vendredi 13 octobre 2017


Une noisette, une interview


Patrick Cargnelutti

 

« C’est du devoir de chacun, quel que soit son rôle et sa place dans la société, de veiller, de lutter, d’expliquer »

 


Autodidacte, Patrick Cargnelutti découvre la littérature, la musique, la peinture et plonge avec passion dans l’ensemble de ces univers. Animateur de l’émission « Des Polars et des Notes » sur Radion Evasion, en 2013, il co-fonde le webszine incontournable pour tout amateur de polars (mais pas que) : « Quatre sans Quatre » et, et… en septembre 2017 sort aux Editions Jigal son premier bébé «  Peace and Death » une fresque policière mais aussi sentimentale depuis une maison de retraire jusqu’au Etats-Unis d’après-guerre. De la noirceur mais aussi beaucoup de tendresse et une vaste réflexion sur le temps qui passe.
 
A force de lire les auteurs et d’émettre des critiques, l’envie d’écrire votre propre polar a germé comme un noisetier dans un domaine arboricole ?
Pas vraiment. Je ne me suis pas dit tout à coup que j’allais écrire un roman. Au départ, Colette et Céleste étaient les personnages d’une nouvelle à quatre mains qui devait paraître dans Quatre Sans Quatre. Nous en avions élaboré les grandes lignes du scénario et les personnages avec ma complice, Dance Flore. Petit à petit, je me suis laissé envahir par le personnage de Colette et “voyais” de nombreux morceaux de sa vie qui me hantaient. Une nouvelle n’aurait pas suffit à tout raconter, elle m’a encouragé à exploiter ces personnages et à aller au bout de leur parcours.
Je voulais absolument me raconter cette histoire, en savoir plus sur cette femme qui me fascinait. J’ai donc commencé à rédiger des sortes de pièces de puzzle, sans véritable cohérence chronologique, des épisodes de l’existence de cette vieille dame singulière, et l’enquête de Céleste m’a permis de les mettre dans le bon ordre et de trouver un sens à tous ces événements dans le chaos.
Mais, pour répondre précisément à la question, non, il n’y a pas de corrélation entre mon activité dans le webzine et ce roman, ce sont deux aventures bien distinctes. Lire ne m’a pas donné envie d’écrire. Je n’ai pas voulu rédiger MON polar, plus un roman noir d’ailleurs, je m’en sentais bien incapable. J’ai juste souhaité me raconter l’histoire de cette femme parce que je ne pouvais pas ne pas le faire. Plus une nécessité que de la volonté d’avoir mon nom sur une couverture de bouquin. J’apprenais à la connaître à chaque chapitre, en découvrait de nouvelles facettes, des réactions qui m’étonnaient. J’étais plus spectateur qu’acteur, en définitive.
 
Pourquoi avoir choisi une maison de retraite comme lieu du crime ? Pour pouvoir décrire les conditions de fin de vie, pour juguler passé et présent ? Ou encore parce que derrière chaque vie, il y en a une autre, avec ses secrets, ses ombres, ses lumières ?
Ce qui était plaisant, c’est le décalage entre Colette et l’image d’Épinal qui est véhiculée sur la vieillesse. Les personnes qui arrivent aujourd’hui dans les établissements de ce type ont vécu, pour certaines, les grandes heures du rock, fumé du shit, testé du LSD et la pseudo-libération sexuelle, on est loin des petits vieux se régalant des airs de musette en évoquant Jean Gabin. La vieillesse en tant que telle est bannie ou presque des médias, l’heure est au jeunisme à tout prix. Tout le monde, à la télé ou dans les magazines, est jeune et en pleine forme parce que tout le monde avale les bonnes pilules, suit les cours de gym ou se fait charcuter en Tunisie. J’ai voulu montrer un autre visage de la sénescence.
Alors, oui, bien sûr, il y a la fin de vie, il faut s’y confronter. Nous y sommes de moins en moins préparés puisque la mort revêt désormais presque la forme d’une injustice, d’un accident  que la science n’a pas su régler. Mais surtout, je voulais remonter l’existence de Colette et y dénicher tout ce qui faisait qu’elle était la personne énigmatique qu’a découverte Céleste ce matin de janvier.
 
