Une noisette, un livre
La peau des nuits cubaines
Salim Bachi
Salim Bachi est une sorte d’Ulysse avec Ithaque pour écriture (ou inversement). Dans ce nouveau roman à la fumée de Havane, le narrateur est un réalisateur français mais venant de Cyrtha, dans la continuité du mythe du premier roman de l’écrivain : le chien d’Ulysse avec toute l’interculturalité, l’errance, la réalité désespérante et le contraste saisissant des descriptions des ténèbres de l’existence dans un foisonnement verbal. S’ajoute pour ce nouvel opus, un chant goethien proche de celui des sirènes, la rencontre d’un diable de La Havane avec un Faust parisien. Lever de rideau le moteur tourne.
A La Havane où le cinéaste se rend pour filmer le grand théâtre des gens qui passent, il rencontre Chaytan, un Iranien en exil, qui lui fera visiter les quartiers les plus mal famés de la capitale cubaine. Chaytan, personnage énigmatique, coureur de jupons, loyal en amitié, généreux et passablement colérique. Sa énième conjointe est tout aussi énigmatique et le couple est en désunion totale, avec quelques rebonds de temps à autre. Alcool et prostitution seront les cases récurrentes de ce Monopoly urbain et cubain mais avec un regard indescriptible sur une ville et un état enfouis dans des ombres douloureuses et où chaque citoyen semble agir comme une marionnette ne sachant qui manipule réellement les fils.
A l’instar du narrateur j’ai pris goût à ces déambulations, à cette conception de l’art dans la multitude du monde, à cette recherche du concept de la vérité dérangeante ; l’exil des êtres n’est pas que dans les esprits et les corps, il est dans l’action et l’inaction, l’ordre et le désordre, les ambitions et les désillusions, le socle et la dérive, les tentations et les perditions.
Comment ne pas comparer ce livre à un long-métrage ! Plutôt en noir et blanc façon Franck Capra ou encore et surtout, Stanley Kubrick tant on a l’impression de suivre les images d’un cinéaste plus que pessimiste sur la nature humaine. Pourtant ce livre n’est en rien déprimant tant la saveur des mots adoucit la rudesse de l’asphalte et met des couleurs sur la noirceur de l’ambiance des ruelles. La fin du roman est à la fois surprenante et prévisible et ajoute une plus-value à l’ensemble, un baisser de rideau sans théâtralité mais avec ô combien de références, contemporaines et antiques. Sans oublier, encore et toujours la mythologie. Sur tous les versants du monde et les flots perpétuels.
« Je suis empêtré dans cette ville depuis un mois : une éternité. L’éloignement favorise ce recul dont j’ai besoin et qui me manque tant à Paris. La cité noire, juchée sur l’océan, me rappelle à l’ordre : j’ai gaspillé ma vie, immolé mon talent sur le bûcher des vanités. Chaleur, pauvreté, je retrouve un sol qui s’était dérobé après vingt années passées dans une ville couvant en son sein les pires turpitudes sous le masque des convenances bourgeoises. J’ai pêché contre mon imaginaire, contraint ma nature libre. La Havane me ramène de force à mes années de jeunesse à Cyrtha ».
« Je ne bouge plus pendant de longues minutes, entre ce ciel chauffé à blanc qui pèse sur moi comme un couvercle et la mer dolente qui me soulève sur son bouclier liquide. J’éprouve une grande joie dans cet apaisement du corps qui se délite dans l’eau tout en cuisant en surface. Je ne pense plus à rien sinon à remuer de temps en temps mes mains pour dériver, à demi englouti dans le songe royal des demeures obscures ».
« Je ne juge jamais, ce qui me permet de tourner des films dérangeants. Si un artiste ne dit pas sa vérité, personne ne la dira à sa place ».
« J’ai pris goût à ces déambulations, à ces rencontres fortuites. Elles sont devenus cet opium qui m’apaise, me permet de sortir de la bulle d’indifférence qui m’emprisonne d’habitude et m’empêche de saisir le monde sinon à travers l’objectif de ma caméra ».
La peau des nuits cubaines – Salim Bachi – Editions Gallimard – Mai 2021
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