Une noisette, un livre
La jeune fille au chevreau
Jean-François Roseau
Deuxième guerre mondiale. Comme un adolescent d’autrefois, un jeune inconnu surnommé le petit Pygmalion hante à Nîmes Les Jardins de la Fontaine pour venir saluer une statue, celle d’une Jeune fille au chevreau ; une beauté de pierre qui ne laisse pas de marbre le jeune garçon prenant un doux plaisir à caresser les courbes presque impudiques de la jeune fille tout de blanc vêtue dans sa nudité parfaite. Jusqu’au jour où la métamorphose se produit, la statue devient femme à la terrasse d’un café. Elle a vieilli mais son charme et sa beauté sont intacts. Tout laisse prévoir le commencement d’une histoire d’art et d’amour dans une transmigration de l’âme d’Ovide.
Mais la deuxième guerre mondiale pilonne l’Europe arrachant l’humanité des humains et la belle histoire va se terminer en tragédie. Pendant que l’armée nazie mais à feu et à sang les territoires conquis et déportent vers l’extermination, la Résistance s’organise. D’un autre côté, les milices et la collaboration jouent la danse macabre. Atmosphère délétère qui s’abat sur la France où tout s’entrecroise, notamment dans une ville de province où tous se connaissent pour le meilleur ou pour le pire. Le petit Pygmalion amoureux de sa belle va se fondre dans les milieux de l’ennemi avec la bénédiction de sa mère qui discrètement renseigne la Résistance.
D’une plume scripturale, Jean-François Roseau brosse une éducation sentimentale dans les méandres sanglants de la guerre et de l’épuration à partir de faits réels. Madame Polge, Marcelle de son prénom, a existé. Voisine du sculpteur Marcel Courbier sa statue a orné l’une des allées des Jardins de la Fontaine à Nîmes avant d’être détruite à la fin de la guerre. Elégante, belle, séductrice, une fontaine de Jouvence semblait lui verser sur ses épaules une jeunesse éternelle. Lors des sombres heures de l’épuration, la vindicte populaire se souviendra de l’affront et la jalousie produira ses effets les plus dévastateurs, les femmes montant en première ligne. Suivis par les résistants de dernière heure et probablement quelques hommes jadis éconduits… Certes, Madame M. avait noué des relations intimes avec l’occupant allemand mais elle en profitait pour sauver des résistants et autres opposants à l’envahisseur. Pour paraphraser Arletty, son cul était international mais son cœur restait français. Seuls les éléments (faibles) à charge seront retenus : de la tonte publique elle sera condamnée à mort.
Les Nazis avaient fait atrocement souffrir les Français, certains Français prenaient la relève. Pendant ce temps-là, de hauts collaborateurs s’enfuyaient en toute impunité… Une frange de l’histoire française trop souvent occultée que l’écrivain retrace par la voix d’un roman aussi tragique qu’admirable.
« Le café Saint-Castor n’avait pas bonne réputation, passant à juste titre pour un repaire d’oisifs, de filles faciles et de mauvais élèves. La clientèle du jour se composait surtout d’époux dont la dévotion se bornait à escorter leur dame jusqu’au seuil de l’église avant la trêve d’une chope dominicale. Peu de femmes osaient s’y montrer à cette heure. Par peur du clabaudage, sans doute, qui se nourrit de peu dans les villes où tout le monde se connaît. M s’y trouvait, sereine, affichant sans pudeur les goûts d’une femme qui préfère le tabac aux haleines d’encensoirs et le vin blanc à l’eau des goupillons. Elle était là, verre à la main, en femme qui n’a retenu des Evangiles que les Noces de cana et se moque bien du reste ».
« A cette époque, le nom de M. fut inscrit sur la liste des élus condamnés à mourir. Echauffé par la Résistance, autant que de faux dévots qui changeaient de chasubles au gré des avancées alliées, on se mit à la fuir avec le même zèle obséquieux qu’on avait mis à gagner ses faveurs » ».
« Le petit Pygmalion modérait l’inquiétude que lui dictaient ses sentiments. Il ignorait surtout ce que vaut la fureur d’un peuple abandonné à ses rêves de revanche ».
La jeune fille au chevreau – Jean-François Roseau – Editions de Fallois – Juin 2020
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