Une noisette, un livre
Briser en nous la mer
gelée
Erik Orsenna
S’il
fallait donner un exemple de livre copieux dans lequel chaque page contient de
nouveaux ingrédients et chaque chapitre un nouveau plat, « Briser en nous
la mer gelée » remplirait parfaitement sa fonction. Erik Orsenna nous
embarque dans un périple baroque, naviguant depuis Paris jusqu’ en Alaska avec
la plume comme brise-glace pour tenter qu’un amour se rejoigne dans le détroit
le plus magnifique mais aussi le plus fragile, celui de l’amour.
Gabriel
s’adresse à Madame la Juge, Vice-Présidente aux affaires familiales après son
divorce d'avec Suzanne rencontrée par l’intermédiaire de ses amis les plus
proches. Un coup de foudre, mais les flammes de l’amour fou vont s’éteindre. Ou
plutôt vont se glisser dans une atmosphère aseptisée, glaciale. Mais, à
l’instar d’un virus, sitôt décongelé, tout peut renaître. Et les étincelles
jaillirent de nouveau. Est-ce possible ? Il suffit d’embarquer dans ce
roman qui prend parfois un étrange parallèle avec une opérette de Johann
Strauss. Parce que si Gabriel est un éminent scientifique du domaine de l’eau,
la belle Suzanne est une spécialiste d'un mammifère aussi étrange que
captivant : la chauve-souris. Une chiroptérologue, voyez le tableau !
Même si musicalement parlant, le récit est plus proche d’Un voyage en hiver de
Franz Schubert. Quoique. Un peu d’Offenbach aussi pour le côté tellement
fantaisiste de l’auteur qui semble diriger sa plume devant un orchestre de mots
pour que se succèdent sonorités endiablés et tempi beaucoup plus langoureux.
Avec l’âme d’un Beaumarchais qui sommeille. D’un Feydeau du XXI° siècle
également quand le sieur Orsenna déroule ses péripéties entre le service
après-vente d’un célèbre catalogue de vente par correspondance et le plus connu
des sites des petites annonces gratuites.
Erik
Orsenna a peut-être transformé son personnage de Gabriel en prince Orlofsky,
pas uniquement par la noblesse des lettres mais pour les invités surprises le
long de son roman. Et quels invités ! Je ne peux m’empêcher de vous en
parler. Il en fait revivre deux : Jean d’Ormesson, lors d’un déjeuner où
il question de pied, de cheville… jeu de mots, jeu de mains. Puis, Jean-Marc
Roberts, l’éditeur et scénariste disparu beaucoup trop tôt et créateur de la fameuse
collection « Bleue » chez Stock. Bleu comme les souvenirs, bleu comme
la nostalgie, bleu comme un appel du ciel sur le blanc d’une page.
Le
troisième invité et non des moindres et quant à lui bien vivant : esprit
facétieux, un jeune homme centenaire au pays de l’immortalité : René de
Obaldia. Quand deux académiciens se rencontrent, c’est forcément une histoire
française qui se déroule.
Cependant
le protagoniste du récit reste l’amour. Cet amour que l’on saisit, qui
s’enfuit, que l’on ne sait garder ou
conserver. Un flot de regrets dans les vagues de souvenir vers lesquels
les cœurs perdus continuent de naviguer. Pour parfois rejoindre à nouveau la
terre ferme. Avec le voyage comme vecteur de fuite, d’évasion et de réflexion.
Et de retour à Ithaque…
« René de Obaldia,
un prince panaméen. Peut-être parce que né à Hong-Kong, il est constitué d’un
alliage des plus rares : 30% malice, 30% pertinence, 80% générosité. Je
sais, je sais, la somme dépasse 100. C’est l’une des libertés de ce René :
ne pas se laisser réduire à des arithmétiques ordinaires. Voilà pourquoi il est
devenu centenaire, en attendant mieux ».
« Rien de tel que
la musique pour corriger les troubles du rythme ».
« Dans tous mes
dictionnaires, dont tu sais que je fais collection, mon œil désormais sautera
directement d’’amortisseur à amovible. Et peut-être qu’avec le temps, je
finirai par oublier que jadis, entre amortisseur et amovible, amour se
tenait ».
« L’un des vertiges
apportés par la lecture c’est de se découvrir partout de la famille ».
Briser en nous la mer
gelée – Erik Orsenna – Editions Gallimard – Janvier 2020
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