Souvenirs d'un médecin d'autrefois

lundi 4 février 2019


Une noisette, un livre


 Les Vents noirs

Arnaud de la Grange




Quand on débute la lecture de ce premier roman d’Arnaud de la Grange, on se demande soudainement si l’ombre de Dante ne s’est pas infiltrée dans le journaliste tant on croit arriver aux portes de l’enfer : « On pendait ici les hommes comme ailleurs on accroche du linge à sécher ».

Mais cette première phrase explique peut-être tout, elle symbolise à la fois la géhenne des guerres et celle de ceux qui la font, comme le lieutenant Verken. Un personnage très complexe, attachant, et qui en dit long sur les blessures de l’âme face aux Hadès des temps modernes. Verken est d’apparence très dure mais se cachent des failles beaucoup plus sensibles ; c’est un écorché vif, marqué par la première guerre mondiale, puis par les errances mensongères de son père, le décès prématuré de son frère, par tout ce qui l’entoure, attiré par les batailles tout en s’effrayant de sa noirceur.
Appelé pour retrouver en Sibérie puis au Taklamakan l’archéologue Emilie Theliot qui semble avoir sombré dans la folie, il participe à des manœuvres dans la Russie qui se meurt. La Sibérie est le théâtre de combats sanglants entre des factions de différentes couleurs qui n’en sont plus, subsistent seulement les « Noirs » au goût de cendre, les « Rouges » au goût du sang, les « Blancs » au goût du néant. Nous sommes en 1919 en  pleine guerre civile, les républicains et les monarchistes avec l’aide de quelques puissances occidentales affrontent les Bolcheviks.
Dans la région du Xinjiang ce n’est guère mieux, c’est l’époque des « seigneurs de la guerre », la nouvelle république de Chine est divisée depuis la chute de l’empire ; au Taklamakan, la « mer de la mort » prend toute sa dimension et pas seulement pour ses vents de sable. Vents noirs, vents mauvais, vents contraires.
Dans ce fatras le lieutenant continue à aller de l’avant, à combattre sans se retourner, non pour se retrouver comme Orphée (car c’est plutôt son amante Victoria qui déclamerait « que faro senza Verken) mais pour éviter de revenir en arrière. Pétri d’une cavalcade interne, il préfère chevaucher par monts et par vaux à la recherche de l’égarement des hommes.

Récit à l’écriture recherchée et, très fourni en détails historiques et archéologiques, il devient envoutant au fil des pages et se déroule un peu comme un long métrage, on voyage à la fois dans la misère de la violence des combats et la vaillance des cosaques, on ressent un vertige livresque entre montagnes, beauté des paysages et l’histoire des hommes. Une histoire qui se fond dans l’image des aigles : « Les débris du nid étaient éparpillés sur le sol. Les deux aigles adultes se tenaient l’un à l’autre sur le mur voisin, gémissant comme des hommes pleurant la mort d’un proche. Si fiers et hargneux le jour d’avant, les rapaces étaient maintenant humbles et démunis. Il avait fallu que dans leur chair ils soient frappés ».

Réussite romanesque et on escompte un second opus pour se délecter d’histoire, d’évasion, mais aussi de petites phrases qui arrivent comme de belles petits claques.
Une petite noisette me dit d’ailleurs que l’attente ne va pas être très longue…

« Tant qu’un homme a le choix, il ne mérite pas la pitié ».

« Les mondes qui meurent suscitent une brutale envie de vivre, au moins d’en avoir l’illusion ».

« Le Gandhara, royaume perché au-dessus de trois civilisations. Là, s’étaient mêlées les influences indienne, perse et hellénistique. Quand Alexandre avait porté l’âme grecque derrière ses phalanges, l’art des bouddhistes indiens s’était marié à celui des esthètes d’Athènes. Dans ces hautes vallées, les artistes avaient pour la première fois osé donner visage et corps à Bouddha. Le nez des statues était droit et le cheveu bouclé. Comme ceux des fils du Macédonien. Mais l’ovale du visage disait l’Inde et ses peintres. La fusion était parfaite. Les visages grimaçants des temples du Gange se fondaient dans les traits apaisés d’une sculpture grecque ».

« Il avait besoin d’un but pour aller nulle part ».

« Verken avait une solide aversion pour la race des courtisans. Il avait vu des êtres de valeur s’abaisser jusqu’à poussière. Pour des ambitions qui au soir de leur vie apparaissaient bien vaines ».

« La France aime les pedigrees et classer les hommes sur des étagères ».

Les Vents noirs – Arnaud de la Grange – Editions Jean-Claude Lattès – Août 2017



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