mardi 2 avril 2019


Une noisette, un livre


 Les sept mariages d’Edgar et Ludmilla

Jean-Christophe Rufin




« Si può ? Si può ?
Signore ! Signori ! Scusatemi
Se da sol me presento
Io sono il Prologo (…)
L’autore ha cercato
Invece pingervi
Uno squarcio di vita ».

Comment ne pas penser au prologue de Tonio dans “I Pagliacci” en ouvrant le nouvel opus de Jean-Christophe Rufin, surtout que l’histoire inspirée du poème éponyme d’Alexandre Pouchkine “Ruslan et Ludmila” a lui-même été transformé en opéra par Mikhail Glinka. Alors, même si le vériste Leoncavallo est loin du compositeur russe ou de la volupté mozartienne, en avant la musique aux sons des belles lettres pour quintessencer l’amour ; parce que la vie, comme le souligne l’académicien, « il faut la jouer en riant ».

Chers lecteurs et passionnés de littérature, ce sont cinquante ans d’histoire, une histoire française et européenne, qui va défiler sous vos yeux, aux accents de séparations et de retrouvailles, aux sons verdiens entre une Ludmilla en Aïda  éprise de liberté et un Edgar qui pourrait être Manrico, pris entre l’amour de sa belle et le souvenir de sa mère…

En embarquant dans cette Marly crème et rouge avec ces quatre jeunes gens, on ne connait rien du motif de destination. Quant au lieu, quelque part dans cette immense URSS, tout semble énigmatique. Quel sera le plat de résistance de ce périple presque initiatique ? Si les voyages forment la jeunesse, ils peuvent aussi devenir le théâtre de l’amour, surtout quand un jeune homme élégant est témoin d’une scène incroyable : une jeune ukrainienne est montée nue dans un arbre et refuse d’y descendre au grand dam des villageois… Le coup de foudre est immédiat et Edgar n’aura qu’une idée en tête : revenir et sauver Ludmilla. Ensuite l’épouser. Puis divorcer. Se remarier et…divorcer à nouveau. Et ainsi de suite. Si l’effet peut s’avérer comique, la réalité est beaucoup plus complexe avec de multiples sources de raffinement : pour alimenter l’amour, le seul moyen pourrait être de le rompre pour le faire renaître et à chaque fois le magnifier. Durant l’une de ces unions, une petite fille voit le jour, Ingrid, prise en étau dans ces amours dédaléennes, « d’amour l’ardente flamme »…

Mais qui sont Edgar et Ludmilla ? Deux êtres atypiques, inclassables comme on les aime. L’un est plus matérialiste que l’autre, l’autre plus volcanique que l’un. Chacun s’attire et se désintègre pour mieux refondre en un seul. Edgar rêve de grandeur, esprit entrepreneur et sent que des affaires peuvent pleuvoir pour offrir à sa compagne tout le luxe qu’il désire pour elle. Mais Ludmilla est rebelle et telle une héroïne d’opéra elle sait déclamer la musique de l’âme. Edgar, tel un garçon d’ascenseur aura des hauts et des bas, escroqué par des plus brigands que lui mais saura retrouver à chaque fois la voie du business… Pour Ludmilla, des cantates de Bach, elle deviendra une diva incontestable sachant saisir l’évolution de l’art lyrique, le jeu de scène prenant de plus en plus d’importance avec un élargissement considérable du public grâce à la réalisation de films d’opéra (qui sera une formidable rampe pour rendre accessible cet art trop élitiste). Et quel art pouvait mieux incarner les tourments de l’amour ? Le bel canto où les plus beaux duos prennent des envols parfois stratosphériques pour naviguer sur les ailes de Cupidon.

Le narrateur, un médecin qui a accès à la bibliothèque de l’Institut de France, qui subtilement glisse des passages en Haute-Savoie, dans le Berry, donne sentimentalement le premier grand rôle d’une princesse éthiopienne à Ludmilla, fait allusion à Philippe Tesson… Toute ressemblance avec un écrivain académicien serait bien évidemment fortuite… Quoique.

Réalité et fiction se chevauchent sur les airs de l’amour et les hasards d’une URSS de l’après Staline, d’une France des Trente Glorieuses, où le monde devient tourbillon  dans une éphémérité grandissante, où le pouvoir de l’argent engloutie les sentiments, où la notoriété remplace l’authenticité des êtres. Ce monde comme un grand orchestre qui chevauche de plus en plus vite sans mesurer de tempo mais où la symphonie de l’amour peut encore triompher.

A l’écriture toujours aussi légère qu’une plume au vent, à l’atticisme digne de plusieurs octaves, à la délicatesse de caresses sur l’allégresse des mots, s’ajoute pour ce nouveau roman du « raconteur d’histoires », un art qui ne peut qu’enchanter les écureuils mélomanes : celui qui est total et assolutto : l’opéra ! Cela dit que les non lyriques se rassurent, ils sauront trouver de très longs entractes pour profiter de la force incroyable de deux destins dans les ombres des cabales du monde et la pipolisation des individus.

Un hymne à l’amour avec ses pentes vertigineuses et ses sommets de jouissance ; un hymne à la vie pour qui sait saisir l’instant du moment, le moment du suivant, le suivant dans ce chemin du temps compté mais semblant éternel ; un hymne aux étoiles qui illuminent les sentiments ; un hymne aux âmes plus puissantes que les corps ; un hymne à la volupté et à l’élégance ; un hymne au royaume des lettres de lumière ; un hymne chanté par les voix du cœur se moquant de la raison.

Edgar et Ludmilla, une fantaisie aux ailes d’or qui pourrait se terminer au pays des songes, un pays où Edgar réveillerait Ludmilla par l’anneau éternel de l’amour :

« Mercé del don, ah si !
O caro sogno, o dolce ebbreza
D’ignoto amor mi balza il cor
Celeste un’aura gia respire,
Che tutti I sensi inebbriò”

“ La musique, tout à coup, quittait le domaine invisible des songes et entrait dans la réalité concrète, comme ces îles fabuleuses qui cessent d’appartenir au monde rêvé des récits navigateurs pour prendre un contour et un relief sur des cartes ».

« La vie se charge souvent d’administrer des leçons aux présomptueux ».

« Cette image vide demandait à s’emplir d’une voix pour que l’on sût quel ramage allait avec ce plumage et qu’on comprît finalement à qui on avait affaire ».

« Un instant, elle fut traversée par l’idée qu’elle était au cœur de ce qui constitue le sentiment dramatique. Elle pensa que si elle avait chanté à cet instant, son chant aurait été d’une intensité qu’elle n’avait encore jamais atteinte. Mais elle n’était pas sur scène. Elle était dans la vraie vie et la seule issue pour elle était une séparation complète et définitive d’avec celui qui continuait de penser qu’elle devait lui être reconnaissante et soumise ».

« Les cantatrices sont des reines qui n’ont à se soumettre à aucun roi (…) Leur voix est un instrument précieux dont la puissance éphémère n’est faite que d’émotion, comme l’amour ».

« C’était une longue étreinte, déchirante de tendresse et de douleur, le symbole, pour tous ceux qui en étaient les témoins, de ce que la condition humaine recèle de plus tragique : l’amour à l’épreuve de l’ultime séparation. L’éternité du sentiment et la finitude des corps ».

Les sept mariages d’Edgar et Ludmilla – Jean-Christophe Rufin – Editions Gallimard – Mars 2019










(Probablement l'un des plus beaux duos d'amour de toute l'histoire de l'opéra et je ne peux que l'ajouter à la petite play list. D'ailleurs à partir de 7.48 votre serviteur ne répond plus de rien...)

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