Une noisette, un livre
La fille de l’Espagnole
Karina Sainz Borgo
L’Île
de Grâce selon Christophe Colomb est devenue la terre de la disgrâce. Si le
pays a connu par le passé des dictatures, la démocratie s’était peu à peu
installée laissant place à une économie florissante, notamment par les revenus
du pétrole. Mais à la fin du XX° siècle, une crise s’installa, des révoltes
commencèrent pour plonger à nouveau progressivement le pays dans une dictature
sans pitié.
C’est
dans ce contexte de chaos total que se situe le premier roman de la journaliste
Karina Sainz Borgo, originaire du Venezuela et résidant désormais en Espagne.
La narratrice est Adelaida Falcon qui vient de perdre sa mère atteinte d’un
cancer. Les funérailles sont compliquées, elle est seule – ses tantes et unique
famille habitant assez loin de Caracas – et tout se paie au prix fort, même la
mort. Si le deuil est toujours triste, il le devient encore davantage dans un
univers crépusculaire. Caracas n’est plus une ville mais des catacombes à ciel
ouvert. Les forces d’Adelaida s’épuisent, sa mère tant aimée, sa seule
confidente n’est plus. Elle est désormais sous terre, morte. Sa fille est
encore sur terre mais morte également. Pourtant, la vie continue entre
bagarres, gaz lacrymogènes, exécutions, tortures, délations et famine. Et quand
les ventres crient leur désespoir, les cœurs n’existent plus. Chacun pour soi
dans la survie. Ce roman en est un manuel.
Car
Adelaida va devoir lutter, par tous les moyens lorsqu’elle se retrouve expulsée
par les forces révolutionnaires qui vont utiliser son petit appartement comme
local pour stocker des vivres et les redistribuer par le circuit du marché
noir. Elle se réfugie chez une voisine, celle que l’on surnomme la fille de
l’Espagnole. La porte est ouverte et elle trouve Aurora Peralta gisant au sol.
A partir de ce moment là, les larmes ne coulent plus, seules quelques cendres
de vie permettent de faire jaillir des étincelles pour ne pas s’enfoncer dans
les ténèbres. Au prix de n’importe quoi car de toute façon tout l’est.
Une
narration palpitante qui met le lecteur dans l’incapacité d’arrêter la lecture
de ce roman qui peut facilement être converti comme un document sans concession
sur ce que subit depuis des années le Venezuela. Un témoignage, certes romancé,
mais qui prend une vérité indiscutable et rappelle d’autres épisodes tragiques
vécus de par le monde et en Amérique Latine en particulier.
Un
récit qui a également le mérite d’être très visuel et olfactif : vous
respirez les gaz, les effluves de pourriture remontent à vos narines mêlées aux
excréments de ces destinés sans issue, sans espoir. C’est sale, transpirant,
nauséabond. Et pourtant, chaque habitant tente de vivre, de survivre, de
s’accrocher à ce qui n’est rien mais qui semble un ultime tout. Les forces que
peuvent dégager un humain face à l’adversité sont prodigieuses et interpellent
sur l’humilité que chacun devrait avoir face à l’absurdité et à la fragilité de
ce qui est unique : la vie.
Un
superbe portrait de femme qui rend hommage à toutes celles qui doivent non
seulement lutter dans la solitude la plus totale mais dans un contexte pandémoniaque.
Et comme l’auteure semble être mélomane, je lui dédicace en résumé « La
vita è inferno all’infelice » pour ce livre en forme de Force du Destin.
« Dans cette ville à l’agonie
nous avons tout perdu, y compris les mots au temps présent ».
« La mer est expiation et
réparation, elle avale les corps et les expulse. Elle se mêle sans
discrimination à tout ce qu’elle trouve sur son passage, comme l’embouchure de
ce fleuve d’Ocumare de la Costa qui aujourd’hui encore repousse le sel de
l’océan avec son flux d’eau douce ».
« Les Fils de la Révolution sont
arrivés à leurs fins. Ils nous ont séparés de part et d’autre d’une ligne.
Celui qui a quelque chose et celui qui n’a rien. Celui qui part et celui qui
reste. Celui qui est fiable et celui qui est suspect. Ils ont érigé le reproche
en une division supplémentaire dans une société qui n’en manquait pas. Je ne
vivais pas bien, mais si j’étais sûre d’une chose, c’était que ça pourrait
toujours être pire. Ne pas faire partie de la catégorie des moribonds me
condamnait à me taire par décence ».
« C’était là que la Maréchale
avait créé son réseau de clients : dans le désert de la classe moyenne
affamée qui ne jouissait pas des faveurs de la Révolution. Elle l’avait fait
avec les lois de la spéculation que les hauts dignitaires attribuaient au
capitalisme et grâce auxquelles elle et bien d’autres se remplissaient les
poches ».
La fille de l’Espagnole – Karina Sainz
Borgo – Traduction : Stéphanie Decante – Editions Gallimard /
Collection : Du monde entier – Janvier 2020
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