Une noisette, un livre
L’insouciance
Karine Tuil
(Photo © Squirelito) |
On ne se soucie de rien, on ne se préoccupe de rien.
Détachement. Frivolité.
Mais la violence du monde brise cette légèreté. Après
"L’invention de nos vies", Karine Tuil, transforme à nouveau la
réalité en une fiction, âpre et aiguë : "L’insouciance". Et
qui ne peut laisser dans l’indifférence.
Le récit tourne autour de quatre personnages : Romain,
François, Marion et Osman, dont chaque destin va être bouleversé, non pas par
un fusil comme dans le film "Babel" mais par la brutalité
envahissant la société, de près comme de loin, des sphères politiques jusqu’aux infranchissables montagnes afghanes.
Romain Roller, un militaire engagé mais dévasté ; François
Vély, un riche entrepreneur franco-américain d’origine juive ; Marion
Decker, une jeune journaliste ; Osman Diboula, personnalité politique montante
d’origine ivoirienne. Ils se connaissent déjà où vont se rencontrer, souvent
pour le pire, quelquefois pour le meilleur. De la guerre en Afghanistan jusqu’au
palais de l’Elysée, du 9-3 au VII° arrondissement, de New-York à Bagdad, une
série d’événements privés et publics (liaison extraconjugale, scandale
médiatique, prise d’otages) va faire basculer chaque chemin de vie. A travers ce parcours, c’est un portrait cruel de la société du XXI°siècle (avec, entre autres, de nombreuses références au très sélect club "Le Siècle") où tout est agressivité, pouvoir, fausseté dans un bain politico-médiatique sur fond de mouvance belliqueuse mondiale et communication incontrôlable via la puissance de l’image et la mainmise des réseaux sociaux. S’ajoutent les sempiternelles questions raciales et religieuses avec la manipulation qui s’ensuit.
La romancière a la sagesse et l’intelligence de ne jamais tomber dans les clichés faciles qui, pourtant, auraient pu être tentants : les minorités issues des banlieues, l’Elysée avec ses couloirs et ses "off", les dirigeants et la finance, le racisme, l’antisémitisme… Tout est bien construit sans angélisme ni voyeurisme à outrance. Sauf, une description du réel qui met mal à l’aise, forcément.
Car la violence est omniprésente, à faire trembler les 524 pages que vous tournez sans pouvoir vous arrêter. Violence de la guerre, du combat. Violence du pouvoir, de la domination/de la chute. Violence de l’entreprise, de l’argent, des marchés. Violence dans le couple, l’amour, le sexe. Violence dans l’amitié, les relations. Violence dans la religion et ses extrêmes. Violence dans l’impétuosité médiatique. Violence dans l’égocentrisme. Violence des descriptions qui laisseraient des traces de poudre sur la table où votre livre est posé. Violence des dialogues, violence dans la transposition de personnages fictifs avec l’actualité des dernières années.
Karine Tuil par son phrasé si particulier et ce pouvoir de
l’écrit qui monte en crescendo, est plus convaincante que nombre
d’éditorialistes/spécialistes au langage parfois trop redondant. Peut-être plus
réaliste aussi, le roman laissant aux vestiaires ce que l’on ne peut dire sur
un plateau télé ou dans un magazine. Car cette fiction n’a pas été écrite au
hasard, l’auteure ayant fait d’innombrables recherches, notamment dans le
domaine militaire et sur les blessés de guerre.
Un roman à lire parce qu’il interroge, beaucoup. Avec une note
d’apaisement pour clore cette épopée de la brutalité. Parce que la vie est la
vie, et qu’elle doit continuer.
Extrait
"François n’avait pas perçu la charge politique de cette
sculpture, l’art faisant partie de sa vie, il était partout chez lui, rien ne
le choquait. Comment aurait-il pu imaginer que, le jour même de la parution du
magazine, le grand public manifesterait sa réprobation sur tous les supports et
avec une violence qui l’avait sidéré ? "Scandaleux" ,
"raciste", "ignoble". Ça avait commencé par une
réaction outragée d’un journaliste sur Facebook. Dans un commentaire accompagné
d’une copie de la photo, il avait écrit : "le racisme décomplexé
d’un grand patron français". Des personnes lui avaient répondu et aveint
partagé le lien. L’indignation réciproque, on se chauffe, on dénonce, et en
quelques dizaines de minutes, ça s’embrase, le message est repris partout, la
photo, diffusée sur les réseaux sociaux aux quatre coins du monde."* Premiers Prix Landerneau des lecteurs 2016
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