Souvenirs d'un médecin d'autrefois

vendredi 22 août 2025

 

Noisette d’invitation à la valse

Je vous dédie mon silence

Mario Vargas Llosa

 


 

Un livre posthume pour sa traduction française avec un titre si annonciateur… Qui, pourtant, ne fait que reprendre un passage du livre.

Un livre mi-roman mi-document rendant hommage à la musique péruvienne et plus particulièrement à sa valse créole. Le monde entier connaît la version de « La foule » chantée par Edith Piaf. Son titre d’origine est « Que Nadie sepa mi Sufrir » créée en 1936 par deux musiciens argentins Enrique Dizeo et Ángel Cabral, dans le pur style de valse criolla peruana. Cette musique est née au début du XIXe siècle dans des quartiers populaires pour franchir ensuite d’autres publics. Cette valse a une longue histoire, issue des métissages et de l’évolution du pays andin.

L'histoire que nous raconte Mario Vargas Llosa a forme d’écriture qui renoue avec ses premières années d’écrivain. Sa plume glisse sous les traits d’un musicologue ; Toño Azpilcueta, non reconnu qui rêve d’obtenir une chaire sur la musique péruvienne à l’université. Ivre d’utopie, tourmenté par des cauchemars diurnes et nocturnes dans lesquels il se croit attaqué par une armée de rats, il rencontre par hasard un guitariste d’exception : Lalo Molfino. Bouleversé, il part à sa rencontre. Hélas, la mort sape la vie de ce jeune prodige. Convaincu qu’il tient là un récit à mettre en lumière, Toño s’engage à écrire un livre sur ce musicien et sur la musique péruvienne en démontrant que cette musique créole peut rassembler le pays et les peuples.

Si vous aimez l’action, passez votre chemin. Mais si vous aimez les récits semblables aux rivières coulant doucement, le style de Mario Vargas Llosa à ses débuts, l’histoire péruvienne, l’art de la description qui transforme un roman en grand écran et cette folie douce des êtres rêveurs et singuliers, ce livre est pour vous.

"Je vous dédie mon silence" sonne un chant du cygne, parfois crépusculaire. Mais aussi baigné d’onirisme, comme espérer que la musique puisse rassembler.

 

Je vous dédie mon silence – Mario Vargas Llosa – Traduction : Albert Bensoussan & Daniel Lefort – Éditions Gallimard – Juin 2025

jeudi 21 août 2025

 

Noisette incontrôlable

Surchauffe

Nathan Devers

 


2023 après J.C. Toute la planète est sous le joug de la mondialisation. Pourtant un peuple résiste à l’envahisseur technologique : les Sentinelles dans l’archipel indien d’Andaman. Quiconque s’approche de leur île North Sentinel est quasi un condamné à mort comme l’a tristement expérimenté, en 2018, le jeune évangéliste John Chau. De toute façon il est dorénavant interdit de tenter une approche, pour des raisons sanitaires, cette tribu d’environ seulement 200 individus : les Sentinelles ne sont pas immunisés contre les maladies et ne survivraient pas au moindre virus. Malgré leurs 60.000 ans d’existence.

Le philosophe et romancier Nathan Devers a imaginé une fiction – proche de la science-fiction – autour de cette particularité ethnographique avec des personnages bien antipathiques, caractéristiques de ces ogres industriels aux dents de tyrannosaure.

Jade Elmire-Fasquin fait partie des têtes pensantes du premier groupe hôtelier mondial Arcadie. Proche du burn-out à cause de son rythme effréné de vie, de ses deux supérieurs voraces, Alexandre Jermiel et Jean-Christophe Moranges, et de son époux Thomas, journaliste chroniqueur vedette du petit écran, elle songe à prendre enfin une pause voire de démissionner. Mais Moranges lui propose une nouvelle mission : enquêter sur les possibilités d’une installation d’un grand complexe hôtelier aux îles Andaman, dans une île déserte – les tribus ayant été exterminées par les maladies importées – proche de celle des Sentinelles.  En fait un autre ogre est sur le projet, le multimilliardaire indien Rohan Baylan. Bien évidemment avec en poche les arguments habituels d’une construction respectueuse de l’environnement et des cultures vernaculaires.

