lundi 26 octobre 2020

 

Une noisette, un livre
 
Tous, sauf moi
Francesca Melandri

 


Rome, 2012. Attilio Profeti se meurt à quatre-vingt-dix-sept ans. Sa fille Ilaria songe que lui aussi est désormais un « sorti », un demandeur d’asile. Elle repense à cette journée deux ans auparavant, qui a fait basculé l’image de son père, quand elle a trouvé devant sa porte un jeune homme Ethiopien qui recherchait son grand-père, il porte d’ailleurs le même nom : Shimeta Ietmgeta Attilaprofetti. Au même moment, un vieil homme très affaibli murmure doucement « Abeba ».

Depuis l’arrivée de cet homme qui se dit être son neveu, Ilaria va remonter avec l’aide de son demi-frère Attilio (ce rare patronyme étant transmis de père en fils) l’histoire de son père qui semble une énigme même si son côté bigame et séducteur en diable est connu de ses quatre enfants officiels et de ses deux épouses également « officielles ». Mais qui est cet Iemgeta ? Existe-t-il un autre demi-frère ? Est-ce que son père est lié avec la sinistre histoire éthiopienne de Mussolini ? De recherches en recherches, Ilaria va dérouler tout le fil de plus de 70 ans d’histoire entre Italie et Abyssinie, une colonisation sous le signe des feux de l’enfer, une corne sanglante qui laisse encore des traces sur les parois de la botte. Et inversement.

Qui est Attilio Profeti, ses amis le nommant Attila ? Et pour cause, car son père Ernani voulait l’appeler comme l’un des héros des opéras de Verdi, cadet de la famille, son frère ainé se nomme Othello, la tragédie est en route mais sans lyrisme. Sa mère Viola est une superbe femme qui a pour mari un second choix, elle sera hermétique à l’amour d’Ernani et portera tout son affection sur son deuxième fils. Pourquoi : parce qu’il est beau avec ce sourire épanoui et ses yeux bleus transcendants. Parfait représentant d’Apollon, personne ne résiste à son élégance, à son charme, à son apparente délicatesse. La nature en a fait un physique d’ange mais le démon rode dans sa chair. On pense immédiatement au sanguinaire officier SS Arribert Heim, beau comme un dieu, cruel comme Lucifer. Car Attilio a été volontaire pour la campagne africaine de Mussolini, il débarque en Ethiopie en parfaite chemise noire avec un redoutable machiavélisme.

Roman fleuve qui, à travers l’histoire fictive d’une famille, plonge dans l’histoire parallèle de l’Italie et de l’Ethiopie, de Mussolini à Berlusconi, du dernier négus Haïlé Selassié Ier jusqu’à Meles Zenawi, sans oublier les terribles années du Derg et de sa terreur. Une histoire rouge à l’image des hautes montagnes d’Ethiopie que Francesca Melandri a creusée sur les parois des barbaries humaines. Une colonisation italienne basée, comme dans toute ingérence, sur l’autoritarisme, l’humiliation, l’accaparement des richesses, le rejet des cultures locales pour imposer celle de l’occupant, le droit de vie et de mort sur les peuples autochtones, les exécutions, le viol des femmes et des fillettes jusqu’à l’utilisation d’armes pour détruire massivement tel le gaz ypérite – ou gaz moutarde- pas toujours létal mais provoquant des lésions irréversibles sur la peau, les yeux (cécité) et les muqueuses. Le tout avec l’éternel sentiment de la supériorité de la race blanche sur la race noire appuyé par de savants travaux qu’on pourrait nommer, avec euphémisme, de « morphologie appliquée » ! Les années 1930 ne sont pas le début de la conquête italienne en Abyssinie et les Italiens avaient une revanche à prendre après leur défaite à Adoua à la fin du XIX° siècle.

Le thème de la colonisation n’est pas le seul qui apparait, s’ajoutent ceux de l’exil et du parcours du combattant pour celui « qui sort » et « veut rentrer » ailleurs (départ du pays, rançon des passeurs, traversée des mers et montagnes, contrôles, centre de rétention, reconduite aux frontières) et celui de la domination masculine incarnée par cet Attilio qui règne tel un coq dans une basse-cour, le grand-âge venant, il mélange même son attribut masculin avec le lance-flammes utilisé contre les populations éthiopiennes. Pourtant, il lui arrive d’éprouver de réels sentiments et même d’un vif amour pour ses femmes. A sa façon. Quant à la corruption des politiques et autres dirigeants, rien de nouveau sous le soleil, ce qui fut sera et, hélas, ce qui s’est fait se refera…

 

« Toi qui n’es jamais sorti d’Addis-Abeba, tu comprends enfin les chansons qui vantent la beauté de l’Ethiopie, le Pays où Dieu veut vivre. Chaque sycomore est un monument, les roches ocre et vermillon sont les os de tes ancêtres, le ciel la main divine qui te portera en sécurité au-delà des déserts et de la mer ».

« La faim en Ethiopie avait mis eu centre du monde un pays dont beaucoup ignoraient l’emplacement, voire l’existence encore quelques mois plus tôt. Les plus célèbres photographes accouraient pour immortaliser de leurs clichés tragiques, mais à la composition parfaite, l’énormité de la catastrophe (…) Ces images inspiraient une pitié symbolique, esthétique et résolument exceptionnelle. Les spectateurs auxquels elles s’adressaient en étaient à la fois horrifiés et rassurés : cette misère absolue était manifestement étrangère à leur existence. L’altérité représentée sur ces photos niait toute parenté humaine possible entre sujets et spectateurs. Epargnant ainsi à ces derniers le terrible abîme de la véritable empathie ».

« Un projet pharaonique voulu par un dictateur et mis en œuvre par nous sans considérer le génocide que comportait ce projet. Un dictateur qui ne se souciait pas non plus des conséquences sur le plan international, parce que de toute façon à ce moment-là, en Occident, personne ne s’occupait de guerres inconnues comme celle entre l’Ethiopie et l’Erythrée, malgré les millions de morts ».

Tous sauf moi – Francesca Melandri – Traduction : Danièle Valin – Editions Folio – Août 2020

 

 

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