mardi 25 février 2020


Une noisette, un livre


 Briser en nous la mer gelée

Erik Orsenna




S’il fallait donner un exemple de livre copieux dans lequel chaque page contient de nouveaux ingrédients et chaque chapitre un nouveau plat, « Briser en nous la mer gelée » remplirait parfaitement sa fonction. Erik Orsenna nous embarque dans un périple baroque, naviguant depuis Paris jusqu’ en Alaska avec la plume comme brise-glace pour tenter qu’un amour se rejoigne dans le détroit le plus magnifique mais aussi le plus fragile, celui de l’amour. 

Gabriel s’adresse à Madame la Juge, Vice-Présidente aux affaires familiales après son divorce d'avec Suzanne rencontrée par l’intermédiaire de ses amis les plus proches. Un coup de foudre, mais les flammes de l’amour fou vont s’éteindre. Ou plutôt vont se glisser dans une atmosphère aseptisée, glaciale. Mais, à l’instar d’un virus, sitôt décongelé, tout peut renaître. Et les étincelles jaillirent de nouveau. Est-ce possible ? Il suffit d’embarquer dans ce roman qui prend parfois un étrange parallèle avec une opérette de Johann Strauss. Parce que si Gabriel est un éminent scientifique du domaine de l’eau, la belle Suzanne est une spécialiste d'un mammifère aussi étrange que captivant : la chauve-souris. Une chiroptérologue, voyez le tableau ! Même si musicalement parlant, le récit est plus proche d’Un voyage en hiver de Franz Schubert. Quoique. Un peu d’Offenbach aussi pour le côté tellement fantaisiste de l’auteur qui semble diriger sa plume devant un orchestre de mots pour que se succèdent sonorités endiablés et tempi beaucoup plus langoureux. Avec l’âme d’un Beaumarchais qui sommeille. D’un Feydeau du XXI° siècle également quand le sieur Orsenna déroule ses péripéties entre le service après-vente d’un célèbre catalogue de vente par correspondance et le plus connu des sites des petites annonces gratuites.

Erik Orsenna a peut-être transformé son personnage de Gabriel en prince Orlofsky, pas uniquement par la noblesse des lettres mais pour les invités surprises le long de son roman. Et quels invités ! Je ne peux m’empêcher de vous en parler. Il en fait revivre deux : Jean d’Ormesson, lors d’un déjeuner où il question de pied, de cheville… jeu de mots, jeu de mains. Puis, Jean-Marc Roberts, l’éditeur et scénariste disparu beaucoup trop tôt et créateur de la fameuse collection « Bleue » chez Stock. Bleu comme les souvenirs, bleu comme la nostalgie, bleu comme un appel du ciel sur le blanc d’une page.
Le troisième invité et non des moindres et quant à lui bien vivant : esprit facétieux, un jeune homme centenaire au pays de l’immortalité : René de Obaldia. Quand deux académiciens se rencontrent, c’est forcément une histoire française qui se déroule.

Cependant le protagoniste du récit reste l’amour. Cet amour que l’on saisit, qui s’enfuit, que l’on ne sait garder ou  conserver. Un flot de regrets dans les vagues de souvenir vers lesquels les cœurs perdus continuent de naviguer. Pour parfois rejoindre à nouveau la terre ferme. Avec le voyage comme vecteur de fuite, d’évasion et de réflexion. Et de retour à Ithaque…

« René de Obaldia, un prince panaméen. Peut-être parce que né à Hong-Kong, il est constitué d’un alliage des plus rares : 30% malice, 30% pertinence, 80% générosité. Je sais, je sais, la somme dépasse 100. C’est l’une des libertés de ce René : ne pas se laisser réduire à des arithmétiques ordinaires. Voilà pourquoi il est devenu centenaire, en attendant mieux ».

« Rien de tel que la musique pour corriger les troubles du rythme ».

« Dans tous mes dictionnaires, dont tu sais que je fais collection, mon œil désormais sautera directement d’’amortisseur à amovible. Et peut-être qu’avec le temps, je finirai par oublier que jadis, entre amortisseur et amovible, amour se tenait ».

« L’un des vertiges apportés par la lecture c’est de se découvrir partout de la famille ».

Briser en nous la mer gelée – Erik Orsenna – Editions Gallimard – Janvier 2020

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