Une noisette, un livre
Succession
Patrick Cargnelutti
Il
y avait au Kimbavu, dans le palais présidentiel de Dembéla, un adjudant-chef de
carrière à qui la nature avait donné les mœurs les plus infâmes. Son aspect ne
reflétait en rien la noirceur de son âme. Il s’appelait Marchenot, Charles
Marchenot. Point d’anciens domestiques pour soupçonner d’où il venait et
peut-être que jamais une demoiselle ne voulût l’épouser. Même s’il n’était pas
majoritaire dans l’entreprise forestière MKK appartenant au sieur Lepelletier,
Charles était tel un seigneur d’une puissance illimitée et personne ne riait à
son passage, il ne faisait pas de contes, il parsemait juste ici et là des
gouttes de sang et morceaux de chair pour bâtir un empire au-delà du
machiavélisme avec la bénédiction, de ceux qu’on nomme à l’injuste titre, les
grands de ce monde.
« Succession » est « presque une histoire autour de ces vies faites d’une suite d’atrocités inutiles » aurait clamé Voltaire même si loin de moi toute tentative de prosopopée. Et même si le Kimbavu est un pays imaginé par l’auteur, il est aisé de reconnaître certains territoires africains tombés dans la corruption de leurs dirigeants avec des ogres occidentaux.
Varennes – pas un rendez-vous – est un déserteur de l’armée française reconverti dans les combats de boxe en République Démocratique du Congo. Après un match qui n’a pas tourné en sa faveur il est miraculeusement sauvé par Marchenot, un adjudant-chef de carrière – resté donc sous-officier – qui le soigne et l’héberge dans sa somptueuse villa. Mais son geste n’est en rien philanthropique, il pense que cet être sans scrupule sera parfait pour diriger une milice et faire la loi dans les forêts du pays voisin, le Kimbavu. L’exploitation du bois y est parfaitement illégale mais grâce aux relations entretenues avec le Président – à vie – du Kimbavu et de savants procédés administratifs, l’entreprise française MKK reste un emblème industriel et la proie de tous les partenariats possibles avec le gouvernement français et ses services secrets. La France va bientôt changer de Président de la République et, comme toujours, tous les coups seront permis. Toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé serait bien évidemment fortuite.
Patrick Cargnelutti signe un thriller à couper le souffle, une pure fiction dans l’insoutenable réalité de certains pays africains où l’exploitation, le travail des enfants, l’esclavage continuent en toute impunité et où meurtres et règlements de compte sont minutieusement orchestrés par la Grande faucheuse de la finance internationale et inénarrables autocrates. Peu importe le nombre d’innocents exécutés sur la grande table des nations, la richesse des sols et sous-sols valant bien quelques sacrifices humains.
Cynique
et mordant, l’auteur réussit à tout de même faire sourire parfois grâce à sa
plume laissant l’encre corrosive pour faire une pause dans celle de la
légèreté, mais façon puzzle !
Dans ce récit d’une noirceur absolue, le lecteur cherchera les âmes pures. Certaines apparaissent mais la tragédie de leur destin chevauchant celui des autres font qu’elles se perdent dans ce pandémonium du XXI° siècle où seuls les cerbères affamés de chair, de sang et de pièces sonnantes et trébuchantes surfent sur la loi du pouvoir à tout prix sans vergogne aucune.
Si seulement certains se contentaient de cultiver leur jardin…
« Le paysage est
splendide, les eaux du lac tranchent sur le vert de la végétation, et les
nombreux bateaux de pêche faisant route vers les rives du lac Tanganyika
animent le décor de rêve. Voilà pour la carte postale, pour qui ne se donne pas
la peine de regarder au dos ce qui y est dissimulé, ne plonge pas sous la
surface où il découvrirait une réalité de cauchemar. Les eaux paisibles du lac
recèlent un des nombreux fléaux dus aux errements humains. La faute halieutique
originelle a été décimée par l’introduction d’un prédateur inconnu de ces
contrées : la perche du Nil. D’une voracité inouïe, pesant jusqu’à deux
cents kilos, elle dévore tout ce qui passe à sa portée en très grande quantité,
si bien que les poissons locaux, ceux qui faisaient vivre toute la population
des rives du lac, ont presque disparu. La prolifération des algues, jusque-là
contenue par du fretin herbivore, trouble la limpidité et l’oxygénation du
milieu aquatique, empêche la lumière de percer la surface. Un cercle vicieux en
forme de désastre écologique. Ecologique, pas économique, puisqu’une
conserverie, bâtie avec des fonds européens, expédie chaque jour des tonnes de
filets congelés de Lates niloticus vers les Etats-Unis et l’Europe, où ils sont
fort prisés. D’énormes Antonov survolent sans cesse la région, se posent,
bourrés jusqu’à la gueule de caisses d’armes et de munitions, sagement
étiquetées « Matériel agricole », sans doute afin de cultiver les
guérillas endémiques à la région, et repartent livrer la précieuse chair
blanche aux consommateurs occidentaux, attentifs à la qualité de leur
nourriture.
Les autochtones bénéficient tout de même des têtes et des arêtes, ils en font des brouets délicieux, à défait d’être nourrissants, lorsqu’ils reviennent de trier les montagnes de déchets informatiques et les monceaux de matière plastique envoyés par les pays industrialisés, qui se consument dans les décharges à ciel ouvert. Mais ça, le touriste spectateur ne peut pas le voir. L’unique violence qu’il perçoit est celle des pélicans se disputant les entrailles jetées par-dessus bord par les pêcheurs. Marchenot, lui, sait tout cela, il a investi une partie de ses pots-de-vin dans l’usine ».
Succession – Patrick Cargnelutti – Editions Piranha – Septembre 2020
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire