mercredi 2 novembre 2022

 

Une noisette, un livre
 
Ceux qui restent
Jean Michelin

 


« Ce n’était pas ce qu’il disait qui émouvait Stéphane, mais ce qu’il taisait »

À la lecture de cette phrase, un flash traverse votre esprit. Parce que les êtres qui vous touchent le plus sont ceux qui disent mais qui gardent le plus important au fond d’eux-mêmes. Par pudeur, par pusillanimité, par réserve. Peu importe. Ce roman est du même acabit. Il raconte, lance des dialogues, dissèque en surface, ouvre des fenêtres mais avec un volet semi-ouvert. Pas évident de faire parler la Grande Muette. Pourtant doucement, sans fioriture, la plume sème une intrigue, dévoile la face invisible de cette armée qui défie sans cesse la Grande Faucheuse et laisse des cœurs blessés s’exprimer.

Le caporal-chef Lulu a disparu. Déserteur ? Cela ne lui ressemble pas. Un avancement de grade refusé ? Lulu n’a jamais voulu prendre du galon. Ennui familial ? Une épouse et un fils, RAS. À moins qu’un choc psychologique n’ait provoqué une fuite. Junior a succombé à ses blessures suite à une attaque imprévisible. Aucun de ses compagnons d’arme n’est en faute mais tous culpabilisent. La première fois, le choc est immense. Ensuite, la carapace se durcit mais laisse toujours un espace à fleur de peau, car jamais on ne peut s’habituer à la mort d’un collègue. Il y a ceux qui partent comme Junior. Et il y a ceux qui restent comme Lulu.

Ses frères d’armes vont tenter de le retrouver. Pour lui, pour sa femme, pour son fils. Pour l’armée. Pour les disparus. Ils vont devoir compter que sur eux-mêmes. L’adjudant Stéphane reprend du service, on ne lâche pas ceux qu’on a connus.

Prouesse romanesque, véracité des sentiments. Aux descriptions presque lyriques s’entrechoquent les dialogues entre militaires et la rudesse des combats ou des zones à sécuriser, de l’Afghanistan à la Guyane. La peur côtoie l’espoir, l’ivresse se joue de la colère, les joies n’effacent pas les deuils. L’amour est malmené et la tolérance rencontre des obstacles. Jean Michelin le résume très bien avec l’ensemble de ses personnages en portant notre regard sur les détresses ignorées et les séquelles psychologiques qui creusent le cerveau des soldats et de leurs proches. Parents, conjoints, enfants, amis. Personne n’est épargné sur cette grande scène où la guerre dévore l’humanité.

Un roman grandiose avec une fin sobre mais magistrale.

« Avec le temps, il avait pris du recul sur le métier. Il n’ignorait plus le caractère dérisoire de ce qu’ils faisaient, l’éternel recommencement des efforts lorsque la relève arriverait dans quelques mois pour poursuivre l’ouvrage, reprendre le tissage patient des liens de confiance avec les notables locaux, la relation qui se construit, patrouille après patrouille, mandat après mandat « vous avez la montre, on a le temps » et toutes ces conneries. Les visages fatigués des vieux sur le bord des routes, les gamins qui font des signes amicaux, moqueurs ou menaçants selon l’humeur du jour, il les avait tous vus, de toutes les couleurs, de toutes les religions. Les visages se mélangeaient dans sa tête quand il y repensait. La guerre était toujours la même, peignant les souvenirs de cet ocre sale, celui de toutes les poussières qu’il avait accrochées aux semelles de ses chaussures ».

« Par-dessus tout, il redoutait le regard de Mathilde, le regard triste qu’ont parfois les femmes de devoir quand les hommes se montrent trop petits et trop peu capables ».

Ceux qui restent – Jean Michelin – Éditions Héloïse d’Ormesson – Août 2022

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