Souvenirs d'un médecin d'autrefois

vendredi 29 mars 2024

 

Noisette savoyarde


Col rouge

Catherine Charrier

 


Savez-vous qui étaient ceux que l’on nommait les « Cols rouges » ? Les commissionnaires de l’Hôtel Drouot qui ont œuvré de 1860 – date à laquelle la Savoie fut rattachée à la France sous Napoléon III – à 2010, leur épopée s’est achevée lors d’un procès pour diverses fraudes mais qui depuis des lustres faisaient partie de l’organisation : la yape, une pratique qui autorisait les manutentionnaires à soustraire quelques objets lors du débarras des appartements. Particularité et non des moindres, ces cols rouges – 110 en tout – avaient la même origine, la Savoie, et la charge se transmettrait de génération en génération.

C’est cette histoire que raconte Catherine Charrier dans une fresque familiale aux six générations, depuis François et Berthe jusqu’à Paul, le narrateur de l’histoire aux côtés de son ex-fiancée Marie.

En 1861, François épouse Berthe dans sa Savoie natale, tous les deux issus du monde agricole. François met tous ses espoirs dans un nouveau poste à Paris et part seul dans la capitale préférant attendre quelques mois de salaire et un logement décent pour accueillir sa chère et tendre épouse. Berthe le rejoindra lors d’un long et surtout abominable périple : trois hommes vont abuser d’elle lors d’un arrêt de l’hippomobile. Elle gardera en tête l’aspect du poignard et le nom de ses violeurs. Tentée de ne rien dévoiler à son mari, au risque de rompre leur union – au XIX° siècle la loi phallique est de mise – elle révèle néanmoins à François ce qui lui est arrivé. Il va la protéger même quand elle met au monde son premier enfant qui est le fruit du viol.

Un pur roman mais qui permet au lecteur de plonger dans un monde inconnu, de mettre en lumière ces travailleurs de l’ombre sur le marché de l’art et des antiquités, de dessiner un tableau de toute une époque avec ses fastes, ses tragédies et de porter une analyse sur la condition féminine et la lente émancipation des femmes au fil des décennies. Car si moult personnages sillonnent ce livre, celui de Berthe reste central. Noisette sur le sommet, le retour des protagonistes dans leur région d’origine offre une vue régulière sur les paysages de Savoie et sur l’évolution des mœurs et coutumes.

Captivant et rondement mené !

Col rouge – Catherine Charrier – Éditions Calmann-Lévy – Février 2024

 

 

mardi 26 mars 2024

 

Noisette imaginaire 

Le pays de Rêve

David Diop


Quelque part en Afrique une très belle jeune fille vit avec sa grand-mère dans des baraquements de bric et de broc. Feu ses parents lui ont donné le prénom de Rêve. Vêtues d’habits pulvérulents, elles glanent comme elles peuvent quelques aliments dans la décharge proche pour subsister. La grand-mère prend garde à enlaidir sa petite-fille pour qu’elle ne tombe pas dans les sales mains des soldats désœuvrés au pays du dictateur le Grand désœuvré. Deux anneaux d’or vont affaiblir l’entente entre les deux femmes. Jusqu’au jour…

Un conte très court mais intense. Intense en poésie, intense en métaphores, intense en émotion. Une allégorie tout en délicatesse sur l’exil : la tragédie des guerres, des viols, de la famine qui conduit au désir de tout quitter pour tenter une vie sous des meilleurs auspices. Mais que migrer a un prix.

Un conte hypnotique qui met en lumière les êtres humains qui luttent tout en espérant.

Un conte initiatique pour petits et grands sur la misère et l’injustice du monde qui porte au sommet la vaillance des êtres qui se battent pour survivre et tenter, un jour, de vivre.

📙Le pays de Rêve – David Diop – Éditions Rageot – Mars 2024

🐾En remerciant Babelio pour sa Masse Critique Spéciale

dimanche 10 mars 2024

 

Noisette historique


La Nuit des ombres 

(Les marais de Bourges)

Édouard Brasey

 


Zoé et Jacques s’aiment. Ils n’ont pas encore vingt ans et l’avenir est devant eux. Sauf que la percée de Sedan est proche : nous sommes en mai 40. Un mois environ plus tard, le Bourges de Jacques est en zone occupée, le Saint-Florent-sur-Cher de Zoé est en zone libre, la ligne de démarcation traversant le Cher jusqu’au 11 novembre 1942. Zoé hait aussitôt l’ennemi, Jacques est plus modéré. Les deux vont travailler pour l’Allemagne nazie : Zoé pour une usine d’armement, Jacques à la Kommandantur où il est chargé de trier le courrier. Très rapidement Zoé devient Cosette. Jacques hésite à s’engager dans la résistance. Au milieu du chaos, un homme continue de croquer les trains et les monuments de la ville malgré le dénuement le plus total : pauvre mais libre il restera. C’est un artiste, il s’appelle Marcel Bascoulard.

Autant le dire tout de suite, ce roman est monumental, à l’image de la superbe couverture représentant la cathédrale de Bourges dessinée par… Marcel Bascoulard, un double hommage lui est donc rendu dans ce livre.

Les deux qualités principales de ce roman sont d’avoir su habilement incorporer des personnages de fiction avec des personnes ayant existé – certaines avec un nom modifié, d’autres non – comme le bienveillant franciscain Alfred Stanke, employé de la Wehrmacht et l’odieux monstre Pierre-Mary Paoli au service de la sécurité SS, et, de raconter avec une exactitude confondante la réalité sous l’occupation. En lisant ce roman, j’avais l’impression d’entendre la voix de ma mère me racontant ce qu’elle avait vécu : la ligne de démarcation, les collabos, les résistants, les tickets et le rationnement, les habits et les semelles de bois, les cartes pré-écrites, les fouilles, les profiteurs, les rumeurs de déportation, la haine du juif et cette milice française parfois encore pire que l’ennemi (et encore, elle avait fait l’exode et connu les bombardements de 44).

