mercredi 14 juin 2017


Une noisette, une interview

 

Valérie Tong Cuong

 

« Les ressources incroyables de l’être humain me fascinent autant que son immense vulnérabilité »

(credit photo © Francesca Mantovani)

 
1 – L’amour plus fort que tout, l’amour pour continuer, l’amour pour aider. L’amour quel qu’il soit. Si poignant que votre fiction est une leçon de vie. Une leçon d’espoir aussi tout en apprenant de son passé ?
Découvrir ce que nos familles, nos parents ont traversé au quotidien durant cette guerre, ces épreuves inouïes, avec l’amour pour seul bouclier, seule force, seul repère, c’est découvrir aussi que nous sommes doués du même pouvoir. Et comprendre que même lorsque l’on a le sentiment d’avoir tout perdu, il reste toujours cela, ce moteur puissant, qui nous permet de nous révéler, de nous dépasser.

2 – Pourquoi avoir situé « Par amour » dans la ville du Havre ? Pour raisons familiales, historiques ou les deux ?
Ma famille maternelle est originaire du Havre, et j’ai grandi avec la conscience que la guerre avait été particulièrement cruelle dans cette ville, sans en connaître les détails. Mais c’est surtout son attachement presque irrationnel à cette ville qui m’a interpellée. J’ai alors découvert que la guerre qu’ils avaient vécue n’était pas celle que j’imaginais.  La ville n’avait pas seulement été occupée avec brutalité par les Allemands. Nos propres alliés, les Anglais, l’avaient bombardée sans relâche, durant des années, jusqu’à l’anéantissement en 44, faisant des milliers de victimes civiles. En outre,  pour les protéger de la mort, de la violence, de la misère et de la maladie, de nombreux petits Havrais avaient été envoyés loin de leurs parents. Durant un temps, sur ordre allemand, la ville s’était même trouvée entièrement vidée de ses enfants ! Mais surtout, un important contingent d’enfants était parti en Algérie. Or, alors qu’il était prévu qu’ils retrouvent leurs familles après quelques mois, beaucoup de ces enfants ont été contraints, après le débarquement d’Afrique du Nord de 42, de rester jusqu’en 45. Une éternité pour ces petits dont les plus jeunes n’avaient que 4 ou 5 ans !

Pourtant la situation terrible des civils et le destin de ces enfants, sont demeurés dans l’ombre, pour différentes raisons contextuelles : à la sortie de la guerre, on découvrait l’étendue de la barbarie nazie et cela, à juste titre, a occulté tout le reste. Comment évoquer les convois d’enfants partant vers le soleil d’Algérie, lorsque d’autres convois avaient emporté d’autres enfants, si nombreux, vers les camps de la mort ? Il était également impossible d’émettre la moindre critique à l’égard de nos Alliés, venus courageusement et avec succès à notre secours. A cela s’ajoute que, leur ville anéantie, les Havrais ont dû employer toute leur énergie à la reconstruire plutôt qu’à se lamenter une fois les combats terminés. Enfin, au Havre comme partout en France, après des années de guerre, la plupart des gens voulaient passer à autre chose, ils avaient besoin d’aller de l’avant. Ils ont préféré regarder leurs enfants grandir et rire, plutôt que de les assombrir avec le récit de leurs souffrances. Il fallait que le temps passe pour que l’on puisse ré-ouvrir les dossiers. Alors, exhumer ce qui s’était produit durant cette période est devenu indispensable, un devoir de mémoire, un hommage nécessaire à ces générations qui ont pris la guerre de plein fouet.

3 – Il est rare de voir une source bibliographique aussi importante pour un roman. Combien de  mois, pour consultations d’archives, entretiens avec des témoins, recherches, ont été nécessaires ?
J’ai travaillé intensément durant deux ans pour lire, analyser, faire le tri des archives, mais cela aurait pu être beaucoup plus long si je n’avais pas rencontré deux personnes qui ont m’ont fait gagner un temps précieux : Jean-François Masse, au Havre, qui m’a permis d’accéder à une véritable caverne d’Ali Baba provenant en grande partie du fond du dernier bouquiniste du Havre qu’il avait repris, et Chloé Glotin, qui a longuement travaillé sur la question des enfants évacués pour les besoins de son documentaire et m’a offert généreusement le fruit de ses recherches. La quantité d’information à traiter était impressionnante, mais les témoignages si bouleversants et spectaculaires que je ne me suis jamais sentie découragée, au contraire, chaque découverte me donnait plus d’énergie.