Odette et Colette. Une redondance volontaire pour mieux entrecroiser les noisettes ?
Ce n’est pas aussi construit que cela. Je décide d’un nom de personnage sans, la plupart du temps, analyser ce choix. Ensuite, au fur et à mesure du récit, il se trouve que ces noms deviennent parfois signifiant, dégagent du sens, mais il n’y a pas réellement de préméditation.
Ces deux femmes ne se connaissaient pas, elles sont nées à la même époque, ont eu des vies très différentes, Colette, toujours à la marge, Odette, sur une voie sociale plus traditionnelle, acceptable. Elles ont connu des deuils mais ne les ont pas gérés de la même manière. Des choix qui auraient dû ne jamais les faire se rencontrer et qui, pourtant, les réunissent dans le même drame par une facétie du destin.
 
L’action se passe en 2017 mais avec un retour constant sur la passé. Notamment sur la seconde guerre mondiale, la résistance… Est-ce aussi le rôle d’un écrivain que de transmettre par la fiction ces traces qui ne peuvent être effacées ?
Je ne suis pas certain que l'écrivain ait un rôle autre que celui de raconter des histoires et de laisser ses lecteurs en faire ce qu’ils voudront. Assigner des tâches à la littérature, c'est déjà la contraindre et en perturber la liberté. Dans le meilleur des cas, l’auteur peut souligner un point d’histoire, donner envie au lecteur de creuser davantage le sujet ou réfléchir à la situation présente à la lumière des événements passés.
Je parle d'événements qui ont marqué ma vie. D'autres, nés en même temps que moi, en auraient souligné de totalement différents. C'est ce qui est passionnant dans l'aventure humaine, chacun a son prisme et la richesse vient de l'échange de ces différents points de vue.
Pour en revenir à ces traces, elles sont, hélas, déjà bien pâlichonnes et, à mon avis, s'estompent un peu plus de jour en jour, au même rythme qu’en disparaissent les témoins directs. Je ne crois pas qu’elles soient permanentes, ineffaçables, elles sont utilisées, manipulées, façonnées dans le sens souhaité par les pouvoirs en place, mais du néo libéralisme aux nationalismes, la bête peut prendre de multiples visages pour réapparaître si les possédants se sentent menacés.
C’est du devoir de chacun, quel que soit son rôle et sa place dans la société, de veiller, de lutter, d’expliquer. L’auteur en tant que citoyen n’est bien entendu pas exclu de ce devoir, mais pas obligatoirement dans ses livres.
 
Pourquoi avoir voulu consacrer une large partie de récit outre-Atlantique ? Parce que les Etats-Unis sont la source de tous les rêves même si certains se tournent en cauchemar ?
Chacun voit, aux USA, le rêve qui l’intéresse. Le pays est immense et multiple qu’il peut les abriter tous. Les cauchemars aussi. Il n’y a rien de commun entre Boston, Dallas, Miami ou Los Angeles, ce sont des univers très différents. Les Américains ou l’Amérique sont des concepts qui n’existent pas réellement, pas plus que celui d'Européens ou d'Africains, ils recouvrent des réalités tellement diverses.
C’est pour moi, avant tout, le pays qui a mené la danse après la chute de Berlin en 1945, l’apogée de son influence politique et culturelle. Le compagnon de Colette était américain, il fallait qu’ils se trouvent, ensuite se demander pourquoi ils étaient rentrés en France, comment ils s’y étaient pris pour revenir. La longueur du voyage me permettait de faire progresser l’enquête de Céleste parallèlement et de faire rencontrer à mon héroïne des gens qui avaient vécu la face un peu cachée du siècle. Personne ne se souvient de la guerre de Corée, le Vietnam s’éloigne peu à peu.
Le récit se passe dans toute la seconde moitié du vingtième siècle pour l’essentiel de ce qui marque Colette, mon héroïne, j’ai choisi de borner sa vie par les conflits, elle en est une victime collatérale, comme on dit aujourd’hui. Plus que les États-Unis, ce sont les guerres qui ont été menées dans les trente années qui ont suivi la reddition nazie qui m’ont intéressé. Les grandes guerres impérialistes, les débuts de la mondialisation du capitalisme financier annonçant la fin voulue de la solidarité et le début de l’individualisme triomphant. Et, bien évidemment, les conséquences de ces soubresauts de l’histoire sur des individus tels que Colette, Robert, la famille de Colette et même Céleste qui est en France parce que sa famille républicaine a dû fuir Franco. Les batailles, même lointaines, même ignorées, secrètes ont des répercussion sur la vie des gens ordinaires, bouleversent leur quotidien, modifient leur destin en profondeur, les blessent tout autant que les balles. Colette est une femme blessée avant tout.
Pour être complet, il se trouve que je me suis beaucoup intéressé à cette période, le mouvement hippy, et j’avais envie d’en parler. Il m'a toujours semblé que c'était une formidable escroquerie que d'essayer de faire croire que ceux qui y ont participé revendiquaient un monde plus juste, plus humain, une sorte de paradis zen. Ils ne voulaient surtout plus de règles, plus de contraintes, pas la liberté, le libéralisme, la fin de l’État. Ce qui est, pour moi, très différent que de réclamer une société plus juste. Leur combat était avant tout individualiste, pas collectif. Colette suit un peu le même chemin. Elle, fille d’un militant communiste déçu, va peu à peu se recentrer sur un objectif personnel et très instinctif : protéger celui qu’elle aime. Parce qu’elle n’a pas su sauver son frère, parce qu’elle ne fait guère confiance aux promesses des hommes.
 
