Souvenirs d'un médecin d'autrefois

Souvenirs d'un médecin d'autrefois
Éditions La Bouinotte

mardi 15 octobre 2024

 

Noisette en noir et blanc

La Dame du jeu d’échecs

Philippe Charlier

 


Tout commence une journée de l’année 1996 où le narrateur achète un livre, boulevard Saint-Michel, intitulé « Indochine », Charles Daney ayant assemblé moult photos couleur sépia sur l’ancienne colonie française. Une retient particulièrement l’attention du jeune homme : celle d’une femme au port altier, le regard profond, devant un attroupement d’hommes. Après quelques recherches, le cliché est signé Albert Célestin Marie Cintract, et, selon Georges Seiler alias Georges Cordier, elle aurait été prise lors d’un jeu d’échecs vivant. Pour le narrateur bouleversé, elle ne peut être que la Dame.

Il replonge soudainement dans l’atmosphère de ses lectures de jeunesse et décide, à la vitesse d’un éclair, de s’envoler vers les cieux du Vietnam pour retrouver la trace de l’énigmatique jeune femme. Mais la tâche est ardue, depuis les années 20, les hommes, les guerres, ont effacé les pas.

Lors de sa visite à la « Maison centrale » euphémisme pour l’ancienne prison coloniale de Hoa Lo, notre intrépide voyageur croit la reconnaître sur un cliché. Il prend peur, il la cherche mais craint de la retrouver face à l’épouvantable réalité historique. Il angoisse mais ne songe qu’à elle. C’est finalement au Musée des Femmes du Vietnam qu’il va plus amplement faire connaissance puisqu’à l’instar « d’un amour de jeunesse » il tremble en la voyant sur une photo : elle a désormais un nom, la dame s’appelle Hà Nguyên. C’était elle aussi sur les murs de la prison d’Hanoi puisqu’elle a fait partie des évadés de mars 45 pour préparer le mouvement révolutionnaire.

L’amoureux platonique de la Dame du jeu d’échecs va continuer ses recherches, reconstitue l’histoire du Vietnam avec l’omniprésence d’ectoplasmes le dirigeant sur les chemins de l’invisible : « On ne doit pas croire les vivants, et n’accorder sa confiance qu’aux fantômes ».

Premier roman pour l’inénarrable Philippe Charlier et quel roman ! Si « le monde entier tient sur un plateau d’échecs », ce roman est digne d’une partie avec Raoul Capablanca. Le lecteur retient son souffle, non seulement pour la conduite romanesque mais aussi pour tout ce qui est construit autour, à savoir l’histoire sanglante du Vietnam durant une grande partie du XXe siècle : colonialisme, deux guerres à la suite et innombrables crimes dans de tels contextes, de la prison infernale de Poulo Condor à l’offensive du Têt, en passant par les massacres de Son My et le déluge de bombes sur les tunnels de Vinh Môc par les américains… un certain juillet 1969. Après tout, les B52 succédaient au V2, créés par un certain Wernher von Braun à Dora et qui est l’un des hommes du succès des premiers pas sur la lune… un grand pas vers l’humanité… !

Ce périple bouleversant est aussi un profond hommage aux combattantes par le fantôme de Hà Nguyên, les femmes payant un lourd, très lourd tribut lors des révoltes, guerres, révolutions et leurs histoires sont trop souvent effacées dans l’éclatement de la post-vérité. Des chapitres comme des pions pour une combinaison parfaite avec une Dame comme pièce maîtresse.

Philippe Charlier joue, mêmement, une brillante partition en posant quelques notes d’apaisement dans le fracas de la géhenne, l’esprit de bagatelle plane sur quelques lignes après les descriptions du bagne de Poulo Condor, une brève pause sur l’assourdissant poids du passé.

Un roman humain, un roman fort, sans voyeurisme – à l’inverse de celles et ceux se prenant en selfie sur les lieux de tortures et de massacres – un roman dédicace à toutes les victimes de la barbarie pour que leurs âmes vibrent éternellement, un roman comme un cri pour la paix.

« Interroger une photographie, c’est un peu comme convoquer un défunt, faire parler un mort. Alors que j’enquête sur cette femme, et que les bribes de sa vie commencent à retrouver leur place, rien ne me dit qu’elle est encore de ce monde ».

« En un instant, le massacre devient collectif. Un carnage. De jeunes GI’s fraîchement engagés frappent au visage et au ventre avec leurs baïonnettes, incendient les maisons pour tirer sur ceux qui s’enfuient, d’autres poussent les villageois, les uns après les autres, dans les puits ou les citernes avant d’y jeter des grenades. Devant la pagode, une dizaine de femmes et d’enfants sont mitraillés de dos, agenouillés devant le Bouddha, leurs bâtons d’encens à la main. La mort est partout, le sang aussi. Ils ont beau crier « Not VC, Not VC », tendre les mains vers le ciel, implorer ventre à terre, les balles partent toutes seules. On tue aussi le bétail, les animaux de basse-cour, les chiens, les chats. Tout doit mourir, aujourd’hui ».

La Dame du jeu d’échecs – Philippe Charlier – Éditions Plon – Octobre 2024

 

 

 

 

 

Aucun commentaire:

  Noisette en noir et blanc La Dame du jeu d’échecs Philippe Charlier   Tout commence une journée de l’année 1996 où le narrateur a...