Jade, malgré ses réticences et étant la seule ayant encore quelques souffles d’humanité, se lance à corps perdu dans ce projet, fascinée par l’histoire des Sentinelles et réfléchit à entrer en contact avec ce peuple. Mais, sans se douter des terribles conséquences qui suivront…

Un roman absolument captivant du début à la fin, magistralement écrit dans une langue aussi riche que savante. Même si certains clichés semblent poussés à l’extrême, l’histoire reste parfaitement crédible et traduit parfaitement l’univers cruel du monde des affaires, des rapports humains en entreprise, de la superficialité des « bonnes intentions », des discours hypnotiques…

Un subtil jeu de miroirs entre les Sentinelles et cette Surchauffe mondiale, entre l’ébullition des affaires et les relations professionnelles/privées se dessine au fil des pages pour alerter le lecteur. Comme pour son précédent roman « Les liens artificiels » Nathan Devers décrypte par la fiction la course effrénée des dérives humaines, ces ficelles agitées par des diables de tout poil pour accélérer la perte des âmes.

Au-delà du roman se pose la question sur l’avenir de ces peuples racines qui désormais ne représentent plus que 4% de la population mondiale. Pourtant, ils sont source d’inspiration face à la vésanie collective.

 Surchauffe – Nathan Devers – Éditions Albin Michel – Août 2025

mardi 29 juillet 2025

 

Noisette noire

La fille au pair

Sidonie Bonnic

 


Emmylou s’ennuie à Plouhernec. En fait s’ennuyer est un euphémisme, elle étouffe, elle explose, crie contre ses parents et sa petite sœur Maëlle. La situation s’envenime lorsque sa meilleure amie Morgane se suicide. Que faire pour s’en sortir, fuir ses origines modestes et étudier pour devenir journaliste, la géopolitique elle aime. Elle retrouve une amie de Morgane, Stéphanie, qui revient d’Angleterre après avoir été fille au pair. Emmylou commence à rêver. De la Bretagne à la Grande-Bretagne.

Le conte de fées commence merveilleusement. Un quartier privé ultra chic, une demeure où tout est luxe, un couple élégant et séduisant avec deux garçons adorables même si l’ainé est taciturne et semble souffrant. Et si tout n’était qu’un mirage ? Si cette famille aux apparences irréprochables cachait un secret effroyable… Bientôt la jeune fille va se retrouver dans une spirale infernale au royaume de la pure folie.

Un suspense psychologique haletant, parfaitement maîtrisé et qui maintient en haleine le lecteur jusqu’à la dernière phrase. Sidonie Bonnec mélange les codes littéraires du roman et du thriller pour un résultat éblouissant. Si certains clichés restent peut-être trop voyants cette histoire met en parallèle deux mondes mais sans en faire une satire sociale. Sans aucun doute, la primo-romancière s’est inspirée de La servante écarlate et de La femme de ménage tout en y apportant son expérience et son écriture très personnelle, à la fois moderne et respectant le ton d’une jeune fille de dix-huit ans.

La fille au pair – Sidonie Bonnic – Éditions Albin Michel – Février 2025

mardi 15 juillet 2025

 

Noisette mi-plume mi-pinceau

Une parcelle du monde

Catherine Vigourt

 


Une parcelle du monde. Quel joli titre pour convier le lecteur à entrer dans l’univers de Claude Monet à Giverny. Catherine Vigourt semble avoir tourné sa plume comme pour un guéridon pour entendre la voix du peintre raconter ses journées à peindre et à converser. Mais la romancière ne se contente pas de raconter, elle parle directement au peintre au cours de six journées situées entre 1893 et 1926.

À côté de l’œuvre de Claude Monet, nous découvrons son univers intime, ses proches, ses amis sous un jour nouveau, rempli de délicatesse et de sentiments voilés par l’approche pudique de la narratrice.

Une biographie, certes, mais bien au-delà de la « biographie romancée », une immersion dans ce coin de Normandie qui n’échappe pas à l’actualité, entre l’affaire Dreyfus, la première guerre mondiale et la connivence avec Le Tigre.

