Une noisette, un livre
Les sept mariages
d’Edgar et Ludmilla
Jean-Christophe Rufin
« Si
può ? Si può ?
Signore !
Signori ! Scusatemi
Se
da sol me presento
Io
sono il Prologo (…)
L’autore
ha cercato
Invece pingervi
Uno squarcio
di vita ».
Comment
ne pas penser au prologue de Tonio dans “I Pagliacci” en ouvrant le nouvel opus
de Jean-Christophe Rufin, surtout que l’histoire inspirée du poème éponyme d’Alexandre
Pouchkine “Ruslan et Ludmila” a lui-même été transformé en opéra par Mikhail
Glinka. Alors, même si le vériste Leoncavallo est loin du compositeur russe ou
de la volupté mozartienne, en avant la musique aux sons des belles lettres pour
quintessencer l’amour ; parce que la vie, comme le souligne l’académicien,
« il faut la jouer en riant ».
Chers
lecteurs et passionnés de littérature, ce sont cinquante ans d’histoire, une histoire
française et européenne, qui va défiler sous vos yeux, aux accents de
séparations et de retrouvailles, aux sons verdiens entre une Ludmilla en Aïda éprise de liberté et un Edgar qui pourrait être Manrico, pris entre l’amour de sa belle et le souvenir de sa
mère…
En
embarquant dans cette Marly crème et rouge avec ces quatre jeunes gens, on ne
connait rien du motif de destination. Quant au lieu, quelque part dans cette
immense URSS, tout semble énigmatique. Quel sera le plat de résistance de ce
périple presque initiatique ? Si les voyages forment la jeunesse, ils
peuvent aussi devenir le théâtre de l’amour, surtout quand un jeune homme
élégant est témoin d’une scène incroyable : une jeune ukrainienne est
montée nue dans un arbre et refuse d’y descendre au grand dam des villageois… Le
coup de foudre est immédiat et Edgar n’aura qu’une idée en tête : revenir
et sauver Ludmilla. Ensuite l’épouser. Puis divorcer. Se remarier et…divorcer à
nouveau. Et ainsi de suite. Si l’effet peut s’avérer comique, la réalité est
beaucoup plus complexe avec de multiples sources de raffinement : pour
alimenter l’amour, le seul moyen pourrait être de le rompre pour le faire
renaître et à chaque fois le magnifier. Durant l’une de ces unions, une petite
fille voit le jour, Ingrid, prise en étau dans ces amours dédaléennes,
« d’amour l’ardente flamme »…
Mais
qui sont Edgar et Ludmilla ? Deux êtres atypiques, inclassables comme on
les aime. L’un est plus matérialiste que l’autre, l’autre plus volcanique que
l’un. Chacun s’attire et se désintègre pour mieux refondre en un seul. Edgar
rêve de grandeur, esprit entrepreneur et sent que des affaires peuvent pleuvoir
pour offrir à sa compagne tout le luxe qu’il désire pour elle. Mais Ludmilla
est rebelle et telle une héroïne d’opéra elle sait déclamer la musique de
l’âme. Edgar, tel un garçon d’ascenseur aura des hauts et des bas, escroqué par
des plus brigands que lui mais saura retrouver à chaque fois la voie du business…
Pour Ludmilla, des cantates de Bach, elle deviendra une diva incontestable
sachant saisir l’évolution de l’art lyrique, le jeu de scène prenant de plus en
plus d’importance avec un élargissement considérable du public grâce à la
réalisation de films d’opéra (qui sera une formidable rampe pour rendre
accessible cet art trop élitiste). Et quel art pouvait mieux incarner les
tourments de l’amour ? Le bel canto où les plus beaux duos prennent des
envols parfois stratosphériques pour naviguer sur les ailes de Cupidon.
Le
narrateur, un médecin qui a accès à la bibliothèque de l’Institut de France,
qui subtilement glisse des passages en Haute-Savoie, dans le Berry, donne
sentimentalement le premier grand rôle d’une princesse éthiopienne à Ludmilla,
fait allusion à Philippe Tesson… Toute ressemblance avec un écrivain
académicien serait bien évidemment fortuite… Quoique.