4 – Comment ne pas penser à l’actualité, et en particulier à l’enfer syrien, en lisant le triste vécu des bombardements sur Le Havre. Pourriez-vous écrire une histoire par rapport à Alep, le roman étant le vecteur de la sensibilité à la réalité ?  
Il ne s’est pas passé un jour depuis que je travaille sur ce sujet, jusqu’à aujourd’hui, alors que le roman a paru depuis quelques temps, où mon esprit et mon cœur ne se sont pas tournés vers Alep, puis aujourd’hui Mossoul. Découvrir que ce qui nous a bouleversés en Syrie ou en Irak, ces gens jetés littéralement hors de leur vie, des gens comme vous et moi, enseignant, ouvrier, médecin, secrétaire, manutentionnaire, a été vécu par nos familles, il n’y a pas si longtemps, nos parents ou grands-parents était à la fois douloureux et fascinant. J’ai été frappée par le parallélisme incroyable avec la situation du Havre, lorsque des hôpitaux ou des écoles ont été bombardés, par exemple ! Sans parler du fait qu’à Mossoul d’énormes dégâts et pertes civiles ont été causés par...des bombardements alliés. Partout, la guerre produit les mêmes effets et entraîne les mêmes questions lorsque l’on se situe à hauteur d’homme. Les dégâts collatéraux touchent des êtres dont on ne pense pas assez qu’ils ont des noms, des prénoms, des amours, des familles, des espoirs, des vies, une identité en somme !

Pour autant je ne prévois pas d’écrire sur le sujet. Je considère que Par amour doit, entre autres objets, aider à la prise de conscience de la véritable nature de la guerre pour les civils, pour les pères, les mères, les enfants, les personnes isolées ou vulnérables, les gens âgés, etc. Que l’on cesse de voir la guerre au travers de généralités, de chiffres si monstrueux qu’ils perdent leur réalité, mais que l’on s’interroge plutôt sur ce que cela représente très concrètement de devoir survivre, quand du jour au lendemain, alors que l’on avait un toit, un métier, un avenir, un cadre de vie, l’on se retrouve sans un sou dans la poche, sans un vêtement de rechange, sans aucun moyen de communiquer, sans autre objectif que tenir debout, rester vivant, et que l’on doit prendre des décisions pour soi et ses proches en se fiant seulement à son instinct.

5 – Même si le contexte et le fond sont complètement différents, j’ai trouvé des similitudes entre « Par amour » et « L’atelier des miracles », la narration tout à tour des protagonistes et cette approche psychologique des personnages. Dans tous vos romans, une base : l’humain et son destin. Comment expliquez-vous cette empathie que vous avez pour l’autre, pour les autres ?
Il est vrai que ces deux romans montrent, d’une manière très différente, combien il est nécessaire d’être là les uns pour les autres. Mon propre parcours, très chaotique dans sa première partie, et les itinéraires observés chez d'autres, m’ont appris que l’on peut presque toujours prendre son destin en main et accomplir en quelque sorte son propre miracle, (ce que beaucoup de gens durant la guerre ont réussi en se surpassant et en s’appuyant centralement sur cette humanité que nous avons tous en commun). Et cela, même lorsque les épreuves semblent insurmontables ! Mais à condition toutefois de ne pas être isolé, car l’expérience montre que l’on s’en sort rarement seul. Ces ressources incroyables de l’être humain, me fascinent autant que son immense vulnérabilité.

6 – La musique vous aide-t-elle pour trouver des sources d’inspirations pour vos histoires ?
Elle m’accompagne parfois, m’aide à m’isoler dans une bulle, un monde qui n’appartient qu’à mes personnages. Mais lorsque j’écris, je ressens souvent aussi le besoin d’être plongée dans un silence absolu, comme si cela me permettait de mieux entendre « intérieurement » ce que ces personnages ont à me dire.