Mots et couleurs caracolent en douceur entre Alice, Blanche, la cuisinière Marguerite et son chenapan de Jules, Louis et son destin tragique, Matisse et Marquet, la marmelade d’orange et les peupliers. Même pour les derniers instants du Maître, un souffle de poésie bucolique inonde les paragraphes.

Une lecture apaisante pour cet hommage teinté d’un appel à la lenteur et à la contemplation.

Une parcelle du monde – Catherine Vigourt – Éditions Gallimard – Mai 2025

mardi 17 juin 2025

 

Noisette apaisante

À l’écoute du silence

Stéphanie Bodet

 


« Cultiver des liens d’amitié avec le cosmos, c’est se vouer à la vie éternelle »

 

En 2021, la championne d’escalade et autrice convoque dans une cabane sur les flancs des hauteurs ariègeoises un nouveau compagnon : le silence. Elle quitte pour quelques semaines ses Hautes-Alpes, son jardin, ses animaux et son compagnon humain qui n’aura aucune jalousie pour cet amant éphémère.

Stéphanie Bodet a besoin de se ressourcer, de vivre une expérience face à la nature, dans un confort limité au minimum pour retrouver de la force et faire corps avec l’immensité. Dotée d’une sensibilité à fleur de peau, elle fuit les bruits du monde, les conversations stériles, les rassemblements étouffants, la course à l’égo, l’esprit de compétition, la surconsommation… Le courage est l’une de ses valeurs, elle vous donnerait le vertige rien qu’en lisant sa prose sur ses envolées sur les sommets, dormant sur une roche avec plus de 3000 mètres de vide sous elle.

Avec une plume plongée dans un encrier de délicatesse, la quadragénaire nous fait partager son expérience du grand vide au sens figuré après l’avoir tant côtoyé au sens propre. Elle écoute le silence, communique avec lui. Le seul son qui charme son oreille est celui du chant de la terre et peu importe si les rongeurs de la cabane lui font vivre quelques péripéties. Ponctuées de réflexions qui feront écho à tout bipède excédé par le consumérisme, les errements de l’humanité ou encore par les démonstrations ostentatoires d’êtres épris de vitesse. Pour Stéphanie le temps suspendu n’est pas qu’en haute montagne, il est dans un regard porté sur une fleur éclose, dans l’écho d’un bruissement de feuilles, dans le cheminement d’un ruisseau, dans l’onirisme des nuages…

Un témoignage qui confirme que l’écoute, sans fioritures et sans hâte, de la vie est le véritable sens de l’existence.

À l’écoute du silence – Stéphanie Bodet – Éditions des Équateurs – Avril 2025

mardi 22 avril 2025

 

Noisette fleurie

Le jardin dans le ciel

Romain Potocki

 


« C’est le bouquin qui a tout démarré »

Tistou, les pouces verts. Maurice Druon – 1957. Académie française des années 50 versus cité des années 2020, carrément le grand écart ! Et pourtant…

Robert cause pas beaucoup, les mots et lui ça fait deux pour cause da handicap. Mais quand il tombe sur ce livre, il n’a plus qu’une idée en tête : semer des fleurs sur les toits des immeubles, faire jaillir la nature sur les blocs de béton. Ça changera de ses activités peu légales pour soigner sa mère malade. Et qui sait, ça en imposera aux différents clans du quartier. Robert devient Tistou, dealers de graines de poésie et de rêves en couleur. Il ne sera pas seul. Sophie la libraire va l’aider, Moustachu le jardiner aussi. Cette Sophie n’est pas commune, elle aussi on aimerait bien la rencontrer, elle conseille bien Tistou, son deuxième livre sera le Petit Prince, pas mal non ? Pour le reste je vous laisse découvrir par vous-même. Une fois que Sophie arrive, le roman prend le large pour un immense souffle de tendresse et de vagues oniriques.

