mercredi 6 mars 2019


Une noisette, un livre


Sur la route du Danube 

Emmanuel Ruben




Remonter le Danube de la mer Noire à la Forêt-Noire juché sur un vélo n’est pas synonyme de long fleuve tranquille, l’écrivain Emmanuel Ruben en a fait l’expérience mais c’est pour lui un périple inoubliable et pour nous, humbles lecteurs, des heures de lectures qui sont une source d’enrichissement et une démonstration de nage libre de la pensée.

Avec un ami cycliste ukrainien rencontré dans les Vosges, quelques kilos de chargement et deux montures équipées d’une selle, d’un guidon et de deux roues, d’une bonne dose d’énergie et de passion, c’est le récit d’une chevauchée fantastique (oui, on découvre même une mystérieuse Zyntarie), celle d’une passion européenne aux sons d’une Bohemian rhapsody…

Car le Danube est loin d’être bleu (merci à l’auteur de citer la véritable origine de la valse avec les quelques vers de Karl Isidor Beck et son « der shönen blauen Donau), il est de toutes les couleurs, un peu de jaune à la Jules Verne, un peu de gris pours les jours sombres, un peu de vert pour les jours où on espère. Le fleuve n’est pas qu’une palette de couleurs, c’est le lit d’une mosaïque de peuples (à l’image du cimetière de Sulina), de civilisations ; l’un des berceaux de l’Europe et peut-être une des clés de sa survie si on veut bien en étudier la question géopolitique. Car l’Europe ce n’est pas seulement Charlemagne…Istros et la création du monde…

D’une franchise absolue, l’auteur décrit aussi bien ses sensations physiques de cette odyssée cycliste que ses appréciations, ce qu’il voit, devine, se remémore entre souvenirs d’enfance, faits du présents et faits historiques. Le Danube traverse 10 pays et des siècles d’histoire, ce sont des flots d’émerveillement et des coulées d’horreur, c’est un chant d’oiseau, c’est le cri d’agonie de peuples massacrés, un tourbillon humide de larmes éternelles dans une nature bouillonnante de diversités.

L’écrivain voyageur s’attarde beaucoup aux rencontres, celles des vrais gens du bord du fleuve, ces témoins du temps qui passe : Virgil, le portier érudit de la bibliothèque de Galati, Tchevo et ses trois religions, la serveuse du Petit Café Szilvia ou encore Mila, refugiée croate sans aucune famille et qui a créé son monde avec son petit jardin d’Ybbs en Autriche. Leçons de vie, leçons d’humilité. Et à nouveau, une leçon européenne aussi.

Si je regrette l’absence ou la quasi absence de l’histoire des Habsbourg (mais la saga de Jean Bérenger pourra être à nouveau relue), j’ai aimé les références jusqu’à l’Antiquité et sa mythologie, et, la narration de nombreux faits oubliés ou inconnus, la plupart tragiques, comme le massacre de Novi Sad (Serbie) où 1300 innocents furent massacrés en 1942 par des soldats hongrois et assimilés, ou encore, plus proche, la mort de 400 personnes entre 1945 et 1989 à Devin, ces gens qui voulaient franchir le Rideau de Fer et ont été rattrapés par des balles ou autres moyens létaux. Cette manie de vouloir construire des murs pour empêcher les rêves de liberté se réaliser…

Ce livre n’est pas parfait, l’intermezzo laisse un peu de vagues, on n’épouse pas forcément toutes les idées de l’auteur mais justement il est à l’instar de tout ce qu’offrent la nature, la vie et les cours d’eau : limpides puis opaques, sombres et lumineux, domptés ou sauvages et la diversité dans toute son étendue. D’ailleurs, nos Ulysse des temps modernes trouvent bien monotones les pistes cyclables parfaites autrichiennes, jusqu’à regretter la poussière et la circulation chaotique sur les chemins hasardeux, la perfection est stérile et enlève les pigmentations de la vie.

A l’image des rivières, des bibliothèques, ce récit semble être infini, tant par l’épopée que par la richesse du contenu. Mais infini également après la lecture car ce sont des recherches à venir sur Panaït Istrati, Ferenç Karinthy, sur la bibliothèque de Melk, et pour votre serviteur, le grignotage de documents sur la Bulgarie, pays qui m’a le plus interpellé à mon grand étonnement.

Un roman à louer comme un hymne à l’Europe, à suivre comme le vol d’un héron, l’oiseau qui supervise tout le fleuve et qui par son vol peut « ouvrir la route du Danube pour enfin revoir les étoiles ». A nous aussi d’avoir la même espérance européenne pour ce formidable habit d’Arlequin.

« Toute œuvre littéraire se doit d’être impertinente (…) l’écrivain doit dynamiter les clichés, rester joueur, écrire comme on danse ».


 « Qu’importe le fleuve en lui-même, ce sont ses habitants qui nous intéressent, ce sont toutes ces vies minuscules qui s’égrènent sur ses rives ».


 « Il faudrait écrire un roman-fleuve car les fleuves sont ce qu’il y a de plus libre, un vrai livre doit être comme un fleuve qui fabule, divague, digresse et se ramifie dans les plaines, mais il doit être aussi celui qui tranche, dézingue, érode, traverse les montagnes – il faudrait écrire uniquement des livres sans contraintes et sans intrigues, qui se jouent de tous les genres, de tous les styles, de tous les tons, des romans vrais, pas des romans fabriqués – il faudrait que ce livre épouse au plus près le forme folle du Danube, un roman continu comme un long phrasé jeté dans l’inconnu ».


 « La piétaille se fait toujours zigouiller pour les beaux yeux d’une poignée de seigneurs en quête de gloriole qui peuvent monnayer leur vie, il en va ainsi depuis la plus haute antiquité ».

 « Les rivières aussi sont des bibliothèques en mouvement, versatiles, méandreuses, infinies : elles se composent de tous les livres que forment leurs affluents, elles se traduisent d’un pays à l’autre et changent de langue, de sexe et de nom, voire d’alphabet (…) les rivières charrient sous la forme d’alluvions des pages et des pages de géographie arrachés aux reliefs traversés, enfouissent sous leur remous des strates et des strates d’histoire que se disputent les peuples amalgamés sur leurs rives ».

Sur la route du Danube – Emmanuel Ruben – Editions Rivages – Mars 2019 



Livre lu dans le cadre du Prix Orange du Livre 2019



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