de trois ans c’est la séparation définitive avec le géniteur. Des pères sans enfant, des enfants sans père…

Denis Rossano a choisi la voix du roman pour raconter l’histoire familiale tragique du réalisateur du « Secret magnifique » ou de «  Mirage de la vie », entre autres, et qui fera de Rock Hudson une star. Car le réalisateur américain est en réalité né suédois et a débuté sa carrière en Allemagne. Il fut même l’une des vedettes de l’UFA, la société de production cinématographique nationalisée sous le régime nazi et dirigé par le plus que sinistre Joseph Goebbels. Mais à la fin des années 30,  Sierck est contraint de quitter le pays et s’exiler, sa deuxième épouse, Hilde, est juive et il veut la protéger à tout prix. Il part de Berlin la mort dans l’âme car il sait déjà qu’il ne pourra jamais revoir son fils né d’une première union. Lydia, la mère, devient l’une des égéries du régime hitlérien et exigera de son ex-mari qu’il ne voit plus jamais son fils. Elle élèvera le jeune Klaus Detlef Sierck dans la culture nazie et en fera une vedette de cinéma : lui, l’enfant blond aux yeux clairs ne peut être qu’un exemple pour vanter la race aryenne. Un drame en pratiquement un seul acte mais avec un rideau qui ne tombera jamais dans l’âme de son père et qui ne cessera d’apporter toutes les ombres de ce fils quasi inconnu dans ses diverses réalisations.

Cette biographie romancée est simplement incroyable, tant pour la délicatesse de l’écriture que pour la richesse informative autour du réalisateur et du cinéma allemand des années 30. Mais c’est aussi un long-métrage littéraire offrant les images d’un père en souffrance et d’un fils qui, durant sa trop brève existence, a dû pâtir de l’absence de son paternel malgré tout l’amour maternel reçu. Le père n’a pu revoir son fils que dans des films, est-ce que le fils suivait l’actualité de son géniteur à l’insu de sa mère comme tente le dire l’écrivain, rien n’est peut-être certain. Les faits relatés sont réels mais reste une part de fiction comme dans tout bon roman.

Entre conversations avec le cinéaste dans sa dernière demeure à Lugano et flashbacks sur la vie professionnelle de Douglas Sirk, le lecteur découvrira, grâce à un minutieux travail d’enquête, un personnage complexe, tourmenté et attachant. Et que toute son œuvre a tourné dans une quête sans issue d’un fils disparu à jamais, d’un fils tant aimé malgré la séparation, d’un fils caché pour le grand public mais jamais oublié au plus profond de son âme. Klaus était son fils unique… D’où la douleur encore plus intense.

Il reste encore probablement des zones d’ombres autour de ce drame et personne ne saura jamais l’intensité des sentiments de culpabilité qui ont pu envahir ce père sans son fils, mais c’est un très bel hommage rendu à ces êtres qui se sont perdus mais qui se retrouvent désormais dans la mémoire collective. Et qui permet de ne pas oublier toutes les victimes du régime nazi mais également, par extension, toutes ces familles déchirées au cours des siècles par les guerres, l’idéologie, le fanatisme, l’exil.

« C’est la première fois qu’Hilde prononce le prénom de Klaus à voix haute depuis des années. Aujourd’hui, elle pense à l’enfant. Parce qu’il n’a jamais cessé d’être présent, à la surface du silence, le petit garçon blond des passés dévastés, le fils de toutes les promesses et des espoirs oubliés ».

« Gros plan : le visage d’un gamin blond. Ses traits envahissent l’écran. C’est le fantôme de Klaus. C’est Detlef, qui filme son fils arraché, qui en fait un chérubin de l’espoir. Pour lui tout seul, car personne d’autre probablement ne fait le lien. Klaus ne lui appartient plus mais il va désormais hanter son père et son cinéma ».

Un père sans enfant – Denis Rossano – Allary Editions – Août 2019
Prix Révélation Automne 2019 de la Société Des Gens de Lettres

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