Romain Potocki a mis toute sa passion dans l’écriture de ce livre, même qu’il ne l’a pas écrit, il l’a vécu, jusqu’à imprégner son ADN dessus. Unique. Pour l’histoire, les métaphores, le langage (ça surprend au départ mais on l’adopte vite car façon Molière c’était la cata assurée), l’esprit de partage et l’espoir. Immense espoir possible lorsqu’une étincelle fait jaillir tous les talents cachés de ces êtres que l’on ignore ou que l’on rejette car ils ne rentrent pas dans les cadres. J’admirais Romain Potocki en tant que journaliste et sa capacité à nous entraîner sur les routes du monde en mettant en lumière toute l’humanité qui subsiste et qu’il faut entretenir. Face à la dureté des destins.

Du fantasque dans toute sa singularité et ça fonctionne ! Une communauté avec l’amitié comme code au milieu d’une cité sans joie, qui semble sans âme dans ce gris perpétuel. Mais quand on veut et que le destin vous tend une branche pour s’élever, ça peut devenir un beau livre, un très grand livre. Merci Romain pour ce bel arbre planté dans l’univers littéraire qui a grand besoin d’un marchand de rêves et propulseur de positivité.

Putain de bouquin !

Le jardin dans le ciel – Romain Potocki – Éditions Albin Michel – Février 2025

 

 

 

 

mercredi 19 février 2025

 

Noisette enquêtrice

Les fantômes de Versailles

Jacques Forgeas

 


Vous aimez les romans historiques ? Nous sommes en 1673 sous le règne de Louis XIV avec Colbert et sa suite.

Vous aimez les polars ? La Reynie, le lieutenant général de police, est confronté à un difficile jeu de piste pour mettre la main sur un assassin et son complice qui éliminent des jeunes femmes et les abandonnent après avoir cousu leurs lèvres d’un fil de soie, certains qu’elles ne parleront plus.

Vous aimez la peinture ? Parfait, vous entrerez dans las coulisses de l’atelier de Pierre Mignard qui doit remettre un portrait de la duchesse de La Vallière et engage pour l’occasion un jeune assistant italien : Emilio. Sauf que le pauvre Emilio va devoir jouer sur deux tableaux : il va jouer les espions chez Mignard pour que La Reynie réponde aux craintes de Louis XIV sur la maîtresse en disgrâce, et, aider la police par ses esquisses réalisées à la morgue qui peuvent favoriser le dénouement de l’enquête. En prime, le jeune peintre a pour amante la comtesse de Gruissan qui, un jour, reçoit la visite de la Marquise de Montespan…

D’autres personnages aussi éclectiques que possible – Torsac et Delaruche, les inspecteurs du Grand Châtelet ; Marianne, la compagne d’Emilio, le Rat, un adolescent des rues mais futé comme un renard avec une bande à son image, un marin de la Royale, etc, viennent agrandir la galerie pour le plus grand plaisir du lecteur qui tiendra ce livre comme une pièce à conviction pour sa passion pour la littérature.

Pas un temps mort – sans jeu de mots -, de l’audace, toujours de l’audace avec élégance et fantaisie pour mettre la peinture au service de l’enquête. On arpente aussi bien les demeures prestigieuses que les bas- fonds de Paris avec une petite excursion à Marseille pour pimenter le tout. Il est rare de relire des polars puisque découvrir le ou les coupables est fondamental mais ces Fantômes de Versailles seront dans une pile à relire tant on ne peut tout savourer en une seule fois. Un régal !

Les fantômes de Versailles – Jacques Forgeas – Éditions Albin Michel – Janvier 2025

samedi 15 février 2025

 

Noisette en alerte

Tssitssi

Claire Castillon

 


Toujours une aventure un roman de Claire Castillon, on ne sait à quoi s’attendre mais une chose est certaine, la romancière frappe sans concession !

Hélène a 16 ans. Impertinente au plus haut degré, elle rêve de luxe, se focalise sur des sacs à main haut de gamme. Elle voudrait se faire de l’argent rapidement, Instagram peut lui ouvrir des portes, elle a quand même 1000 followers et ce n’est qu’un début. Mais sans ce prénom idiot, la belle Hélène, non merci. Tssitssi lui sied très bien : énigmatique, résonnant, soufflant la jeunesse. C’est parfait, ça va attirer les messieurs d’un âge certain. Oui, parce qu’Hélène veut attirer les vieux, être une chougar daddy pour pouvoir s’offrir des rêves.