Céleste Alvarez est la lieutenant chargée de l’enquête. Comment avez-vous construit son personnage ? Il fallait une femme pour pouvoir filtrer l’histoire d’amour de la protagoniste ?
Céleste est un témoin. Un révélateur exigeant, pointilleux, qui n’hésite pas à regarder de l’autre côté des évidences, à examiner ses “pensées magiques” et à s’en nourrir. Nous le faisons tous, souvent sans nous l’avouer, elle, elle y fait face. Plus que sa féminité, c’est son ouverture d’esprit qui m’intéresse, sa faculté de s’imprégner du discours de l’autre comme elle s’imprègne des paysages pour les dessiner. Pour comprendre Colette, il me fallait cette part d’irrationnel, de sensitivité perspicace qu’elle abrite. Son destin a également été modifié par la guerre, la fuite d’Espagne de ses grand-parents, leur vie de réfugiés politiques. Sa sensibilité lui permet d’appréhender les non-dits de Colette, de les distiller pour en recueillir l’essence. Céleste est grosse du monde qui l’entoure, parce qu’elle se remplit de son environnement, elle est une éponge, elle avale l’univers où elle évolue.
Je ne pense pas qu’elles soient si éloignées que cela l’une et l’autre, au-delà de leurs histoires personnelles, elles présentent des points communs, ne serait-ce que dans l’obstination qui est la leur à aller au bout, quelles qu’en soient les conséquences, sans tenir trop compte des règles communément admises, quitte à déraper du mauvais côté. Il ne me fallait pas particulièrement une femme, un homme aurait pu avoir des qualités équivalentes, il me fallait Céleste très précisément. Hors des codes de séduction, des poncifs de super flic, un tempérament d’artiste, volontaire mais également ouverte au monde, sans vie privée trop parasitante. Une histoire d’amour comme celle de Colette est par essence irrationnelle, j’avais besoin de quelqu’un ayant accès à cet aspect de l’humain.
 
