Une noisette, un livre
Sur la route du Danube
Emmanuel Ruben
Remonter
le Danube de la mer Noire à la Forêt-Noire juché sur un vélo n’est pas synonyme
de long fleuve tranquille, l’écrivain Emmanuel Ruben en a fait l’expérience
mais c’est pour lui un périple inoubliable et pour nous, humbles lecteurs, des
heures de lectures qui sont une source d’enrichissement et une démonstration de
nage libre de la pensée.
Avec
un ami cycliste ukrainien rencontré dans les Vosges, quelques kilos de
chargement et deux montures équipées d’une selle, d’un guidon et de deux roues,
d’une bonne dose d’énergie et de passion, c’est le récit d’une chevauchée
fantastique (oui, on découvre même une mystérieuse Zyntarie), celle d’une
passion européenne aux sons d’une Bohemian rhapsody…
Car
le Danube est loin d’être bleu (merci à l’auteur de citer la véritable origine
de la valse avec les quelques vers de Karl Isidor Beck et son « der shönen
blauen Donau), il est de toutes les couleurs, un peu de jaune à la Jules Verne,
un peu de gris pours les jours sombres, un peu de vert pour les jours où on
espère. Le fleuve n’est pas qu’une palette de couleurs, c’est le lit d’une
mosaïque de peuples (à l’image du cimetière de Sulina), de civilisations ;
l’un des berceaux de l’Europe et peut-être une des clés de sa survie si on veut
bien en étudier la question géopolitique. Car l’Europe ce n’est pas seulement
Charlemagne…Istros et la création du monde…
D’une
franchise absolue, l’auteur décrit aussi bien ses sensations physiques de cette
odyssée cycliste que ses appréciations, ce qu’il voit, devine, se remémore
entre souvenirs d’enfance, faits du présents et faits historiques. Le Danube
traverse 10 pays et des siècles d’histoire, ce sont des flots d’émerveillement
et des coulées d’horreur, c’est un chant d’oiseau, c’est le cri d’agonie de
peuples massacrés, un tourbillon humide de larmes éternelles dans une nature
bouillonnante de diversités.
L’écrivain
voyageur s’attarde beaucoup aux rencontres, celles des vrais gens du bord du
fleuve, ces témoins du temps qui passe : Virgil, le portier érudit de la
bibliothèque de Galati, Tchevo et ses trois religions, la serveuse du Petit
Café Szilvia ou encore Mila, refugiée croate sans aucune famille et qui a créé
son monde avec son petit jardin d’Ybbs en Autriche. Leçons de vie, leçons
d’humilité. Et à nouveau, une leçon européenne aussi.
Si
je regrette l’absence ou la quasi absence de l’histoire des Habsbourg (mais la
saga de Jean Bérenger pourra être à nouveau relue), j’ai aimé les références
jusqu’à l’Antiquité et sa mythologie, et, la narration de nombreux faits
oubliés ou inconnus, la plupart tragiques, comme le massacre de Novi Sad
(Serbie) où 1300 innocents furent massacrés en 1942 par des soldats hongrois et
assimilés, ou encore, plus proche, la mort de 400 personnes entre 1945 et 1989
à Devin, ces gens qui voulaient franchir le Rideau de Fer et ont été rattrapés
par des balles ou autres moyens létaux. Cette manie de vouloir construire des
murs pour empêcher les rêves de liberté se réaliser…
Ce
livre n’est pas parfait, l’intermezzo laisse un peu de vagues, on n’épouse pas
forcément toutes les idées de l’auteur mais justement il est à l’instar de tout
ce qu’offrent la nature, la vie et les cours d’eau : limpides puis
opaques, sombres et lumineux, domptés ou sauvages et la diversité dans toute
son étendue. D’ailleurs, nos Ulysse des temps modernes trouvent bien monotones
les pistes cyclables parfaites autrichiennes, jusqu’à regretter la poussière et
la circulation chaotique sur les chemins hasardeux, la perfection est stérile
et enlève les pigmentations de la vie.
A
l’image des rivières, des bibliothèques, ce récit semble être infini, tant par
l’épopée que par la richesse du contenu. Mais infini également après la lecture
car ce sont des recherches à venir sur Panaït Istrati, Ferenç Karinthy, sur la
bibliothèque de Melk, et pour votre serviteur, le grignotage de documents sur
la Bulgarie, pays qui m’a le plus interpellé à mon grand étonnement.
Un
roman à louer comme un hymne à l’Europe, à suivre comme le vol d’un héron,
l’oiseau qui supervise tout le fleuve et qui par son vol peut « ouvrir la
route du Danube pour enfin revoir les étoiles ». A nous aussi d’avoir la
même espérance européenne pour ce formidable habit d’Arlequin.
« Toute œuvre
littéraire se doit d’être impertinente (…) l’écrivain doit dynamiter les
clichés, rester joueur, écrire comme on danse ».
« Qu’importe le
fleuve en lui-même, ce sont ses habitants qui nous intéressent, ce sont toutes
ces vies minuscules qui s’égrènent sur ses rives ».
« Il faudrait
écrire un roman-fleuve car les fleuves sont ce qu’il y a de plus libre, un vrai
livre doit être comme un fleuve qui fabule, divague, digresse et se ramifie
dans les plaines, mais il doit être aussi celui qui tranche, dézingue, érode, traverse
les montagnes – il faudrait écrire uniquement des livres sans contraintes et
sans intrigues, qui se jouent de tous les genres, de tous les styles, de tous
les tons, des romans vrais, pas des romans fabriqués – il faudrait que ce livre
épouse au plus près le forme folle du Danube, un roman continu comme un long
phrasé jeté dans l’inconnu ».
« La piétaille se
fait toujours zigouiller pour les beaux yeux d’une poignée de seigneurs en
quête de gloriole qui peuvent monnayer leur vie, il en va ainsi depuis la plus
haute antiquité ».
« Les rivières
aussi sont des bibliothèques en mouvement, versatiles, méandreuses,
infinies : elles se composent de tous les livres que forment leurs
affluents, elles se traduisent d’un pays à l’autre et changent de langue, de
sexe et de nom, voire d’alphabet (…) les rivières charrient sous la forme
d’alluvions des pages et des pages de géographie arrachés aux reliefs
traversés, enfouissent sous leur remous des strates et des strates d’histoire
que se disputent les peuples amalgamés sur leurs rives ».
Sur la route du Danube –
Emmanuel Ruben – Editions Rivages – Mars 2019
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