Son univers est tout aussi sibyllin. Un père qui l’adore, une mère absente mais sa voix revient dans les pensées d’Hélène. Semblent présents une « nouvelle mère » et ses deux jumeaux. Et une autre conquête du père. Hélène s’énerve beaucoup, on la déteste. Tout au moins au début. Au fur et à mesure, on devine que quelque chose cloche : des blessures cachées jaillissent en transparence… comme des étincelles…

Tssitssi est tout simplement un grand roman. Percutant, incisif. Claire Castillon appuie là où ça fait mal, très mal, notamment l’exploitation sexuelle des mineurs dans un monde phallocrate et libidineux. De courts chapitres qui se lisent sans relâche, d’un trait : ce livre on ne peut le lâcher, comme un thriller avec pour plume une hache d’une efficacité redoutable. Quant à Hélène, peut-être que Tssitssi pourrait nous dire de ne jamais juger sur les apparences et que les fantômes sont omniprésents.

TssiTssi – Claire Castillon – Éditions Gallimard – Février 2025


jeudi 13 février 2025

 

Noisette brésilienne

Sur le fleuve Amazone, carnet de voyage

Jean-Christophe Rufin

 


Heureux qui, comme Jean-Christophe Rufin, a fait un inspirant voyage et revient avec croquis et belles lettres pour narrer ses pérégrinations, plein de raison et d’humanisme.

D’entrée de jeu, l’académicien prévient qu’il ne va pas raconter l’Amazonie ou se prêter à un essai géopolitique auquel il n’aurait pas toutes les cartes en main. Sa feuille de route est de naviguer dans cette immense baignoire amazonienne et saisir chaque temps qui passe par des pauses pour être en symbiose avec cet environnement entouré d’eau et de couleurs, la base de toute aquarelle.

Le romancier va embarque sur le Rio Negro à bord d’un bateau pour locaux et non d’un navire de croisière. Seul « touriste », il désire prendre le pouls du territoire, ausculter avec son âme les personnes rencontrées et observer les mouvements de vie sur ce territoire objet de moult fantasmes et légendes.

Mots et coups de pinceau pour offrir à chaque lecteur un abandon éphémère de tout ce qui l’entoure ; ne penser à rien le courant des pages faisant de nous des errants d’un voyage immobile. Pour celles et ceux que la monotonie plonge vers le sommeil, aucun risque puisque l’écrivain garde sa verve habituelle pour narrer son récit avec pointes d’humour « les militaires tenus en laisse par leur chien », saupoudrage de doux euphémismes comme « étreintes tarifées » pour tapinage ou bien encore des élans de tendresse comme avec la partie impromptue de dominos avec des réfugiés vénézuéliens. Et nous révèle pour la première fois ses talents de peintre ; l’écrivain peintre à la Kundera.

D’aucuns s’enrichiront de connaissances à la lecture de ce beau-livre – en supplément des croquis à contempler – des variations géographiques aux passagers sénégalais de la communauté mouride en passant par les pavés de caoutchouc sur le parvis de l’opéra de Manaus, les ventes acrobatiques entre ferries et pirogues, la variété ethnique de la population amérindienne : « Dans ces hamacs colorés, alignés selon un ordre rigide et trompeur, c’est toute la variété humaine de la forêt qui voyageait avec moi ». 

La quiétude du long fleuve disparait à l’approche de Manaus, le gigantisme devient humain dès les faubourgs de cette ville industrielle, pionnière pour le meilleur et pour le pire de la fièvre du caoutchouc à la fin du XIX° siècle. Manaus, point de départ d’un autre aspect fluvial : la boue, cf l’aquarelle page 90 sur la rencontre des eaux entre le Rio Negro et le Rio Solimão.

Après la pollution visuelle, la pollution sonore quand le romancier aquarelliste embarque sur un ferry, toujours local mais démeduré où l’esprit de la forêt laisse la place à celui de la ville, cacophonie en prime : « Sur les bateaux monstres de l’aval, c’est le visage effrayant du Brésil qui s’exprime et anéantit toute vie autonome. La collectivité brésilienne est une puissance aveugle à laquelle nul ne résiste. Les chaînes de télévision en sont un des instruments ».