Réalité
et fiction se chevauchent sur les airs de l’amour et les hasards d’une URSS de
l’après Staline, d’une France des Trente Glorieuses, où le monde devient
tourbillon dans une éphémérité grandissante,
où le pouvoir de l’argent engloutie les sentiments, où la notoriété remplace
l’authenticité des êtres. Ce monde comme un grand orchestre qui chevauche de
plus en plus vite sans mesurer de tempo mais où la symphonie de l’amour peut
encore triompher.
A
l’écriture toujours aussi légère qu’une plume au vent, à l’atticisme digne de
plusieurs octaves, à la délicatesse de caresses sur l’allégresse des mots,
s’ajoute pour ce nouveau roman du « raconteur d’histoires », un art
qui ne peut qu’enchanter les écureuils mélomanes : celui qui est total et
assolutto : l’opéra ! Cela dit que les non lyriques se rassurent, ils
sauront trouver de très longs entractes pour profiter de la force incroyable de
deux destins dans les ombres des cabales du monde et la pipolisation des
individus.
Un
hymne à l’amour avec ses pentes vertigineuses et ses sommets de
jouissance ; un hymne à la vie pour qui sait saisir l’instant du moment,
le moment du suivant, le suivant dans ce chemin du temps compté mais semblant
éternel ; un hymne aux étoiles qui illuminent les sentiments ; un
hymne aux âmes plus puissantes que les corps ; un hymne à la volupté et à
l’élégance ; un hymne au royaume des lettres de lumière ; un hymne
chanté par les voix du cœur se moquant de la raison.
Edgar
et Ludmilla, une fantaisie aux ailes d’or qui pourrait se terminer au pays des
songes, un pays où Edgar réveillerait Ludmilla par l’anneau éternel de l’amour :
« Mercé
del don, ah si !
O caro sogno, o
dolce ebbreza
D’ignoto
amor mi balza il cor
Celeste un’aura
gia respire,
Che tutti I
sensi inebbriò”
“ La musique, tout à
coup, quittait le domaine invisible des songes et entrait dans la réalité
concrète, comme ces îles fabuleuses qui cessent d’appartenir au monde rêvé des
récits navigateurs pour prendre un contour et un relief sur des cartes ».
« La vie se charge
souvent d’administrer des leçons aux présomptueux ».
« Cette image vide
demandait à s’emplir d’une voix pour que l’on sût quel ramage allait avec ce
plumage et qu’on comprît finalement à qui on avait affaire ».
« Un instant, elle
fut traversée par l’idée qu’elle était au cœur de ce qui constitue le sentiment
dramatique. Elle pensa que si elle avait chanté à cet instant, son chant aurait
été d’une intensité qu’elle n’avait encore jamais atteinte. Mais elle n’était
pas sur scène. Elle était dans la vraie vie et la seule issue pour elle était
une séparation complète et définitive d’avec celui qui continuait de penser
qu’elle devait lui être reconnaissante et soumise ».
« Les cantatrices
sont des reines qui n’ont à se soumettre à aucun roi (…) Leur voix est un
instrument précieux dont la puissance éphémère n’est faite que d’émotion, comme l’amour ».
« C’était une
longue étreinte, déchirante de tendresse et de douleur, le symbole, pour tous
ceux qui en étaient les témoins, de ce que la condition humaine recèle de plus
tragique : l’amour à l’épreuve de l’ultime séparation. L’éternité du
sentiment et la finitude des corps ».
Les sept mariages d’Edgar
et Ludmilla – Jean-Christophe Rufin – Editions Gallimard – Mars 2019
(Probablement l'un des plus beaux duos d'amour de toute l'histoire de l'opéra et je ne peux que l'ajouter à la petite play list. D'ailleurs à partir de 7.48 votre serviteur ne répond plus de rien...)
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