vendredi 22 mai 2020


Une noisette, un livre


 L’homme qui dépeuplait les collines

Alain Lallemand




Mario Vargas Llosa raconte dans « Le rêve du Celte » comment l’expérience congolaise avait humanisé Roger Casement. En découvrant la cupidité, la cruauté, la corruption, ses yeux s’étaient ouverts sur les noirceurs de la vie provoquées par l’être humain. De ce Congo, restent toujours des blessures entretenues par des âmes peu scrupuleuses venant aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur. De la colonisation belge à Mobutu en passant par Kabila, cette région des Grands Lacs est la proie de tous les vautours humains, en particulier pour les richesses du sous-sol de cet état appelé pendant 25 ans Zaïre : or, cuivre, diamants, cobalt, coltan… avec toutes conséquences désastreuses que l’on connait.

C’est dans ce contexte que se situe l’intrigue du nouveau roman d’Alain Lallemand qui a parcouru pendant trente ans les zones de guerre et conflits divers. Pour faire simple au moment où va sortir un nouveau scandale sur un Africaleak suite à un travail d’enquête mené par un groupement de journalistes européens, des oligarques russes tentent d’infiltrer via le pouvoir en place une société minière canadienne basée dans le Sud-Kivu, société minière qui est loin de respecter les conditions de travail, la majorité des orpailleurs étant des enfants et des adolescents. L’un deux, Jean de Dieu va trouver par inadvertance une pépite, ou plutôt beaucoup plus précieux qu’une pépite, un énorme diamant. Malgré son jeune âge il s’occupe de son père qui, comme l’ensemble de la population, a été chassé de ses terres pour permettre l’exploitation minière, et décide de cacher ce trésor pour rejoindre les rebelles dont le « cousin » Siméon. Pendant ce temps-là, un jeune ingénieur français, Lucas, originaire du Burundi voisin, débarque dans la région et rencontre dés son arrivée Xahra, une jeune femme travaillant pour une organisation humanitaire.

En 350 pages, cette fiction offre un panorama sur une situation à la fois connue de tous et ignorée par le plus grand nombre : les tractations obscures entre organisations criminelles, le rapt des richesses africaines et de ses enfants – car la référence aux adoptions forcées et bébés volés n’est pas occultée – l’imbroglio informatique du deep web pour masquer le labyrinthe des échanges financiers, les agents, parfois doubles, infiltrés à la fois dans des zones neutres et d’anciens territoires de guerre, le travail des humanitaire et enfin le rôle des journalistes de terrain pour enquêter sur toutes ces bombes à retardement.

Le menu est copieux mais aucun risque d’indigestion, le roman se lisant avec autant de force que la plume qui s’est jetée corps et âme sur ces sujets à la fois captivants et déroutants. Une écriture qui entraîne le lecteur dans le dédale des arrangements entre amis et ennemis et qui ne laisse aucun moment de répit pour le plus grand plaisir. Et pourtant, au milieu de ces imbroglios obscurs, surgissent la beauté de sentiments, le miracle de l’amitié, la vaillance des combattants de la vie et les hasards de l’amour. Sur fond de géographie africaine, continent du meilleur et du pire mais aux couleurs qui jamais ne s’effaceront, surtout quand des récits rendent, avec tant de noblesse, hommage à ces âmes solaires qui affrontent multiples personnages ténébreux.

Un roman d’investigation, parfois proche de l’espionnage, qui claque à chaque page et qui ne pourra s’oublier quand la dernière feuille se tournera. Dans l’ombre des mots, se glissent toute la richesse journalistique d’un Albert Londres et la prestidigitation d’un Joseph Kessel.
Irrésistiblement foisonnant, foisonnement irrésistible.

« A mesure qu’il approchait du camp rebelle, Jean de Dieu sentait monter dans sa poitrine un malaise dont il ne parvenait pas à deviner l’origine. Certes, il y avait ce diamant dans sa poche, bien plus lourd que la somme des atomes qui le composaient, plus lourd que ces récits de bonnes fortunes noyées dans le sang. Mais ses yeux, son nez, la plante de ses pieds lui confirmaient un bouleversement plus profond. Tout au long de ce périple, il découvrait un Congo plat et aride qui lui était inconnu ».

« Lucas aurait tant voulu retrouver la magie naïve du matin, son émoi lors du passage de la rivière. Hélas, l’enchantement s’était dissipé. Le véhicule renoua avec la lumière, la forêt s’éclaircit. A présent, Lucas voyait défiler des champs en déshérence, des bananeraies à l’abandon, des villages en ruine. Son regard s’accoutumait à la complexité du paysage, aux indices de misère glissés sous la canopée. L’héritage tenace de guerres pourtant lointaines. La découverte de ces blessures infligées à l’Afrique l’empêchait de goûter à la complicité nouvelle que lui offrait Xahra. »

« Ce bruit de l’information était celui d’un monde tournant trop vite, la grande roue des hamsters de l’actualité (…) Laura connaissait trop bien ce métier pour le mépriser. L’info est le ciment de la planète, et si elle nous tourne la tête c’est que nous en consommons trop ou que nous l’achetons frelatée. Face aux trafiquants de la com’, dealers de réputations reliftées et fourgueurs de désinformations, elle savait que les journalistes à l’ancienne étaient des résistants, presque des artistes. Achetez un journal, et votre cerveau vous remerciera ».

« Jamais Juju n’a pu expliquer les larmes d’impuissance qu’il versa à cet instant. En grand péril, il pleurait de rage pour trois autres enfants qu’il avait localisés et ne pouvait sauver. Une nouvelle fois cette terre d’Afrique l’empêchait de sauver ses jeunes frères, et ses larmes se changeaient en boue. Jamais le commandant n’oserait avouer cet instant de faiblesse. Son âme en sortait pourtant grandie. Quel genre d’homme pleure la perte d’un autre lorsqu’il est lui-même encore sous terre ? Des ondes colorées animèrent peu à peu la nuit de ses paupières, des images d’enfance, de paradis perdu, de parents aimants. Soudain, la lumière ! Une trouée se forma, l’air vint l’effleurer. A travers la boue qui recouvrait ses yeux, Juju aperçut, là, au but de ses mains, le regard victorieux de Lucas ».

L’homme qui dépeuplait les collines – Alain Lallemand – Editions JC Lattès – Mai 2020

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