Jean-Christophe Rufin s’est fondu dans la population amazonienne pour être en symbiose total avec le peuple et l’environnement, bien loin des attractions touristiques sur des sites fabriqués par des Potemkine de tout poil. Saisir le vrai du faux, palper la réalité brésilienne. Au malaise des grandes villes industrielles se mélange celui d’une espèce de zoo humain où « être indien dans ces villages n’est plus une identité mais un métier ». L’âme de l’humaniste s’exprime encore et toujours, jusqu’aux dernières lignes pour ces, parfois, tristes tropiques.

Carnet de voyage sur l’Amazone ou l’art du regard d’un conteur du monde.

Sur le fleuve Amazone, carnet de voyage – Jean-Christophe Rufin – Éditions Calmann-Lévy – Octobre 2024

lundi 3 février 2025

 

Paysans, Paysage

Un livre, Une exposition

Au nom de la paysannerie

 


Il y a des expositions qui touchent plus que d’autres ; au-delà de l’intérêt artistique, Paysans, Paysage est une ode à l’agriculture traditionnelle, un hommage au travail de ces femmes et hommes pour nourrir les autres et un hymne à la rencontre de l’homme et de la nature.

À l’heure où de graves menaces pèsent sur la survie de l’agriculture bio et raisonnée, cette exposition des photos de Sécyl Gilet est à voir et revoir jusqu’au 30 avril dans l’incontournable établissement de la commune de Lignières : Les Bains Douches.

En parallèle, un superbe livre a été édité par les Éditions La Bouinotte pour immortaliser les clichés de la photographe sur la vie agricole avec la collaboration du journaliste Bruno Masclé qui pose des mots d’une justesse infinie, et, cette question qui demeure jour après jour : « De quoi sera fait demain ? ». Il est loin le temps du Laboureur et ses enfants…

Retrouvez Denis, Françoise, Maxime, Évelyne, Patrick, Jean, Christian, Solange, travailleurs de la terre pour alimenter et façonner un art de vivre malgré la lourdeur de la tâche. Ombres et lumières sur cette région française si chère à George Sand, nous sommes dans la Vallée Noire autour de Sainte-Sévère et Pouligny-Notre-Dame ; quelques kilomètres pour l’immensité de l’histoire paysanne.




mercredi 29 janvier 2025

 

Noisette historique

Colditz, la forteresse d’Hitler

Ben Macintyre

 




Chaque livre du journaliste et historien britannique Ben Macintyre est une source d’informations écrite avec un souffle romanesque malgré la véracité des faits, il est véritablement le John le Carré du document, le célèbre romancier qualifiant d’ailleurs Ben Macintyre de meilleur auteur du roman d’espionnage !

Colditz, située en Saxe, abrite un château du XI° siècle surplombant une colline et d’aspect, disons, sévère. Cette configuration gothique ne pouvait que plaire au maître du III° Reich pour y enfermer les prisonniers de guerre les plus récalcitrants. Mais attention, par n’importe lesquels, seulement les hauts gradés avec quelques ordonnances pour les servir… ennemis du Führer mais avec le respect de leur statut et de la Convention de Genève sur les prisonniers de guerre (1929) bien loin des camps de travail.

Véritable melting-pot – Anglais, Polonais, Français, Néerlandais, Indiens… puis ensuite Américains, parfois même, lieu de carnet mondain pour la célébrité de quelques-uns comme le neveu de Winston Churchill, Giles Romily, ou le fils de Léon Blum, Robert Blum – où les prisonniers gardaient la fibre de l’évasion. Certains réussirent, d’autres pas mais chaque évasion était planifiée minutieusement avec une prouesse qui dépasse l’entendement. Puisque la forteresse était maintenue dans une surveillance extrême et même renforcée lors de chaque tentative ou succès d’évasion. Ces officiers n’étaient pas que des fins stratèges et de vaillants combattants, leurs mains avaient du génie, leur cerveau imaginatif au plus haut degré.

