vendredi 12 février 2021

 

Une noisette, un livre
 
Les pianos perdus de Sibérie
Sophy Roberts

 


Et si la Sibérie était à l’image d’un clavier et d’une partition… Des notes et touches blanches, neigeuses, avec une glace entrelacée comme une clé de sol ; immensité jusqu’à parfois une quasi virginité. Des notes et touches noires, dures, ténébreuses comme un requiem sur les millions de trépassés au cours des siècles. Tempi graves de la souffrance, allegro sur une culture faite de résistance. Ce récit est une ode à la joie et un lacrimosa, un cheminement piano pour l’histoire trépidante de l’une des régions les plus vastes du monde.

Sophy Roberts a entrepris un voyage en Sibérie à la recherche de pianos perdus après la révolution de 1917. De connotation bourgeoise, ils ont été bannis par les bolcheviques, détruits ou cachés, certains sauvés in-extremis, puis, progressivement, remis à l’honneur. L’un de ses plus grands facteurs – sans jeu de mots – de motivation était de ramener un piano pour une jeune pianiste Mongolienne, Ogderel Sampilnorov, afin qu’elle puisse en avoir un et diffuser sa musique dans la vallée de l’Orkhon. Véritable gageure pour l’intrépide journaliste britannique – vers la fin de son périple elle sera presque surveillée comme possible agent du MI6 – que de parcourir cet immense territoire des Monts Oural jusqu’à Vladivostok et même jusqu’au détroit de Béring, balayant  plus de quatre siècles d’histoire au son de rhapsodies et des mouvements politiques de cette Russie impériale.

Le récit commence près de Karakorum en Mongolie où la journaliste, ne jouant pas de piano, rencontre Ogderel Sampilnorov issue de la minorité Bouriate. Face à cette brillante virtuose et à toute la culture qui l’entoure, l’idée de retracer l’histoire de cet instrument dans le mélodrame russe devient une obsession.

L’essor de la musique en général et du piano en particulier correspond au règne de Catherine II malgré son peu d’intérêt et de goût pour cet art ; mais l’un de ses plus célèbres amants était mélomane, Grigori Potemkine, pour ne pas le nommer. Il sera l’un des personnages emblématiques dans la popularisation du piano tout comme, quelques décennies plus tard, Maria Volkovsky, l’épouse d’un décembriste, qui se consacra corps et âme à aider et instruire les populations de ces contrées du bout du monde.

Mais cette épopée aux variations énigmatiques n’est pas qu’une partition musicale, c’est un récit prodigieux sur cette Sibérie quasi mystique, pétrie de tragédies, pays synonyme de déportation, tant sous les tsars qu’après la révolution bolchevique et de souffrances multiples. Des décembristes à Anton Tchekhov, de la colonne pénitentiaire de l’île de Sakhaline – maintes fois en conflit avec le Japon – aux survivants du siège de Léningrad, sans oublier, au pied des Monts Oural, Ekaterinbourg, sinistre lieu où furent assassinés les derniers des Romanov dans la maison Ipatiev, ensuite détruite, et où se trouvait un piano. Un des nombreux fantômes dans cet opéra sibérien. Longues pages sur cette Russie incapable d’échapper à son passé. Nonobstant, les épouvantables charniers ne résument pas ce territoire gigantesque modelé également par des héros et des personnages terriblement attachants. Avant-hier, hier, aujourd’hui. Du peuple Nevet aux conquérants des montagnes de l’Altaï en passant par les aventuriers du détroit de Béring – Anna Béring compris – et ces anonymes que croisera Sophy Roberts lors de sa quête : pianiste de jazz, ancien navigateur d’Aeroflot construisant sa propre salle de concert et cette vieille dame de Khabarovsk…

Une plume faisant figure d’archet pour retracer le drame sibérien et l’histoire de ses peuples tissant une culture prodigieuse sur la toile des ténèbres. Un livre éperdument mélodieux mais qui est pour l’autrice une symphonie encore inachevée…

« Confrontée à la mémoire et à l’oppression, je sais une chose : j’aurai beau vouloir de toutes mes forces que ma traque du piano puisse célébrer ce que la Sibérie a de magnifique, la plupart de ce que je cherche est associé à un passé terrifiant. Je dois tenir compte des conseils prodigués par un courageux journaliste russe au début de mes voyages ; selon lui, il faut comprendre pourquoi on ignore délibérément ce qu’on n’a pas envie d’entendre, être conscient de ce qui  doit rester inscrit dans la mémoire, et savoir pourquoi les gens se taisent et tâchent d’oublier ».

Les pianos perdus de Sibérie – Sophy Roberts – Traduction : Blandine Longre – Editions Calmann-Levy – Janvier 2021

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