7 – « Par amour » pourrait-il se transformer en un scénario pour le grand écran ? Joffre, un personnage à la fois sombre et audacieux, puissant et fragile, généreux, peu bavard car sa manière de s’exprimer est dans son cœur, on pense de suite à Vincent Lindon ou est-ce une vision strictement personnelle ?
Pourquoi pas ? Il l’incarnerait très bien en effet. J’avoue que j’aimerais énormément voir cette histoire portée à l’écran, mais c’est une fresque, un sujet ambitieux, coûteux à monter, il faut donc trouver l’équipe qui aura la vision et les épaules assez larges pour l’emmener jusque-là.

8 – Avez-vous un nouveau projet d’écriture ? Que représente l’écriture pour vous ?
Je suis encore plongée dans l’univers de Par amour, qui suscite énormément de retours, de nouveaux témoignages bouleversants des lecteurs – dans lesquels j’apprends de nouveaux aspects de cette guerre, de nouveaux détails, anecdotes. Je me contente donc de travailler sur des textes plus courts, des projets parallèles, comme cette nouvelle écrite pour le recueil « 24 histoires du Mans » qui vient de paraître chez Belfond. Mais je sais que je continuerai à écrire, tout simplement parce que c’est chez moi une nécessité : l’écriture est ma colonne vertébrale depuis l’enfance.

9 – Vos romans sont traduits dans 18 langues. La littérature est donc un art universel et ce, grâce au formidable travail des traducteurs ?
Vous avez raison de souligner le travail des traducteurs. Je trouve qu’il n’est pas assez mis en valeur. Un traducteur est aussi un écrivain, ce n’est pas un simple technicien. Traduire est un art, il faut donc du talent pour que le livre existe au-delà de son territoire d’origine. Or, tout comme il y a de bons et mauvais romans, il y a de bonnes et mauvaises traductions. Dans mon cas, je pense avoir eu beaucoup de chance car mes éditeurs ont choisi des traducteurs de qualité, du moins est-ce le sentiment que j’ai grâce au fait que j’ai des amis dans certains pays du monde, qui ont pu lire et commenter le style. Mais il demeure très frustrant de ne pouvoir moi-même évaluer ces traductions.

Enfin, la littérature est certes un art universel puisqu’elle éclot partout, mais je pense que peu de textes sont vraiment universels, car les cultures et les préoccupations sont trop différentes d’un endroit à l’autre du globe. Il faut accepter l’idée qu’un même texte ne peut circuler, être accepté et compris partout.

10  – Le traditionnel questionnaire pour clore cette interview :
-        Un roman : « La maison dans laquelle » de Mariam Petrosyan
-        Un personnage : Momo, dans la Vie devant soi d’E. Ajar/R. Gary
-        Un(e) écrivain(e) : Victor Hugo
-        Une musique : l’album « Echo » de Quark
-        Un film : Sailor et Lula, de david Lynch
-        Une peinture : « Le cri » de Munch
-        Un photographe (ou une photographie) : Andreas Gursky
-        Un animal : le chat
-        Un dessert : la mousse au chocolat
-        Une devise ou une citation : « Après le pain, l’éducation est le premier besoin d’un peuple » (Danton)


Par amour – Valérie Tong Cuong – Editions J.C. Lattès – Janvier 2017
http://squirelito.blogspot.fr/2017/03/unenoisette-un-livre-paramour.html
 

 

1 commentaire:

Eva a dit…

Très belle interview! Les questions sont pertinentes, et les réponses sont très intéressantes... j'avais moyennement accroché au précédent roman de Valérie Tong Cuong, donc je ne me suis pas précipitée sur celui-ci, mais l'histoire autour de la ville du Havre pendant la guerre m'intrigue - par ex, je ne savais pas que des enfants avaient été évacués en Algérie (comme quoi, malgré l'énorme production littéraire et cinématographique autour de la seconde guerre mondiale, on découvre encore des faits peu connus...)

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