Vous l’aurez compris, un roman très fort et qui mérite une critique bien plus fournie que « lecture agréable » ou « qui se lit facilement’. Car c’est tout un pan de la société française pendant la seconde guerre mondiale qui est décrit, avec ses âmes vaillantes et ses âmes morbides. De cette histoire française découle une histoire locale au cœur même de la France avec ses héros et ses traitres. La narration de l’exécrable Paoli est telle qu’elle donne envie d’aller cracher sur sa tombe (si tombe il y a) et, à côté, l'engagement total de la résistance où chacun était conscient du danger et des possibles trahisons. La guerre, les conflits faisant surgir le pire comme le meilleur de ce que renferme l'humain. 

Pour éclairer un peu cette noirceur, Édouard Brasey apporte de la poésie pour décrire Bourges et ses environs, nomme chaque chapitre par un air populaire de l’époque, et, termine sur une note – plutôt des vocables – qui  provoque l’esquisse d’un sourire sur les lèvres. Sans oublier, la référence au plus illustre des Berruyers : Jacques Cœur, père du « À cœur vaillant, rien d’impossible ».

Les hasards ne sont parfois que des futurs rendez-vous car joli clin d’œil indirect pour Bourges 2028 : « Lassé de la superficialité des salons littéraires parisiens, ne tenant pas pour autant à s’enterrer dans une lointaine province, il avait estimé que Bourges était un excellent compromis. Une ville à taille humaine, assez proche de la capitale, avec suffisamment d’animations pour y mener une vie sociale agréable ».

La Nuit des ombres – Les marais de Bourges – Édouard Brasey – Éditions La Bouinotte – Février 2024

vendredi 1 mars 2024

 

Noisette aventureuse 

D’or et de jungle

Jean-Christophe Rufin

 

Jean-Christophe Rufin descendant le célèbre escalier du premier siège des Éditions Calmann-Lévy
le 6 février 2024

L’or s’avère plutôt noir et la jungle n’est pas uniquement peuplée d’êtres simiesques ; leurs descendants « Homo erectus » se chargeant d’ériger des compétitions machiavéliques depuis qu’ils sont devenus soi-disant « sapiens ».

La distribution de cette aventure livresque est emmenée par deux personnages principaux : Flora et Ronald. Flora garde en elle une admiration sans faille pour son grand-père mercenaire. Elle suit ses traces, peu importe le danger et les échecs. Sauf que son destin aurait été tout autre si elle n’avait croisé au large des Galàpagos un requin baleine… Sa nouvelle mission sera de participer à un coup d’état nouvelle génération pour offrir un beau produit clef en main au patron d’une entreprise numérique en Californie. Le concepteur 2.0 est un certain Ronald qui a pour devise : tous les coups sont permis.

Pour décor, le sultanat de Brunei : petit par la taille, immense par la richesse avec tranquillité politique garantie malgré quelques soubresauts de temps à autre, mais, sans conséquence aucune. Le pays idéal selon les analyses du professeur de géopolitique Delachaux qui a pris l’occasion aux cheveux lorsque Ronald lui a proposé une collaboration.

Faisant référence à Malaparte, Jean-Christophe Rufin offre un roman d’anticipation où un coup d’état ne vient plus d’une force armée mais d’un pouvoir technologique ; bienvenue à l’ère 2.0 des Gafam ! Et le lecteur y croit. Tout est minuté, calculé : un talent d’horloger au service des belles lettres, un Dumas du XXI° siècle qui vous emporte dans une aventure avec moult rebondissements tout en décortiquant la géopolitique et les comportements humains. Captivant mais effrayant aussi.

« L’aéroport de Singapour ressemble à ce que pourrait devenir l’humanité, si une catastrophe la contraignait à se réfugier dans un colossal abri souterrain. Tous les types physiques s’y croisent, perdus dans d’immenses couloirs éclairés au néon (…) Des centaines de boutiques hors taxes vendent plus cher qu’ailleurs des produits inutiles. Les différents secteurs de la fourmilière sont reliés par des trains intérieurs. Avec un flegme qui frise le désespoir, des employés chinois renseignent les égarés, sans leur offrir d’autres perspectives que de marcher encore et encore dans des décors toujours semblables ».

L’Académicien est un écrivain double, il se fond dans la palette d’un peintre, il se glisse dans la partition d’un musicien : descriptions colorées, précises qui vous transportent dans d’autres lieux inconnus devenant presque familiers, et , un tempo qui va crescendo en utilisant un rythme sémantique qui va se terminer en un final explosif ! Tant, qu’il pourrait passer devant vous un éléphant en train de danser le fox-trot sur le Thriller de Mikael Jackson que vous vous en ficheriez comme de votre première corde à sauter !

Malgré le sujet grave, la légèreté est de mise et c’est ce petit plus qui caractérise l’œuvre de Jean-Christophe Rufin en général et de ce roman en particulier. Que de panache, même pour la description d’un bipède : « Ronald avait vécu son enfance parmi les animaux et c’étaient eux qui lui servaient de référence pour juger les humains. Il avait toujours associé Marwin à une espèce d’écureuil, avec son petit visage pincé, son nez perpétuellement frémissant, ses incisives écartées et une grosse touffe de poils d’un brun roux rabattue sur le front ».

D’or et de jungle – Jean-Christophe Rufin – Éditions Calmann-Lévy – Février 2024

 

 

  Noisette onirique Ma vie avec Gérard de Nerval Olivier Weber   Le grand reporter et écrivain nous convie à un voyage en « Nervalie...