Une noisette, un livre
Nuit espagnole
Adel Abdessemed
Christophe Ono-dit-Biot
Même
si la couverture n’évoque en rien Manuel de Falla, c’est pourtant le nom du compositeur
qui résonne instantanément en lisant le titre du nouvel ouvrage co-écrit par
une plume et un pinceau. Point de notes malgré ce mirage d’une nuit dans les
jardins d’Espagne. Nous sommes loin du palais de l’Alhambra, loin de Cordoue
mais l’exubérance claque dès les premières pages : le héros est un autre
andalou, le célébrissime Pablo Picasso, le lieu est un musée parisien
incontournable portant le nom du génie de Malaga, mon tout est un tableau
universel, tragique, un combat de vie et de mort : Guernica.
Adel Abdessemed, artiste aux multiples facettes
reçoit un jour une curieuse lettre signée Concepciòn – déjà le prénom est
évocateur – pour aller passer une nuit au musée Picasso situé dans le quartier
du Marais à Paris avec le journaliste écrivain Christophe Ono-dit-Biot. Un
courrier sibyllin les invitant à s’y rendre à 20h00 et à quitter ce lieu
symbolique à l’aube. Vont-ils tenir promesse ?
Oui
malgré le côté cabalistique, et pour notre plus grand plaisir, chacun va
raconter à sa façon, entrecroisement de la sculpture au fusain et au stylo,
cette nuit chargée d’ivresse – au propre comme au figuré – autour de l’auteur
de Guernica. Car dans cette rencontre nocturne entre trois personnages – aucun
doute que l’âme picassienne veillait – un dénominateur commun avait été posé en
orbite : la guerre.
26
avril 1937, en Biscaye, la légion Condor envoyée par Hitler bombarde Guernica
pour soutenir Franco en pleine guerre civile espagnole. Un coup de force
militaire, des essais techniques. Toute la géhenne belliqueuse faisant des
centaines de morts et de blessés, une population meurtrie pour des décennies. Quelques
jours plus tard, Picasso représente la scène apocalyptique par une fresque monumentale qui fera le tour
du monde et deviendra une toile de la mémoire collective.
26
décembre 1991, début de la guerre civile algérienne qui durera plus de
dix ans et fera plus de 100.000 victimes sans compter les innombrables
disparus. Des années de braise où le pays sera en feu dans une phase
destructrice entre le socle d’un gouvernement et les flammes de diverses
organisations terroristes qui vont répandre la terreur. Adel Abdessemed,
berbère de la région des Aurès quittera son pays natal en 1994 lorsque le
directeur de l’Ecole supérieure des beaux-arts d’Alger sera assassiné avec son
fils.
Années
2000, un sémillant journaliste part en reportage, du Liban à l’Afghanistan en
passant par la Birmanie. Il frôle les guerres et devient un témoin des
organisations terroristes. De son expérience sur le terrain, Christophe Ono-dit-Biot
en fera des romans parce que réalité et fiction ne cessent de chevaucher
ensemble sur la route infinie de l’humanité jalonnée des méandres de
l’inhumanité.
Nuit
du 11 au 12 juillet 2018 : les deux artistes sont réunis autour d’un autre
pour réfléchir sur l’un des plus vieux
usages du monde : le conflit, et comment l’art peut devenir une arme pour
faire fléchir la guerre, un instrument pour combattre l’ennemi. Les deux
compères vont donc déambuler dans les diverses salles de l’Hôtel Salé, nous
faire gravir les marches du somptueux escalier où tout est emprunté de yin et
de yang, de noir et de blanc sur les gris de l’existence. Mais la couleur va
jaillir des verres, pour honorer Bacchus et faire de la nuit une offrande à la
liberté.
Des
dessins originaux, une narration dynamique, de la mythologie aux héros
modernes, cette « nuit espagnole » est loin d’être un chant
crépusculaire, elle est au contraire une ode lumineuse sur l’art et ses
pouvoirs immortels. Sans oublier ce nécessaire esprit de rébellion pour qu’une
société puisse continuer à créer des rêves.
Puisse
la collection « Ma nuit au musée » créée par Alina Gurdiel nous
enchanter pendant de nombreuses années, elle permet de marier, pour le
meilleur, l’art sous toutes ses formes et de nous faire voyager dans ces
temples laïques chargés d’une empreinte éternelle.
Et
si l’occasion se présente, n’hésitez pas à aller au 5 rue de Thorigny, une fois
le seuil franchi, peut-être entendrez-vous un rire aussi artistique qu’unique
et rencontrerez-vous un scribe accroupi qui vous racontera une belle
histoire : celle de deux amis réunis par la peinture pour disserter sur
les banderilles lancées trop souvent sur l’immense tableau des civilisations.
En
attendant que vos pas vous guident vers ce haut lieu artistique, laissez-vous
conduire par les sieurs Abdessemed et Ono-dit-Biot pour « Une nuit
espagnole » pacifique sous les étoiles de l’art d’une empreinte
immarcescible.
« Le soleil en
bouteille saigne d’un beau liquide grenat. L’argent de mon gobelet le
recueille, je bois ce vin, il m’inonde, je vais mieux. Je m’assois sur le bord de
l’un des lits de camp. Je m’allonge, l’odeur de la toile est bonne. Elle sent
le neuf. Mon sang coule un peu moins vite dans mes membres, mes jambes
reposent. Je suis le guerrier allongé de Guernica, je veux qu’on me laisse en
paix ».
« Guernica n’était
pas une toile mais un talisman. Voilà pourquoi elle pouvait briller même par
son absence, indiquant la voie de la guerre à la guerre, de la guerre aux
sirènes tueuses d’enfants, de la guerre à tous ceux qui voulaient que
l’humanisme crève et que les rébellions se soumettent dans les fleuves de sang,
guerre d’Espagne ou d’Algérie, guerres passées, antiques comme le guerrier
allongé du tableau, ou guerres à venir… »
Nuit espagnole – Adel
Abdessemed / Christophe Ono-dit-Biot – Editions Stock / Collection : Ma
nuit au musée – Octobre 2019
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