Sur votre webzine littéraire « Quatre sans Quatre » et votre émission « Des Polars et des Notes » sur Radio Evasion, la musique prend une part considérable dans vos critiques de romans noirs. La musique est indéniablement une source d’inspiration mais peut-elle être aussi un fil conducteur entre l’auteur et son lecteur ?
Aussi bien dans le webzine qu’à la radio, je ne fais que proposer en écoute ce que l’auteur a lui-même mis dans son livre. C’est comme ça que m’est venue l’idée de l’émission, en constatant le nombre de plus en plus important de morceaux de musique cité dans les romans que je lisais. Ces titres ne sont pas forcément ceux que l’auteur aime ou écoute, ils servent à souligner une ambiance, au même titre que la bande originale d’un film, à typer un personnage ou une situation. S’ils sont des liens, c’est vers le récit, pas vers l’auteur, à mon sens. Dans Peace and Death, même si j’en ai écrit une bonne partie un casque réglé à fond sur les oreilles, la musique citée est celle de l’époque, pas celle que j’écoutais. Hormis les Seeds qui me sont chers - j’ai cherché en vain leurs albums très longtemps dans mes jeunes années avant de les dénicher par hasard chez un disquaire parisien - les autres chansons sont là au même titre que le reste des descriptions, pour nourrir le récit, ajouter à l’atmosphère. La musique est partout, de plus en plus, tout le temps, il est naturel qu’elle se retrouve dans les romans.
 
La misère humaine semble vous affecter profondément. La littérature permet de la relater, de mobiliser l’opinion, mais peut-elle également aider à trouver des solutions ?
Je ne dirais pas qu’elle m’affecte, il faut toujours garder une distance qui permet de réfléchir quand on en est le témoin. L’émotion est mauvaise conseillère et favorise toutes les manipulations possibles, la misère humaine mérite mieux qu’une réaction épidermique. De l’empathie, certes, de la compassion envers ceux qui subissent, mais il est aussi important d’en analyser les causes et cela doit se faire hors contexte émotionnel et demande du temps.
La misère m’indigne le plus souvent lorsqu’elle est évitable, la conséquence d’actions d’autres individus ou lorsqu’elle est sujet de mépris de la part ceux qui n’en souffrent pas, comme c’est devenu manifestement une habitude depuis peu. Pour ce qui est de la pauvreté, de l’abandon des populations déshéritées, la solution est évidemment politique, un roman peut apporter un point de vue, soutenir une vision, celle de l’auteur, mais apporter une solution, je ne pense pas. Quant aux misères inhérentes à la condition humaine, aux souffrances de l’être, elles sont tellement multiples que tout est possible, alors, dans certains cas, oui, un roman peut aider son lecteur à se sentir moins seul ou à entrevoir une solution, mais je pense toutefois que rien ne remplace un véritable contact avec un autre être humain.
 
Votre parcours est multifonctions, d’Est en Ouest, aucun risque de perdre le Nord ?
Si on regarde bien, je suis tout le temps la même latitude, je me déplace vers l’ouest, donc non, le nord ou le sud ne me manquent pas. Plus sérieusement, j’ai besoin d’avoir plusieurs projets et idées en même temps. Un unique objectif m’ennuie très rapidement, je ne sais pas faire dans la monomanie. Si je me perds, ce n’est pas important, je découvrirai certainement des choses passionnantes là où j’arriverai. Au pire, je rebrousserai chemin ou changerai de direction, ce n’est pas très important. Les chemins de traverse sont bien plus riches, à mon avis, que les autoroutes balisées : la musique peut m’amener à la littérature, le contraire tout autant, ou à la peinture, la politique, l’économie... J’aime renifler à droite et à gauche - surtout à gauche - et musarder. Mes pensées ressemblent plus aux trajectoires d’une bille de flipper qu’à celle d’une boule de bowling. Je pense que c’est un des plaisirs de la vie que de perdre le nord et de passer du temps à le retrouver.
 
Pas de questions de commissariat mais un bref quizz afin de mieux connaître votre pedigree ?

-         Un roman : Le voyage au bout de la nuit
-         Un personnage : Nestor Burma
-         Un(e) écrivain(e) : Il y en a tant… John Steinbeck
-         Une musique : The Art of Dying - Gojira
-         Un film : Plutôt une série TV, Breaking Bad
-         Une peinture : Le Thérapeute (Magritte) - un peintre : Otto Dix
-         Un animal : le bonobo, pour sa parfaite manière de régler les conflits.
-         Un dessert : la tarte aux mirabelles
-         Une devise/citation : « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. » (La Boétie) - (Je me serais bien tenté « Au 15 août, les noisettes ont le cul roux », mais je sais que nous avons tous deux un profond désaccord idéologique sur ce point...)
La critique de « Peath and Death » est  à retrouver ici

 

 

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