Noisette
en noir et blanc
La Dame du jeu d’échecs
Philippe
Charlier
Tout
commence une journée de l’année 1996 où le narrateur achète un livre, boulevard
Saint-Michel, intitulé « Indochine », Charles Daney ayant assemblé
moult photos couleur sépia sur l’ancienne colonie française. Une retient
particulièrement l’attention du jeune homme : celle d’une femme au port
altier, le regard profond, devant un attroupement d’hommes. Après quelques
recherches, le cliché est signé Albert Célestin Marie Cintract, et, selon
Georges Seiler alias Georges Cordier, elle aurait été prise lors d’un jeu
d’échecs vivant. Pour le narrateur bouleversé, elle ne peut être que la Dame.
Il replonge
soudainement dans l’atmosphère de ses lectures de jeunesse et décide, à la
vitesse d’un éclair, de s’envoler vers les cieux du Vietnam pour retrouver la
trace de l’énigmatique jeune femme. Mais la tâche est ardue, depuis les années
20, les hommes, les guerres, ont effacé les pas.
Lors de sa
visite à la « Maison centrale » euphémisme pour l’ancienne prison
coloniale de Hoa Lo, notre intrépide voyageur croit la reconnaître sur un
cliché. Il prend peur, il la cherche mais craint de la retrouver face à
l’épouvantable réalité historique. Il angoisse mais ne songe qu’à elle. C’est
finalement au Musée des Femmes du Vietnam qu’il va plus amplement faire
connaissance puisqu’à l’instar « d’un amour de jeunesse »
il tremble en la voyant sur une photo : elle a désormais un nom, la dame
s’appelle Hà Nguyên. C’était elle aussi sur les murs de la prison d’Hanoi
puisqu’elle a fait partie des évadés de mars 45 pour préparer le mouvement
révolutionnaire.
L’amoureux
platonique de la Dame du jeu d’échecs va continuer ses recherches, reconstitue l’histoire du Vietnam avec l’omniprésence d’ectoplasmes
le dirigeant sur les chemins de l’invisible : « On ne doit pas
croire les vivants, et n’accorder sa confiance qu’aux fantômes ».
Premier roman pour l’inénarrable Philippe
Charlier et quel roman ! Si « le monde entier tient sur un
plateau d’échecs », ce roman est digne d’une partie avec Raoul
Capablanca. Le lecteur retient son souffle, non seulement pour la conduite
romanesque mais aussi pour tout ce qui est construit autour, à savoir
l’histoire sanglante du Vietnam durant une grande partie du XXe siècle :
colonialisme, deux guerres à la suite et innombrables crimes dans de tels
contextes, de la prison infernale de Poulo Condor à l’offensive du Têt, en
passant par les massacres de Son My et le déluge de bombes sur les tunnels de
Vinh Môc par les américains… un certain juillet 1969. Après tout, les B52
succédaient au V2, créés par un certain Wernher von Braun à Dora et qui est l’un
des hommes du succès des premiers pas sur la lune… un grand pas vers l’humanité… !
Ce périple
bouleversant est aussi un profond hommage aux combattantes par le fantôme de Hà
Nguyên, les femmes payant un lourd, très lourd tribut lors des révoltes,
guerres, révolutions et leurs histoires sont trop souvent effacées dans
l’éclatement de la post-vérité. Des chapitres comme des pions pour une
combinaison parfaite avec une Dame comme pièce maîtresse.
Philippe
Charlier joue, mêmement, une brillante partition en posant quelques notes
d’apaisement dans le fracas de la géhenne, l’esprit de bagatelle plane sur
quelques lignes après les descriptions du bagne de Poulo Condor, une brève
pause sur l’assourdissant poids du passé.
Un roman
humain, un roman fort, sans voyeurisme – à l’inverse de celles et ceux se
prenant en selfie sur les lieux de tortures et de massacres – un roman dédicace
à toutes les victimes de la barbarie pour que leurs âmes vibrent éternellement,
un roman comme un cri pour la paix.
« Interroger
une photographie, c’est un peu comme convoquer un défunt, faire parler un mort.
Alors que j’enquête sur cette femme, et que les bribes de sa vie commencent à
retrouver leur place, rien ne me dit qu’elle est encore de ce monde ».
« En
un instant, le massacre devient collectif. Un carnage. De jeunes GI’s
fraîchement engagés frappent au visage et au ventre avec leurs baïonnettes,
incendient les maisons pour tirer sur ceux qui s’enfuient, d’autres poussent
les villageois, les uns après les autres, dans les puits ou les citernes avant
d’y jeter des grenades. Devant la pagode, une dizaine de femmes et d’enfants
sont mitraillés de dos, agenouillés devant le Bouddha, leurs bâtons d’encens à
la main. La mort est partout, le sang aussi. Ils ont beau crier « Not VC,
Not VC », tendre les mains vers le ciel, implorer ventre à terre, les
balles partent toutes seules. On tue aussi le bétail, les animaux de
basse-cour, les chiens, les chats. Tout doit mourir, aujourd’hui ».
La Dame
du jeu d’échecs – Philippe Charlier – Éditions Plon – Octobre 2024