vendredi 30 août 2019


Une noisette, un livre


 Les hommes incertains

Olivier Rogez




« Nous sommes en 1989, l’été a laissé place à l’automne et les premiers froids rôdent sur les plaines sibériennes. A des milliers de kilomètres de là, le mur de Berlin se réchauffe, s’apprêtant à tomber tel un morceau de banquise arraché par les cours tumultueux de l’histoire ».

L’empire soviétique s’effondre, la Russie va renaître de ses cendres, ou du moins, un vent d’espoir souffle à déglacer Iakoutsk en plein mois de janvier. Après le mur de Berlin, c’est toute la muraille virtuelle du bolchevisme qui va se fissurer, se rompre avec secousses et fracas. Dans ce tremblement politique du vingtième siècle, le journaliste Olivier Rogez  nous entraîne au cœur de Moscou avec son œil de grand reporter et sa plume de romancier en mêlant avec délice et ingéniosité géopolitique et personnages fictifs.

Les premières pages débutent en Sibérie avec Anton et son père Dimitri. Anton, grand rêveur et doté d’une grâce italienne souhaite partir pour s’affirmer, faire sa vie, il sent qu’il est doté de forces étranges et qu’il a destin à jouer. Malgré tout l’amour qu’il porte à son père, il partira à Moscou mais avec la protection du frère jumeau de son paternel, le colonel Iouri Nesterov, haut responsable du KGB. Ce dernier est une sorte de guépard à la russe, intègre mais incertain, incertain sur le passé, le présent et l’avenir ; on se remémore le livre (et le film) sur cette Sicile de Lampedusa qui doit basculer d’un ancien ordre à un nouveau mais peut-être « tout changer pour que tout demeure ».
C’est qu’en plus d’être lucide, Iouri semble très séduisant, tant pas sa prestance que par cette humanité dans un pays où l’humain n’a guère trouvé sa place. Il va veiller sur son neveu comme du lait sur le feu, comme l’innocence (dans toute sa noblesse du terme) sur le brasier de la perestroïka.

Anton va faire connaissance avec la peintre Helena, compagne de Iouri, avec la mystérieuse Aliona dotée de talents divinatoires et d’un étrange personnage, quasi mystique, un « starets » qui aurait pour nom Volodia (subtil clin d’œil à Anton Tchekhov) avec un passé aussi étrange que flamboyant, aussi dramatique que magnifique.
S’ajoute une galerie de communistes en perdition et de mafieux en espérance ; tous agissant dans un souterrain plus ou moins visible,  plus ou moins glauque, où personne ne peut faire confiance à personne, où l’idéologie politique va progressivement laisser place à la puissance financière.
Deux autres noms apparaissent comme des ombres chinoises, protagonistes de cette nouvelle Russie naissante : Mikhaïl Gorbatchev et Boris Eltsine, un « je t’aime moins non plus » qui marquera les années 90 à jamais, de l’Atlantique à l’Oural. Et bien au-delà.

Que va devenir Anton, ce jeune idéaliste ? Et Iouri, avec le démantèlement du bloc soviétique ? Qui survivra ? Qui se transformera en Icare ? Une roulette russe dans l’incertitude humaine…

Ce roman est une formidable opportunité pour se replonger dans cette période charnière de l’histoire contemporaine, et, un brillant kaléidoscope sur la réalité du communisme et de sa chute. Brillant mais également féroce, rien de « potemkineste » juste un regard sans concession sur l’hypocrisie des apparences, la dichotomie entre le peuple et le pouvoir et la complexité des manœuvres politiques. Le sujet n’est pas nouveau mais le romanesque de la trame le transforme en inédit. Une adaptation sur grand écran ferait d’ailleurs merveille.

Quant aux coulisses du KGB et autres services secrets, c’est une impression particulière qui saisit le lecteur même averti. Est-ce la fluidité de la narration ou bien la savante combinaison (je ne parle pas de lingerie féminine) entre réalité et fiction ? On imagine chaque officier sur la scène du Bolchoï dansant sur le long fil des directives soviétiques, s’obligeant à des arabesques périlleuses, faisant croire qu’ils avancent en faisant des pointes alors qu’ils préparent déjà la valse pitoyable des ogres, un ballet sans cadence rythmé simplement par l’orgueil, la vanité et l’instinct de survie. Jusqu’au jour où le rideau va tomber…

Passion et corruption, amour et désamour, une formidable saga dans la pure tradition des drames russes, ces récits empruntés à l’histoire où chaque évènement n’obéit qu’à un déterminisme inéluctable. Mais où la beauté demeure dans les méandres enlacés de l’aube et du crépuscule.

« Les mots sont importants lorsqu’on se quitte, ils résonnent comme le tocsin au loin et permettent de retrouver son chemin dans le noir de la mémoire ».

« Il ne se sent pas du tout à l’aise dans cette ville où les pénuries et la pauvreté endémique ont réduit les rapports sociaux à des rapports marchands. Si la faim transforme les hommes, il découvre aussi qu’elle débouche parfois sur une étrange boulimie. Comme celle qui s’est emparée de Lena. Depuis quelque temps, elle ne parle plus qu’argent, vente de tableaux, vernissages et galeries ».

« Le Secrétaire Général qui veille là-bas, de l’autre côté du fleuve, à l’abri de ses remparts, est-il conscient que sa peau se joue en cet instant précis dans les rues d’Allemagne ? Comprend-il que s’il se retourne pour regarder son Eurydice devenue inatteignable, il connaîtra le destin d’Orphée ?

« Le sentiment de gêne qui s’empare de Iouri est si puissant qu’il pourrait stopper net les flots noirs de l’Elbe qui coule à quelques centaines de mètres de la base. Il baisse la tête et laisse échapper un soupir d’impuissance. Une armée défaite sans avoir combattu est déjà une chose déprimante, mais une armée prolétarisée, réduite à mendier son billet de retour à la maison est un véritable motif de suicide ».

« Aujourd’hui j’ai compris qu’un homme ne se définit pas seulement par son identité, et qu’il peut même vivre heureux et accomplir son destin sans porter le nom que ses parents lui ont légué ».

« Quelle force du monde est à l’œuvre et joue ainsi avec les hommes et leur destin ? Existe-t-il un plan céleste, dont il ne comprend pas encore le but, mais qui pourrait révèler son incroyable ampleur ? »

Les hommes incertains – Olivier Rogez – Editions Le Passage – Août 2019

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