Souvenirs d'un médecin d'autrefois

mardi 1 octobre 2019


Une noisette, un livre


 Ce qu’elles disent

Miriam Toews 



J’ai eu l’impression d’être entrée dans une soucoupe volante avec un extra-terrestre qui me raconte une histoire irréelle. La gorge est  nouée devant ce qui semble inénarrable et on ressent des sueurs froides face à cet obscurantisme du XXI° siècle.
Car si la forme est celle du roman, ce sont bien des crimes odieux qui ont été perpétués dans cette communauté mennonite de Bolivie. Près d’une centaine de femmes auraient été abusées sexuellement par plusieurs hommes après avoir été endormies par un puissant anesthésique en spray à usage vétérinaire.

La romancière Miriam Toews, elle-même issue de cette communauté, raconte une réunion secrète tenue dans un grenier à foin, d’une durée limitée à 48 heures, le temps pendant que les hommes sont absents. Ne sachant ni lire ni écrire, c’est un ancien de la communauté, autrefois excommunié, qui revient les écouter et qui va dresser le procès-verbal. Il s’appelle August Epp et va relater la terrible histoire d’Agatha, de Greta, de Salomé jusqu’aux fillettes comme Miep, âgée de seulement trois ans… Ensemble, elles vont décider si elles doivent rester ou quitter définitivement la communauté malgré la foi qui continue à demeurer très forte en elles.

Au départ,  je trouve l’écriture réussie, j’aime la narration du personnage d’August, personnage qui semble terriblement attachant, un homme bon au milieu des mâles à la puissance phallique… Mais je suis toutefois un peu réfractaire à la forme, j’y trouve des longueurs, des répétitions et une accumulation de détails parfois inutiles. Il faut s’accrocher pour savoir qui est qui car c’est un roman choral, au risque de se perdre un peu. Néanmoins, je poursuis car un tel sujet ne peut qu’émouvoir… et mettre en colère devant ce déni face aux violences et cette suprématie religieuse dans tout son sectarisme. Et de ce côté, la plume de Miriam Toews est prodigieuse pour faire ressortir, justement, ces fantômes crépusculaires.

Puis, au fur et à mesure, je m’habitue à ce huit-clos, je fais de mieux en mieux connaissance avec les protagonistes et je les trouve courageuses avec une soumission qui, en fait, n’est pas totale. Bien, au contraire, elles ont la rébellion discrète et le premier acte de vaillance qui apparait est celui de réussir à mentir face aux hommes.
Au-delà de la puissance narrative (même si j’y trouve encore des passages un peu trop longs et répétitifs), la force de ce roman est de faire connaître ces terribles crimes commis entre 2005 et 2009 et qui ont été peu relatés (notamment dans la presse française) et de montrer comment fonctionne cette communauté religieuse où les hommes ont le droit de tout, où tout est pratiquement prohibé mais où les vices masculins demeurent…

Un récit qui conviendrait parfaitement pour une adaptation au théâtre, j’imagine très bien chaque acteur sur scène donner une voix publique face au silence communautarisme, se fondre dans le drame vécue par ces centaines de femmes qui pendant des années n’ont pu se défendre.
Par la force des mots, Marian Toews offre une tribune à toutes les femmes violentées de par le monde et transcrit ce que chacune ressent. Et espère aussi. Car, elles ont beaucoup à nous dire…

« Les hommes ont violé la benjamine de Salomé, Miep, deux fois, peut-être trois, mais Peters a refusé des traitements médicaux à l’enfant, âgée de trois ans, au motif que le médecin risquait de colporter des ragots au sujet de la colonie, que les agressions seraient rendues publiques er que l’incident aurait tôt fait de prendre des proportions exagérées ».

« Nous sommes des femmes sans voix, répond Ona avec calme. Nous sommes des femmes en dehors du temps et de l’espace, privées de la langue du pays dans lequel nous vivons. Nous sommes des mennonites apatrides. Nous n’avons nulle part où aller ».

« Nous savons que nous avons été meurtries et infectées et engrossées et terrifiées et rendues folles et que certaines d’entre nous y ont laissé leur vie ».

« Nous avons l’obligation de rééduquer nos garçons et nos hommes. C’est seulement à cette condition que nous pourrons observer le principe du pacifisme et du non-conflit ».

« Ma mère rapportait des livres de la bibliothèque. A la maison, les livres se succédaient, tandis que les pères s’envolaient. Ma mère m’a parlé d’un écrivain français, Flaubert, autrefois « Flobert », qui a écrit à l’âge de quinze ans un récit intitulé « Rage et impuissance ». Elle me l’a lu en mauvais français, puis en mauvais anglais, avec plein de pauses, à supposer que des pauses puissent être source de plénitude, parce que ni l’une ni l’autre de ces langues n’étaient la nôtre, la langue morte qu’elle et moi utilisions pour partager nos secrets… Flaubert rêvait l’amour dans une tombe. Mais le rêve s’est dissipé et la tombe est restée. C’était l’histoire de Flaubert et peut-être aussi celle de mennonites de Molotschna ».

Ce qu’elles disent – Miriam Toews – Traduction Lori Saint-Martin et Paul Gagné – Editions Buchet-Chastel – Août 2019

Livre lu dans le cadre des Explorateurs littéraires de lecteurs.com (Fondation Orange)

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