Souvenirs d'un médecin d'autrefois

vendredi 9 octobre 2020

 

Une noisette, une rentrée littéraire #23
 
Impossible
Erri de Luca

 


Impossible : qui est hautement improbable. Hautement, comme ce roman qui tutoie les cimes de la liberté et des idéaux.

Un face à face entre deux hommes que tout oppose : l’un est l’Etat, l’autre est hors Etat, l’un est jeune, l’autre est à l’automne de sa vie, l’un a le vertige, l’autre est un alpiniste, l’un croit en la justice, l’autre peste contre l’injustice. Peut-être que l’un croit au ciel et que l’autre n’y croit pas. Ils se retrouvent parce que l’un a grimpé sur un chemin escarpé des Dolomites et a appelé les services de secours lorsque qu’un autre homme qui le précédait a chuté dans le vide. Seulement, ces deux hommes de la montagne se connaissaient, ils étaient amis de très longue date, ont brandi ensemble les drapeaux révolutionnaires jusqu’au jour où celui qui a chu avait dénoncé son compagnon de route. Juste une coïncidence pour l’accusé, action prémédité pour le juge qui l’interroge dans la prison où il a été incarcéré. De l’impossible au possible, ou inversement, ce sont des joutes verbales qui vont se succéder dans un huis-clos vertigineux d’atmosphère.

Erri de Luca signe un court roman mais dont la force scripturale équivaut à plusieurs tomes, peut-être parce que l’écrivain, souvent inspiré par son propre destin, n’a pas fait que glisser des mots sur une page mais s’est vu dans le miroir de son existence. Militant communiste en s’engageant sur le terrain – la vie d’ouvrier il connait – c’est aussi un humaniste qui n’a pas hésité à s’engager pendant la guerre de Bosnie et qui a essuyé les bancs d’un tribunal ayant été en 2015 accusé de sabotage lors de la construction de la ligne à grande vitesse entre Lyon et Turin. Quant à l’art de la conversation, peut-on rappeler « Sur la trace de Nives » qui narre son expédition sur les sommets de l’Himalaya avec l’alpiniste Nives Meroi avec un souffle sur l’engagement, le danger, le courage.

Le sens du devoir pour le juge, l’authenticité de l’engagement pour l’accusé qui rejette, par la courtoisie et la discussion, les tentatives – vaines - du magistrat pour tenter de lui faire avouer un crime, commis ou non. A ce jeu du chat et de la souris – comment ne pas se rappeler le film de Claude Miller « Garde à vue » ou le roman de Jean-Christophe Rufin « Le collier rouge » - s’ajoutent des lettres que l’incriminé envoie à sa bien-aimée et qu’il nomme amoureusement « Ammoremio » lui déclarant toujours sa flamme et sa ferme conviction de ne jamais se laisser influencer par l’attitude du juge, qu’il sera toujours libre, même entre quatre murs d’une cellule.

D’une table et deux chaises à l’immensité de la nature, c’est une confrontation qui atteint les sommets de part et d’autre. Tel un aigle survolant les Dolomites, le suspect plante fermement des pitons sur les parois de la liberté avec un point d’ancrage tellement solide que même les trahisons, dissimulations et autres accidents de parcours ne l’effleurent point, au contraire, ses forces décuplent.

Au fait, Monsieur Erri de Luca, lorsque vous croiserez une marmotte, n’oubliez pas de lui faire « un baisepatte » de ma part.


« Chacun a ses propres raisons d’aller en montagne. La mienne est de tourner le dos à tout, de prendre de la distance. Je rejette le monde entier derrière moi (…) Là-haut je suis un étranger, sans invitation et sans bienvenue. Même la guerre d’il y a cent ans n’a pas marqué les montagnes. Les rochers détachés par les explosions ont roulé comme à toute autre époque, sans laisser de signature ».

« Je vais en montagne parce que c’est là-haut qu’est arrivé le bord de la terre. Sa frontière avec le ciel et l’univers se trouve là-haut, et alors en grimpant je peux aller jusqu’au point où il n’y a plus rien à escalader. Je suis la terre jusqu’à l’endroit où elle s’est élevée et continue encore à s’élever. Car les montagnes grandissent ».

« Je croise des chamois qui grimpent en courant, en apesanteur, et plus bas, dans les bois, mon passage surprend une biche. C’est une créature dont la pure élégance est l’effet d’une intense surveillance des dangers environnants. Elle transforme sa vigilance en mouvements agiles et parfaits, sa fuite est une danse. Je savoure chaque rencontre. Si elle s’arrêtait près de moi, je m’inclinerais et je lui ferais un baisepatte ».

« Prendre connaissance des événements d’une époque à travers les documents judiciaires c’est comme étudier les étoiles en regardant leur reflet dans un étang ».

« Impossible, c’est la définition d’un événement jusqu’au moment où il se produit ».

« Les silences profonds permettent à l’oreille de s’ouvrir à la recherche de bruits ».

« L’élégance n’est pas dans la garde-robe, mais dans les attentions de deux êtres qui vivent ensemble ».

Impossible – Erri de Luca – Traduction : Danièle Valin – Editions Gallimard/Collection Du Monde Entier – Août 2020 – Rentrée littéraire 2020

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