Ben Macintyre ne se contente pas de narrer les détails des évasions, il fait entrer le lecteur au cœur de la forteresse devenue prison mais lieu de vie, ou plutôt de survie, de ces hommes. Sont créées des distractions – théâtre, musique, sport – et quelques promenades hautement encadrées parfois à l’extérieur. Mais ce que veut faire ressortir l’auteur c’est que l’enfermement n’entraînait pas de portes closes aux mentalités respectives : le statut social se devait d’être respecté – genre on ne mélange pas les torchons avec les serviettes, les officiers d’un côté, les ordonnances de l’autre avec un régime bien différent (comme en témoigne l’odieux Douglas Bader avec son ordonnance Alex Ross, même la guerre terminée) et où l’antisémitisme et le racisme rampaient dans les rangs. Les prisonniers juifs français bien qu’étant officiers furent envoyés dans un grenier ghetto à la demande des… Français non Juifs !

« De nombreux britanniques furent choqués et consternés de découvrir que certains Français partageaient l’antisémitisme des Allemands. Les Français étaient déjà divisés, comme la France elle-même, entre ceux qui étaient impatients de rejoindre de Gaulle pour combattre les nazis, et ceux qui soutenaient le régime de Vichy (…) Airey Neave était particulièrement indigné par le bannissement des Juifs français. Pour montrer leur solidarité, les Britanniques invitèrent ostensiblement les bannis à dîner dans leur mess ».

Cependant les Anglais de Colditz n’ont eu guère de scrupules à rejeter l’un des rares officiers indiens : Birendranath Mazumdar qui n’était pas au bout de ses peines avec les tentatives d'Hitler de le récupérer politiquement par rapport à la domination britannique en Inde, d'autant plus que Mazumdar était nationaliste. Mais il renfermait au plus profond de lui-même une dignité inébranlable, une leçon apprise de son père « devoir, loyauté, moralité, sincérité ». Ce qu’il adopta et refusa tout basculement avec les nazis. Ses concitoyens le soupçonnaient pourtant d’avoir trahi Sa Majesté et le loyal Mazumdar se retrouva banni de tous, complètement isolé à Colditz « L’indien de haute caste était devenu un intouchable » Évadé en 1943, il traversa la France avec un compatriote, furent aidé du Loiret au Jura en passant par le Cher et maintes fois accueillis remarquablement dans des fermes sur leur passage. Mais une fois en Suisse, ses mésaventures étaient loin d’être terminées, même après la guerre.

Du côté des Allemands, c’était plutôt la division, comme l’a souligné le « Leutnant » Reinhold Eggers : « Nous ne formions pas une équipe harmonieuse ». Eggers, le « Kommandant » Schmidt n’étaient pas partisans du nazisme, refusaient le salut nazi, alors que d’autres comme le « Hauptmann » Paul Priem baignait dans un fascisme notoire et auraient voulu imposer une discipline bien plus mortelle. Le cours des choses bifurqua après le débarquement en Normandie et après 1944 jusqu’à la libération de la forteresse le 16 avril 1945 par les Américains. Ces prisonniers qui avaient imaginé mille et un scénarios pour filer à l’anglaise, devaient désormais se battre encore contre leurs geôliers pour rester enfermés : la déroute allait bon train mais les nazis allaient lutter jusqu’au bout en prenant Colditz ! La résistance s’amplifia avec l’aide d’une partie de la population locale – dont une jeune femme, Irma Wernicke, assistante du dentiste de la ville et maîtresse du pilote tchèque Cenek Chaloupka (probablement l’unique liaison parmi les prisonniers), et ce, malgré les bombardements américains intensifs sur la population.

Ce livre est bien loin du mythe de Colditz entretenu par de longs métrages et quelques écrits plus ou moins rocambolesques. L’auteur n’oublie pas d’évoquer l’autre prison, « Aussenkommando 24 », bien moins connue, véritable camp d’extermination réservé aux juifs hongrois, la plupart venant de Buchenwald et condamnés à mort par le travail dans des conditions insoutenables.

Colditz, la forteresse d’Hitler – Ben Macintyre – Traduction : Richard Robert – Éditions Pocket – Septembre 2024 (Première édition française publiée en mars 2023 aux éditions Alisio)

 

 

 

  Noisette d’invitation à la valse Je vous dédie mon silence Mario Vargas Llosa     Un livre posthume pour sa traduction française...