Une noisette, un livre
Le diable parle toutes les langues
Jennifer Richard
« Plutôt que d’asseoir ma supériorité à coups de canne, j’ai toujours préféré ôter mon chapeau devant la personne que je dépouille ».
Cette phrase ne peut résumer le dernier livre de Jennifer Richard « Le diable parle toutes les langues » mais illustre littéralement le personnage de Basil Zaharoff, plus Méphisto que le maître des enfers et qui a soudoyé des centaines de Faust avides non pas de jeunesse éternelle mais de pièces sonnantes et trébuchantes, peu importe si elles avaient les marques de sang.
D’origine probablement grecque, ce marchand de canons est né dans l’Empire Ottoman, à Mugla. La famille s’est exilée mais sa terre restait Constantinople. De son vrai nom Vasilios Zacharias, avant qu’il ne lui donne des accents russes, avait probablement au fond de son esprit une triade qu’il n’a cessé de développer : la corruption, l’art de jouer les pays les uns contre les autres pour vendre des armes et la création d’argent par le crédit. Un côté Raspoutine en mode XXL.
L’autrice Jennifer Richard – qui a signé un remarquable précédent ouvrage Il est à toi ce beau pays, a puisé son inspiration à la fois dans les écrits autobiographiques de Zaharoff et les biographies existantes, biographies plus ou moins fantaisistes. Là, point de compassion ou d’oublis, ce Satan belliqueux apparait dans tout son cynisme manipulateur.
Quelques semaines avant son trépas, Zaharoff réalise que la Grande Faucheuse va l’emporter lui aussi et que la vieillesse est un naufrage. Lui, comment est-ce possible ? Le bienfaiteur de l’humanité qui s’amusait à passer pour un philanthrope à coups de billet pour les associations caritatives – Charity business avant l’heure – et à collectionner médailles et autres hochets de glorification. Décider des guerres – sans mettre un pied sur les terrains minés – est la plus juteuse source de richesse et de reconnaissance aveugle. Devant le constat de sa déchéance physique il remet à se fille Angèle – qui n’était en réalité que sa belle-fille – ses mémoires. Mémoires qui ont le goût d’une confession mais noyée dans l’âme noire de celui qui s’est pris pour un démiurge de l’univers.
Mais il avait un mauvais génie. Sa compagne – épousée tardivement – la princesse Pilar, femme d’un grand d’Espagne avec une raison enfouie dans les profondeurs des démences, dissimulait sous son charme et sa beauté un appétit cruel pour le luxe et la célébrité. Un couple baroque dans son sens le plus péjoratif.
Derrière les perversions machiavéliques de Zaharoff, c’est tout un portrait des profiteurs de la misère humaine qui est peint à coups de plume trempée dans les veines des maîtres de guerre : ceux qui investissent dans la technologie pour tuer plus vite, plus en nombre tout en invoquant – déjà au dix-neuvième siècle – le bienfait des conflits pour apporter de l’humanité face aux territoires menacés. Mécanisme impitoyable entre machines d’acier et de plomb, pouvoir politique et haute finance internationale.
Un roman aussi déconcertant que captivant, non dénué d’humour noir, mais avec une histoire hélas toujours d’actualité ; les hommes aimant s’enrichir et affirmer leur existence sur les fracas des balles et les effluves numéraires.
« Le client vient-il à manquer d’argent ? Peu importe ! Les deux agents s’entendent pour trouver une solution. Et cette solution a pour nom le prêt. Une troisième entité s’invite alors dans ce marché : la banque. Et voici trois parties qui, toutes, ont intérêt à ce que la transaction se réalise. Pour le courtier, ce n’est plus uniquement un pour cent de la part du vendeur, c’est en plus un pour cent de la part de la banque. Un client qui n’a pas d’argent et qui se voit contraint d’emprunter à la banque est donc plus intéressant qu’un client qui paie comptant. Si l’on ajoute à cela la nécessité pour la banque de sécuriser la dette, par les services d’un autre acteur du marché que l’on nomme l’assureur, l’on commence à comprendre que l’expansion de certaines fortunes n’a pas de limites ».
Le diable parle toutes les langues – Jennifer Richard – Editions Albin Michel – Janvier 2021
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« Les affres politiques du monde arabe paraissent plus lointaines que « Les Mille et Une Nuits ». Aucune autre mer du monde n’est plus éloignée du présent et nulle part ailleurs le passé évanoui n’a une présence plus envoûtante. Il y a une génération ancrée, ces boutres d’où montes vers moi la prière du soir étaient chargés d’esclaves, d’enfants eunuques, de vierges nubiles et d’armes de Sir Basil Zaharoff, le plus grand marchand de mort des temps modernes, à qui je portais jadis son petit-déjeuner au Négresco à Nice, où j’étais garçon d’étage en 1936 ».
Romain Gary - Les Trésors de la mer Rouge – 1971
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